Elle n’entendit pas le coup de feu, venu de la rue, qui la vengea aussitôt.

Sa perte de conscience ne dura pas longtemps. Lorsqu’elle ouvrit les yeux, réveillée par la douleur et une sensation d’inconfort certain, elle se trouvait dans les bras d’un homme barbu qui l’emportait en courant. Un peu en arrière, Perceval de Raguenel s’efforçait de suivre. Elle murmura :

— Posez-moi à terre, monsieur, je devrais pouvoir marcher…

— Nous arrivons. Ne bougez pas !

Cette voix ! Elle essaya de mieux voir le visage, couvert d’une abondante végétation blonde et abrité sous un grand chapeau noir.

— Me direz-vous ?

— Chut ! Ne parlez pas !

On ouvrait devant eux les portes de l’hôtel de Raguenel. L’homme qui la portait escalada l’escalier, suivi de Jeannette qui glapissait comme un animal affolé, déposa finalement Sylvie sur son lit et s’assit sur le rebord tandis que Marie et Jeannette prenaient possession de l’autre côté, parlant toutes les deux en même temps. Sylvie ne les entendait même pas. Pas plus qu’elle ne sentait sa douleur : dans l’homme si abondamment barbu et chevelu qui lui tenait les mains et la regardait avec une telle tendresse, elle venait de reconnaître Philippe.

— Mon Dieu !… Est-ce que c’est bien toi ? Je ne rêve pas ? Tu es… vivant ?

— On dirait !

Elle ne s’évanouit pas mais tendit les bras pour le serrer contre elle. Ils restèrent un long moment embrassés, pleurant et riant tous les deux, sans rien trouver à dire tant l’émotion les étranglait. Pendant ce temps, Marie se faisait raconter par Perceval ce qui s’était passé devant la chapelle et comment, venus pour chercher la duchesse dont Philippe prétendait qu’il la sentait en danger, ils avaient été témoins de la scène, à laquelle un jeune homme de belle allure mais de mine sévère, qui se trouvait dans la foule, avait mis fin en abattant la meurtrière d’un coup de pistolet. Ensuite, les gens de la voiture avaient emporté leur maîtresse et pris le large sans demander leur reste.

— Qui était cet homme ? demanda Marie. Et comment s’est-il trouvé là à point nommé pour tirer sur cette folle ?

— Ce n’est pas une folle, c’est la veuve du financier La Bazinière et l’ennemie jurée de ta mère depuis qu’elles étaient ensemble au service de la reine Anne. L’homme au pistolet, lui, est un ancien commis de Fouquet passé au service de M. de La Reynie, le magistrat pour qui le Roi a créé la charge de Lieutenant de police. Il surveillait l’ex-Mlle de Chémerault depuis quelque temps parce qu’elle fréquentait les tripots et des gens de mauvaise vie… Assez parlé à présent, il faut voir sa blessure.

— Elle n’a pas l’air gravement atteinte, sourit Marie en contemplant le couple formé par la mère et le fils, qui semblait sourd et aveugle à tout ce qui l’entourait.

— Elle a perdu pas mal de sang… Allons, Philippe lâche-la ! Marie et Jeannette vont la déshabiller puis je l’examinerai.

— Il faut envoyer chercher un médecin, protesta Marie. Celui de la Reine, M. d’Aquin…

— Sûrement pas. Si cela dépasse mes connaissances, nous ferons appel à Mademoiselle.

— Quelle drôle d’idée ! Mademoiselle est sans doute…

— Je sais ce que je dis ! Allons ! au travail ! Toi, Philippe, tu devrais aller faire un peu toilette et te faire raser par Pierrot. Tu as l’air d’un homme des bois.

— Peut-être ! Je me laverai avec plaisir, mais je refuse de changer quoi que ce soit à ma figure. Je vous l’ai dit tout à l’heure : en dehors de ceux de cette maison dont je sais qu’ils garderont le silence, personne ne doit me savoir de retour.

Comme l’espéraient Perceval et Marie, la blessure de Sylvie était douloureuse mais pas autrement inquiétante : la balle passant sous le bras droit avait arraché la chair sans léser les côtes. Le chevalier lava avec du vin la longue plaie qui ressemblait plus à une brûlure qu’à une coupure, l’enduisit d’huile de millepertuis avant de poser un pansement de toile fine qui enveloppait le thorax de la blessée puis, désespérant de calmer la surexcitation causée par l’apparition quasi miraculeuse de son fils, lui fit avaler presque de force une tisane de tilleul additionnée de miel et d’un peu d’opium. Après quoi il alla dans une petite pièce jouxtant sa « librairie » où il avait installé un laboratoire assez rudimentaire mais suffisant pour extraire le suc des plantes et en composer des sirops, des tisanes, des onguents. Cette fois il prépara un pot de cérat de Galien à base de cire blanche, d’huile d’amande et d’eau de rose qui, en alternance avec le millepertuis, devait selon lui faire merveille… Ensuite il descendit à la cuisine pour indiquer à Nicole Hardouin, son inaltérable gouvernante, les mets les plus propres à compenser la perte de sang subie par Sylvie et à lui rendre rapidement des forces…

En fait, la joie était sans doute le meilleur médecin car, en se réveillant le lendemain, Sylvie se sentait presque bien. Pas tout à fait, à cause de l’angoisse qui avait accompagné son réveil : elle craignait d’avoir rêvé ce bonheur inouï. Mais son fils fut là tout de suite et elle put l’embrasser. Non sans se plaindre gentiment de ce visage poilu qui lui donnait l’impression d’embrasser un ours :

— Tu n’as pas l’intention de rester comme cela, tout de même ? Tu vas devoir te rendre à Saint-Germain, faire savoir que tu es bien vivant afin de reprendre ta place, ton rang… tout ce que l’on voulait te prendre.

— Je sais. Pendant que vous dormiez, le chevalier et Marie m’ont appris les événements de ces derniers mois. Mais, autant que vous le sachiez, Maman, il faut que je continue à passer pour mort. Peut-être même devrai-je rendre définitive cette situation si je ne veux pas que l’on se charge de me faire passer de vie à trépas…

— On voudrait te tuer ? Mais pour quelle raison ?

— À cause de celui qui a disparu avec moi… ou plutôt moi avec lui puisque je le suivais.

— Et qui, lui, est bien mort ! murmura Sylvie douloureusement.

Philippe sourit, puis se pencha sur sa mère pour lui parler de plus près :

— Non. Il est aussi vivant que je le suis, encore que bien moins heureux, mais si le Roi, Colbert ou son compère Louvois qui ont machiné le piège diabolique où il est tombé me savaient à Paris, je ne donnerais pas cher de ma peau. Plus tard, peut-être, je pourrai jouer les revenants mais il y faudra du temps…

— Tu dis qu’il n’est pas mort ? souffla Sylvie partagée entre la joie et l’inquiétude suscitée par la mine grave de son fils. Mais où est-il alors ? Toujours à Candie… ou à Constantinople ? Des bruits ont couru qui l’ont dit prisonnier des Turcs ?

— Il l’a été comme moi mais il ne l’est plus. Des Turcs tout au moins. Je vous dirai plus tard où il est…

La cloche du portail venait de se faire entendre, ce qui était surprenant. Les visites étaient rares depuis que la maison de la rue des Tournelles abritait une réprouvée. Seuls s’y risquaient encore les amis « littéraires » de Perceval, la chère Motteville et Mademoiselle, mais l’homme qui descendit d’une sobre voiture vert foncé n’y était jamais venu. Cependant, Perceval qui regardait par l’une des fenêtres l’identifia, non sans une bien normale inquiétude :

— C’est M. de La Reynie, le Lieutenant de police…

— Que vient-il faire ? s’interrogea Sylvie.

— Nous allons l’apprendre. Je vais l’accueillir. Toi, Philippe, tu ferais bien d’aller t’enfermer dans ta chambre…

Le jeune homme approuva d’un signe de tête et sortit en même temps que Perceval et Marie. La curiosité toujours en éveil de la jeune fille la poussait à aller recevoir, elle aussi, l’important personnage :

— Ma mère est au lit. Il est normal que je la remplace, déclara-t-elle d’un ton si péremptoire que Perceval ne jugea pas opportun de s’y opposer. Ensemble ils pénétrèrent dans la salle de réception à l’ancienne mode où attendait le Lieutenant de police.

À quarante-cinq ans, Nicolas de La Reynie était un homme de haute taille, les yeux et les cheveux bruns, de visage agréable en dépit d’un nez puissant, le menton fendu d’une fossette sous des lèvres fermes et bien ourlées qui savaient sourire. Né à Limoges, il appartenait à cette grande bourgeoisie de robe qui finit toujours par rejoindre la noblesse. Riche, compétent et cultivé, c’était aussi un homme d’une grande intelligence et d’une rare valeur que son incorruptibilité avait porté tout naturellement sous les yeux du Roi qui lui faisait confiance. Non sans raisons : dès sa nomination au poste créé pour lui, La Reynie avait commencé par s’attaquer à l’insécurité en entreprenant le nettoyage des cours des miracles, en même temps qu’il faisait surgir une police digne de ce nom et tout entière réunie dans sa main.

Il salua en homme qui connaît son monde, en s’excusant d’une visite peut-être un peu matinale.

— Je tenais, dit-il, à prendre des nouvelles de Mme la duchesse de Fontsomme qui a été vilainement attaquée hier à la sortie de la messe. Comment va-t-elle ?

— Beaucoup mieux que l’on aurait pu craindre. La balle a seulement déchiré les chairs sans attaquer aucun organe. La blessure cicatrisée, elle ne souffrira plus de rien…

— Vous m’en voyez très heureux ! Le Roi, je pense, le sera aussi…

Perceval eut un haut-le-corps :

— Le Roi ? fit-il sèchement. Voilà qui est nouveau ! Il n’y a pas si longtemps Sa Majesté se souciait peu de ce que pouvait souffrir ou ne pas souffrir Mme de Fontsomme.

— Il est difficile, dit La Reynie avec un demi-sourire, de pénétrer ses pensées profondes. On dirait qu’elles… oscillent entre la sévérité générée par une sorte de rancune dont j’ignore la source… et une espèce de tendresse venue de très loin dont leur maître ne peut se déprendre. C’est, en tout cas, par son ordre que je suis ici. Et très heureux de ce que je viens d’entendre…