— Mon Dieu ! gémit Sylvie en joignant les mains sur son visage. Mais que veut-elle faire ? Épouser cet assassin ? Partager sa maison et son lit ? Oh, c’est impensable !

Perceval haussa les épaules et reprit son bras :

— Rien n’est impensable à la cour de Louis XIV, mais je fais confiance à Marie. Elle a du caractère et ses déterminations sont inflexibles, vous le savez bien. Et si la belle Athénaïs lui a gardé son amitié, elle sera protégée. On dit que le Roi en est fou !

Il s’interrompit : l’abbé de Résigny, son bréviaire à la main comme s’il s’agissait d’un jour semblable aux autres, descendait vers eux et rien dans sa tenue n’indiquait un prochain départ.

— Où allez-vous, l’abbé ? demanda avec quelque rudesse le chevalier de Raguenel. Il n’est plus temps d’aller prier dans le parc. Ne partez-vous pas avec nous ?

Le précepteur de Philippe, qui n’avait pas beaucoup diminué de volume depuis son retour, eut un sourire triste :

— Non, parce que, tous ces jours, j’ai beaucoup réfléchi, beaucoup prié aussi et, avec votre permission, madame la duchesse, je resterai…

— Quoi, vous nous abandonnez ? Vous voulez servir le nouveau seigneur ? fulmina Perceval devenu rouge de colère. Les choses ne seront plus ce qu’elles étaient, vous savez ! Ainsi, Lamy que vous aimez tant va servir au palais du Luxembourg. Mme la duchesse l’envoie à Mademoiselle pour la remercier de son amitié. De toute façon, elle ne peut plus garder le même train de maison. Vous allez maigrir, mon ami !

Le petit abbé eut soudain les larmes aux yeux :

— Je sais tout cela et vous me connaissez bien mal, chevalier ! D’ailleurs, si Jeannette suit sa maîtresse, est-ce que Corentin Bellec ne reste pas à son poste d’intendant du domaine ?

— Certes ! On ne peut laisser le duché aller à vau-l’eau sans surveillance. Le… nouveau maître – les mots sortaient avec tant de mal qu’il eut l’air de les cracher – pourrait demander des comptes. C’est un homme qui s’y intéresse fort et ce n’est pas par plaisir que Corentin reste…

— Moi non plus ! Il va veiller sur les biens terrestres ; moi, c’est sur l’âme de Fontsomme ! J’ai trop aimé mon jeune duc pour ne pas tout tenter pour faire comprendre à cet homme qu’il commet un crime et que…

— C’est au Roi qu’il faudrait faire comprendre ça !

Sylvie alors s’interposa entre les deux hommes, celui qui pleurait et celui qui tonnait :

— Je vous en prie, Parrain ! Vous ne devez pas traiter l’abbé de cette façon. C’est une grande preuve d’amitié qu’il nous donne et non une trahison comme vous semblez le croire. Cependant je la refuse : ce Saint-Rémy est dangereux…

— C’est possible mais je resterai tout de même. Voyez-vous, je suis tout disposé à être votre espion ici, et peut-être me sera-t-il donné d’y faire du bon travail ?

— Pourquoi pas, après tout ? Avez-vous déjà oublié, mon cher Parrain, ce que Marie vient de nous dire ?

— Non… non, je n’ai rien oublié ! Pardonnez-moi, l’abbé ! J’ai tendance à prendre en mal tout ce que l’on me dit depuis quelque temps… Je dois être en train de devenir une vieille bête… Merci de votre dévouement ! J’aurais dû me douter que c’était votre seule intention.

Il prit l’abbé dans ses bras pour lui donner une chaude accolade puis le lâcha si brusquement que le malheureux serait tombé si Mme de Fontsomme ne l’avait retenu. À son tour, elle se pencha pour poser un baiser sur sa joue rebondie :

— Vous serez peut-être plus utile encore que vous ne le croyez. À nous revoir, mon cher abbé ! Votre place vous sera toujours gardée chez moi… Ah ! voilà ceux du village qui nous arrivent ! Il est temps, je crois, d’aller leur dire adieu…

Tandis que la cour d’honneur de Fontsomme était le théâtre d’une scène émouvante où la duchesse et le chevalier de Raguenel purent prendre mesure de l’affection qu’on leur portait, Marie roulait vers Saint-Quentin où elle rejoindrait l’énorme cortège parti de Saint-Germain et qui devait accompagner Madame à Dunkerque. La jeune fille se sentait allégée, heureuse même d’avoir mis fin à une séparation si cruelle pour tous. Pleine aussi d’un courage puisé dans le renouveau de tendresse qu’elle éprouvait pour les siens. Ils n’avaient que trop souffert et Marie considérait que c’était à elle de les soutenir maintenant que Philippe, le cher petit frère, ne reviendrait plus. Philippe qu’elle aimait tant et que Fulgent de Saint-Rémy avait voulu tuer ! Elle avait le devoir de faire payer ses forfaits à cet homme qui l’avait abusée trop longtemps. Et cela à l’heure même où il croirait atteindre au triomphe !…

D’un geste machinal, elle chercha un sachet de velours glissé contre sa gorge et le tint un moment dans ses mains en le caressant du bout du doigt, avec quelque chose qui ressemblait à de la tendresse. Il y avait là de quoi libérer la famille de son cauchemar.

Environ dix-huit mois plus tôt, alors que Marie luttait contre le désespoir où l’avaient jetée les révélations de Saint-Rémy et le renoncement à son rêve, Athénaïs, alors en lutte quasi ouverte contre La Vallière, lui avait conseillé de consulter une devineresse :

— Elle dit des choses étonnantes et peut vous aider à les réaliser. Des Œillets vous conduira…

Et c’est ainsi qu’un soir, en compagnie de la suivante de la belle marquise, Marie s’était retrouvée au fond du jardin d’une petite maison sise rue Beauregard, dans ce faubourg de la Villeneuve-sur-Gravois qui avait poussé au début du siècle autour de l’église Notre-Dame-de-Bonne-Nouvelle. Là, dans une sorte de cabinet meublé d’une table, de deux chaises et d’une tapisserie, elle avait rencontré une certaine Catherine Monvoisin, dite la Voisin, assez belle femme rousse de trente-sept ou trente-huit ans, vêtue d’un manteau de velours pourpre brodé d’or et d’une jupe vert d’eau drapée de « point de France », qui avait failli déclencher son hilarité plutôt que sa confiance. Pourtant, ce qu’elle lui dit retint son attention car elle décrivit assez bien la situation dans laquelle se débattait la jeune fille – dans les grandes lignes tout au moins ! Là où Marie cessa de la suivre, c’est quand elle lui prédit un nouvel amour, un amour qui viendrait de loin.

— Vous oublierez alors, lui dit-elle, cette passion qui vous est si contraire ; auparavant, vous subirez une épreuve… difficile. Je ne sais encore ce que cela sera, mais n’oubliez pas qu’à tout mal existe un remède, et que des remèdes j’en connais beaucoup. Lorsque le temps en sera venu, nous nous reverrons…

En sortant de chez la voyante, Marie n’était qu’à demi convaincue. Quelle idée saugrenue d’imaginer seulement qu’elle pourrait ne plus aimer François, le seul homme qui ait réussi à faire battre son cœur depuis la petite enfance ! Pourtant, quand la terrible nouvelle, doublement douloureuse pour elle, avait couru la Ville et la Cour, surtout quand il avait été question d’investir Saint-Rémy du duché de son frère – ce Saint-Rémy à qui elle avait permis de devenir un ami, de s’attacher à elle mais qu’elle méprisait à présent de tout son cœur ! –, Marie s’était souvenue de la Voisin. Elle était retournée la voir, seule cette fois, et la devineresse lui avait remis ce sachet de poudre blanche qu’elle tenait au creux de sa main.

— Personne ne s’étonnera qu’un homme déjà âgé tombe malade, surtout s’il épouse une demoiselle trop jeune pour lui… Cela sera l’affaire de quelques jours et vous pourrez vous tourner vers un nouvel avenir.

Du poison ! C’était du poison que la Voisin lui avait vendu et, d’abord, Marie avait eu horreur de ce qu’on lui offrait mais, dans les mauvais rêves qu’elle faisait souvent, elle croyait entendre encore la voix désespérée de sa mère lui criant : « Cet homme voulait faire mourir ton jeune frère d’horrible façon », et elle finit par s’habituer à l’idée de venger d’un seul coup tout ce que celui qui osait l’aimer avait infligé aux siens. Même son départ pour Candie avec la flotte, « afin de ramener assez de gloire pour être digne de vous ! » avait fini par prendre une coloration sinistre. Et si c’était lui qui avait porté le coup mortel à Philippe ? Dans une mêlée, ce devait être assez facile… Dès lors, une véritable horreur remplaça la sympathie puis l’amitié née sous les platanes du château de Solliès. La détermination de se changer en justicière et d’en finir avec lui vint tout naturellement. Il suffisait d’avoir assez de courage pour aller jusqu’au bout d’une tâche qui lui répugnait mais qui était nécessaire. Ensuite elle aurait tout le temps qui lui resterait à vivre pour expier dans un couvent. Au moins ceux qu’elle aimait pourraient vieillir en paix…

Elle était si bien enfoncée dans ses pensées qu’elle ne s’aperçut pas que le temps avait changé. En arrivant à Saint-Quentin, le ciel déversait des trombes d’eau, et la vieille et fière cité picarde qui, tant de fois, avait eu à souffrir des guerres espagnoles semblait aux prises avec quelque nouvelle invasion. Marie dut renoncer à atteindre le magnifique hôtel de ville où elle savait que le Roi, la Reine et les princesses passeraient la nuit. Elle laissa la voiture prêtée par Mademoiselle s’arranger comme elle l’entendrait et se lança sur le pavé boueux dans un incroyable enchevêtrement de chevaux, de voitures, de seigneurs, de dames et de valets, tous plus ou moins mouillés et crottés. Dominant la mêlée comme une sorte de phare, Lauzun, en selle sur un magnifique cheval plein de feu qui avait au moins l’avantage de lui procurer des coudées franches, lançait des ordres, s’efforçant d’organiser le chaos. Il était d’ailleurs dans son rôle : nommé quelques mois plus tôt capitaine de la 1re compagnie des gardes du corps, c’était à lui que le Roi avait confié le commandement de sa fabuleuse escorte, comportant près de trente mille personnes, qui se dirigeait vers Calais. Le plus fort est que, peu à peu, le calme revenait, l’ordre s’instaurait, même si Lauzun n’était pas encore au bout de ses peines… Soudain, son œil d’aigle découvrit Marie qui s’efforçait courageusement d’atteindre la maison commune ; il tourna son cheval vers elle, l’atteignit, se pencha en lui tendant la main et l’enleva de terre pour l’installer sur la croupe de son coursier :