— C’est vrai, madame la duchesse. J’en étais même persuadé jusqu’au jour où, à Brest, j’ai eu l’honneur d’être présenté à la plus jolie jeune fille que j’aie jamais vue. Son père a bien voulu m’agréer et Mgr le duc a donné son accord. Je vais donc épouser Mlle Enora de Kermorvan, ajouta-t-il d’un ton ému, mais je n’en éprouve pas moins de honte. Manquer ainsi à mon devoir envers mon prince !
— Tu dois fonder une famille… et tu pourras servir sous Abraham Duquesne qui est bien le plus grand marin que je connaisse et mon ami ! De toute façon, conclut Beaufort avec un soudain éclat de gaieté, la mer ne t’a jamais rendu ton amour. Au moins ton estomac restera en place !
— Tout cela est bel et bon, reprit Philippe avec une soudaine violence, mais moi je ne me marie pas et je vous suivrai, monseigneur, que vous le vouliez ou non. D’ailleurs, je ne courrai pas tant de risques. N’emmenez-vous pas votre neveu, le chevalier de Vendôme, qui n’a que quatorze ans et que vous aimez ?
— Il n’est pas l’aîné des fils de mon frère et il est destiné à Malte. Si Dieu le veut, il sera un jour grand prieur de France. Il est temps de l’amariner… Quant à toi…
— Emmenez-le ! pria Sylvie. Je ne veux pas le voir malheureux, et tel que je le connais, il vous rejoindrait d’une manière ou d’une autre. Je préfère le savoir à vos côtés.
Quittant sa place, Philippe courut à sa mère, la prit dans ses bras, la serra contre lui et l’embrassa avec une tendresse qui fit monter des larmes dans ses yeux.
— Tu viendras donc ! bougonna Beaufort qui contemplait la scène. J’ignore encore le moyen de vous résister à tous deux…
Tout heureux d’avoir obtenu ce qu’il voulait, Philippe se précipita chez son précepteur pour lui annoncer la bonne nouvelle. Cependant, Sylvie qui s’était déchiré le cœur en plaidant la cause de son fils éprouva le besoin d’être un peu seule. Sur une vague excuse, elle quitta la table. Les trois hommes allaient s’attarder sans doute un moment autour des pipes et des liqueurs pour savourer l’un de ces moments d’intimité entre hommes qu’ils affectionnent et où les femmes n’ont guère leur place. Elle alla prendre une grande mante à capuchon doublé de fourrure et sortit par l’une des portes-fenêtres du grand salon donnant sur un large degré par lequel on descendait vers les jardins et, plus loin, vers l’étang qu’une lune froide faisait briller comme du mercure.
À pas lents, elle traversa les parterres cernés de petit buis toujours vert, dont la terre refleurirait bientôt. La nuit était presque douce grâce à un léger vent du sud qui s’était levé après l’arrivée des voyageurs. Elle apportait déjà comme une odeur de printemps, mais la promeneuse ne s’en réjouit pas autant que d’habitude. Elle adorait la saison du renouveau, l’éclosion progressive des arbres et des plantes ; ce printemps-ci serait celui d’une angoisse de chaque moment et elle se maudit d’avoir tout à l’heure plaidé la cause de Philippe. Cette guerre, cette… croisade comme ils disaient, lui causait une peur affreuse parce qu’elle avait décelé chez François le besoin d’affirmer sa valeur par de grandes actions, peut-être même la recherche de quelque sanglante apothéose qui inscrirait à jamais son nom dans le grand livre d’or des héros. Comment interpréter autrement cette répugnance qu’il montrait à emmener le fils qu’il chérissait ? La pensée d’un autre Philippe, le petit chevalier de Vendôme, ne la consola pas : il n’était pas son enfant à elle, le seul qui lui restât puisque Marie la rejetait…
Elle s’assit sur un banc de pierre placé sous un saule aux minces branches dénudées pour regarder l’eau calme et resta là un long moment au bout duquel son oreille fine décela un pas solitaire qui s’approchait, un pas de chasseur extraordinairement léger cependant ; elle le reconnut entre mille. Elle ne se retourna pas et dit :
— Mme de Schomberg et Pierre de La Porte ont été exilés en même temps que moi. Savez-vous ce que cela veut dire ?
— Mademoiselle n’a parlé que de vous, sachant bien que vous seule m’importiez…
— C’est surprenant. L’événement a pourtant fait sensation. Eh bien, sachez que le Roi n’ignore plus rien des circonstances… particulières qui ont entouré sa naissance. Avant de recevoir l’hostie pour la dernière fois, la reine Anne s’est confessée à lui. Tenez-vous toujours à partir en croisade ?
Un silence soudain que vint troubler un soupir puis une respiration qui s’oppressait :
— Plus que jamais… peut-être pour éviter à ce jeune homme la tentation de me faire assassiner.
— Quelle sottise ! Il n’y céderait jamais. En dépit des débordements dus à sa jeunesse et à un sang… trop exigeant, il garde au fond de lui une vraie crainte de Dieu et ne se préparerait pas, en accomplissant le pire des crimes, des remords pour ses vieux jours. Mais il ne voit certainement aucun inconvénient à ce que les hasards d’une guerre lointaine lui évitent à jamais votre présence. Il sait que Colbert vous hait.
— Soyez logique ! Vous le voyez confiant un tel secret à un simple serviteur, lui qui se veut le plus grand roi du monde ?
— Bien sûr que non, mais il doit faire confiance à cette haine et la laissera faire.
— Devant Dieu le crime serait le même. Je comprends mieux certaines choses, maintenant que vous avez parlé. J’ai eu, ces jours, l’impression que ma vue lui était pénible. Déjà il ne m’aimait pas beaucoup ! Je dois lui faire horreur…
— J’ignore quels sont, au juste, ses sentiments pour vous mais la complaisance de Colbert envers votre expédition me la rend suspecte. Ne partez pas, François, je vous en prie !
Bouleversé par les larmes qui mouillaient la voix de Sylvie, il vint derrière elle et posa doucement ses mains sur des épaules tremblantes.
— Il y a si longtemps que vous ne m’avez donné mon nom, Sylvie ! Est-ce pour m’enlever mon courage que vous le prononcez ?
— Non… C’est parce que je voudrais tant… Je voudrais désespérément vous convaincre de rester…
— À cause de Philippe ? Je vous promets que je le tiendrai à l’écart du danger autant que faire se pourra.
— Pour lui, sans doute, mais surtout pour vous ! Oh, François, j’ai si peur de ce qui vous attend là-bas ! J’ai peur de ne jamais… jamais vous revoir ! Quelque chose me dit que non seulement vous ne vous garderez pas, mais encore que vous irez au-devant de la mort !
— C’est vrai que j’y pensais. Dans cette guerre que Dieu commande, j’avoue songer souvent à en profiter pour aller vers lui. Mourir en pleine bataille, en pleine gloire ! Quelle fin heureuse pour une vie manquée !
— Manquée ? Oh, François ! Comment pouvez-dire pareille chose ? Alors que…
— Chut ! Je sais ce que je vaux, Sylvie, et je crois que je suis las de moi-même autant que des autres…
D’un mouvement vif, il se glissa auprès d’elle sur le banc, saisit ses deux mains pour l’obliger à lui faire face.
— Un seul être au monde peut me donner envie de poursuivre une existence qui pèse à tant de gens et cet être c’est vous ! Si je reviens vivant, promettez-vous de m’épouser ?
Elle eut un sursaut, voulut se lever, lui échapper, mais il la tenait bien.
— C’est impossible ! Vous savez bien que c’est impossible !
— Pourquoi ? Parce que j’ai tué…
— Non. À cause de Marie qui m’a rejetée comme elle a rejeté son amour pour vous quand elle a su que vous êtes le père de Philippe.
— Comment l’a-t-elle su ?
— Vous n’avez donc pas reçu la lettre de Perceval ? Elle l’a appris par ce maudit Saint-Rémy qui avait réussi à se glisser dans l’entourage de votre frère Mercœur et qu’elle a connu chez Mme de Forbin.
— Ce misérable était là ? En Provence ? Et je ne l’ai jamais vu, jamais su, jamais rencontré ?
— Sans doute se gardait-il de vous. Ou bien a-t-il changé d’aspect. Toujours est-il que nous en sommes là : Marie m’a jeté son mépris au visage. Si je vous épousais, c’en serait fini du faible espoir que je garde encore de la retrouver un jour. Je suis persuadée qu’elle vous aime encore !
— Mais moi, je ne l’aime pas comme elle le voudrait. Je n’avais accepté que parce qu’elle menaçait de se tuer sous mes yeux et aussi parce que vous le demandiez, mais je comptais retarder encore et encore ce mariage jusqu’à ce qu’elle comprenne… ou qu’elle rencontre un autre homme. Voilà des mois que je prie pour cela.
— J’ai peur qu’elle ne me ressemble, dit Sylvie avec un triste sourire. Et même qu’elle n’ait pris de l’avance sur moi. J’avais quatre ans lorsque nous nous sommes rencontrés. Elle n’en avait que deux. Elle vous aimera toujours.
— Parce que vous m’aimez ? Que c’est doux à entendre, mon cœur ! Quant à notre mariage, j’ai pris dessus quelques idées quand, me rendant de Brest à La Rochelle, nous avons relâché à Belle-Isle… Oh, Sylvie, je l’aime plus que jamais ! C’est le seul endroit au monde où je puisse être vraiment heureux.
— Je n’ai aucune peine à vous croire.
— Alors, retenez-moi encore à la terre ! Acceptez de m’épouser à mon retour et, j’en jure Dieu, nous abandonnerons tout pour aller là-bas vivre ensemble. Nous… disparaîtrons ! Et ainsi on nous oubliera puisque nous n’offusquerons la vue de personne.
— Vraiment ? Nous ferions cela ?
Dans son besoin de la convaincre, François faisait glisser ses mains le long des bras de son amie. Il redoutait à chaque seconde qu’elle ne le repousse, mais Sylvie n’avait plus envie de lutter. Il y avait trop longtemps ! Elle se laissa aller contre sa poitrine.
— Foi de gentilhomme c’est ce que nous ferons, affirma-t-il avec gravité. Dites que vous m’épouserez !
— Revenez… et je serai à vous…
Il resserra son étreinte et ils restèrent longtemps au bord de l’étang à regarder l’eau calme parfois rayée de l’envol d’un oiseau pêcheur, à écouter le rythme accordé de leurs cœurs. Et ce fut seulement à l’instant de remonter vers le château que leurs lèvres se joignirent.
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