— Vous pensez que Mazarin savait ? demanda Mme de Schomberg.
— Elle ne lui a jamais rien caché, fit La Porte avec amertume. N’était-il pas son époux secret ?
La voix de Sylvie, qui se taisait depuis un moment, se fit entendre :
— Et Beaufort ? Que devient-il dans tout cela ?
Le nom généra un silence où l’effroi se mêlait à l’anxiété. Tous savaient que Louis XIV n’avait jamais aimé le plus turbulent des Vendôme et n’osaient imaginer ce que pouvaient être ses sentiments maintenant qu’il savait… Ce fut encore Perceval qui le rompit :
— Le Roi Très Chrétien ne saurait accomplir un parricide qui le damnerait… Mais vous avez raison, Sylvie, de penser à lui. Je vais repartir pour Toulon où je l’attendrai : il faut qu’il soit prévenu de vive voix. Une simple lettre qui peut tomber en n’importe quelles mains serait trop dangereuse. Je vous rejoindrai à Fontsomme… car, bien sûr, vous partez ?
— Dès demain. Cette maison comme celle de Conflans vont rentrer dans le sommeil en attendant que mon fils les réveille…
Le lendemain 26 janvier 1666, Anne d’Autriche mourait, quelques minutes avant cinq heures du matin, en pressant sur ses lèvres le crucifix qu’elle avait gardé toute sa vie à la tête de son lit. Ainsi qu’elle l’avait demandé, on la revêtit de la bure des Tertiaires de Saint-François avant de porter son corps à la nécropole royale de Saint-Denis où elle rejoindrait son époux…
Toutes les cloches de Paris sonnaient en glas lorsque trois voitures, emportant respectivement Mme de Schomberg, La Porte et Sylvie, quittèrent la rue Quincampoix. Perceval, pour sa part, avait opté courageusement pour la chaise de poste en dépit du souvenir médiocre qu’il en gardait.
Avant de quitter son hôtel, Mme de Fontsomme avait réuni son personnel pour le mettre au courant de sa nouvelle situation et rendre leur liberté à ceux qui le désireraient. Mais il n’y eut pas la moindre défection. Berquin et Javotte resteraient à Paris avec quelques valets pour l’entretien de la maison. Tous les autres, y compris le nouveau cuisinier, optèrent pour le château ducal :
— Il n’y a aucune raison pour que Mme la duchesse mange mal sous le prétexte qu’elle habitera désormais la campagne, dit Lamy. En outre, j’y serai à l’aise pour écrire le Traité sur le petit gibier à poil et à plume que j’ai en tête depuis quelque temps…
Le seul regret de Sylvie, en quittant Paris, allait à sa jolie maison de Conflans qu’elle avait toujours aimée et où elle se sentait chez elle plus que nulle part ailleurs. Pour le reste, elle n’était pas attachée à l’hôtel parisien, et moins encore à cette Cour pavée d’embûches et d’ambitions assez sordides, en dépit de la pitié affectueuse que lui inspirait la pauvre petite Reine, plongée dans un réel chagrin et qui allait se trouver bien seule, privée d’un soutien moral que nul ne pourrait lui rendre.
Elle avait raison de craindre un surcroît de chagrins et peut-être aussi d’isolement pour Marie-Thérèse : à peine sa mère eut-elle fermé les yeux que Louis XIV, avec un cynisme confondant, joignait sa maîtresse au nombre des dames de son épouse : La Vallière quittait le Palais-Royal et l’entourage de Madame pour rejoindre celui de la Reine. Le Roi pourrait ainsi la voir plus souvent.
Cette nouvelle, Sylvie devait l’apprendre quelques semaines après sa disgrâce par une lettre de Mme de Montespan qui, avec un beau courage, l’assurait d’une amitié assez inattendue et née sans doute du fait qu’elle était la mère de Marie, mais ressemblant bien à la fière Athénaïs qui avait un peu tendance à considérer les Bourbons comme de souche moins ancienne et donc moins respectable que les Mortemart : « On aurait plaisir, écrivait-elle, à apprendre à certains hommes et à leurs concubines le respect dû aux dames de qualité et à une infante en particulier. »
La boutade fit sourire Sylvie mais l’histoire la désola parce qu’elle révélait une face encore cachée de ce roi qu’elle avait tant aimé : le mépris absolu de ce qui n’était pas son bon plaisir et une totale indifférence à la souffrance d’autrui comme à la valeur de la vie humaine.
Elle en eut une nouvelle preuve au lendemain de l’arrivée de cette lettre : Corentin, désolé et indigné à la fois, vint lui annoncer que, dans le bief de son moulin, le meunier de Fontsomme venait de trouver le corps de Nabo pris dans les herbes gelées. Il ne s’était pas noyé et portait encore au cou la corde avec laquelle on l’avait pendu. Détail horrible, sa joue avait été marquée au fer rouge d’une fleur de lys comme on aurait fait d’un voleur ou d’un esclave enfui et repris.
— Je ne l’ai pas vu hier, expliqua Corentin mais je ne m’en souciais pas trop. Depuis qu’il est ici, il aime parcourir la campagne, faire des promenades solitaires dans les bois…
— Par ce temps glacial et alors qu’il vient d’un pays chaud ?
— Oui. C’est étrange, n’est-ce pas ? Toute blancheur le fascine et je crois bien la neige, le givre plus encore que le reste. Qui a pu faire cela ?
— Réfléchissez, Corentin ! La fleur de lys est une réponse suffisante : le Roi a envoyé des bourreaux accomplir sa vengeance… Il faut que je voie notre curé pour que l’on procède vite à ses funérailles puisqu’il était baptisé…
— Il a fort à faire pour l’instant, assiégé qu’il est par le village. Tous crient à je ne sais quelle malédiction et veulent le contraindre à refuser l’église et le cimetière.
— J’y vais !
Chaussant des bottes fourrées et s’enveloppant d’un grand manteau, Sylvie, escortée de Corentin et de Jeannette, descendit au village où, sur la place de l’église, il y avait grand rassemblement autour du curé, l’abbé Portier, et d’une échelle où, sous un sac à grains, reposait le jeune Noir. Son arrivée amena un silence plein de respect : elle savait que tous ces gens l’aimaient, pourtant elle redoutait un peu la peur qu’elle voyait dans leurs yeux. On ne lui laissa d’ailleurs pas le temps de prendre la parole. Celui que l’on considérait comme le plus important du village, un certain Langlois, s’avança vers elle, salua et déclara :
— Madame la duchesse, j’ai, sauf votre respect, à vous dire au nom de tous que nous ne voulons pas de ce nègre parmi nos morts. Ils ne pourraient plus reposer en paix.
— Pourquoi donc ? À cause de la couleur de sa peau ?
— Il y a de ça… mais aussi de sa vilaine mort. Il a été assassiné et nous ne voulons pas que son âme errante vienne nous tourmenter.
— Elle ne pourrait tourmenter que l’assassin et ce n’est aucun de vous, je le sais. En outre, n’oubliez pas que Nabo était chrétien, baptisé dans la chapelle du château de Saint-Germain sous le nom de Vincent. Et qu’il n’a commis aucun crime.
— Ça, on n’en sait rien et vous non plus, madame la duchesse. Surtout que vous ne voyez jamais le mal nulle part…
— Peut-être, mais je le vois ici où l’on refuse à un chrétien les prières et une terre chrétienne.
— C’est ce que j’essayais de leur expliquer, madame la duchesse, soupira l’abbé Portier, mais ils ne veulent rien entendre.
— Nous demandez pas ça ! insista Langlois, repris d’ailleurs en chœur par tous les autres.
Elle réfléchit puis ordonna :
— En ce cas, rapportez-le au château.
— Vous n’allez pas faire ça ? protesta aussitôt Langlois. Vous n’allez pas l’enterrer dans votre chapelle au milieu de nos ducs ?
— Non, mais dans la petite île qui est au milieu de l’étang. L’abbé Portier viendra demain y consacrer un carré de terre. En attendant, qu’on le rapporte dans la chambre qu’il occupait aux communs.
On lui obéit en silence : le cadavre fut déposé sur son lit autour duquel on alluma des chandelles et disposa un bol d’eau bénite contenant un brin de buis des dernières Pâques fleuries, dont seuls Sylvie et les siens firent usage. Mais le lendemain, lorsque l’abbé Portier vint pour bénir la tombe que l’on n’avait pas eu trop de mal à creuser dans une terre où le dégel était commencé, le corps de Nabo avait disparu. Enlevé comme par enchantement en plein milieu des communs et par des gens qui ne laissèrent aucune trace. Comme il fut impossible de le retrouver, le village tout entier clama d’une seule voix que le Diable était venu le chercher et qu’il fallait dire les prières de purification.
Soulagée malgré tout de s’en tirer à si bon compte car les villageois auraient pu aussi bien réclamer que l’on flambe tout ce qui avait appartenu au malheureux garçon, et sa chambre en premier lieu, Sylvie leur accorda ce qu’ils demandaient, mais fit dire des messes dans sa chapelle privée et s’efforça d’oublier ce pénible événement qui lui semblait lourd de menaces et donnait la mesure de la vindicte royale…
L’avenir que Sylvie avait toujours souhaité simple et clair se chargeait de nuages sombres, plus oppressants encore dans ce grand château où, malgré la présence de la fidèle Jeannette et de la domesticité nécessaire, Sylvie se sentait si seule…
Il lui restait à toucher le fond de ce sentiment d’abandon qui s’emparait d’elle souvent aux heures noires de ses nuits où, en dépit des tisanes calmantes de Jeannette, elle s’efforçait en vain de trouver le sommeil. Le deuxième dimanche de février, alors qu’elle sortait de la grand-messe à l’église du village – il était très rare qu’on la vît dans la chapelle du château depuis le départ de l’abbé de Résigny – et reprenait, à pied, le chemin du retour avec Corentin, Jeannette et la plus grande partie de ses gens, leur groupe fut dépassé par une chaise de poste qui lui fit battre le cœur et hâter le pas. Enfin elle allait avoir des nouvelles ! Ce ne pouvait être que Perceval de Raguenel !
— Cela m’étonnerait, dit Corentin qui avait froncé le sourcil. Si M. le chevalier était là-dedans, il aurait fait arrêter auprès de vous…
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