— Je voudrais que Dieu m’accorde de supporter la moitié de vos souffrances !
Alors elle répondit :
— Ce ne serait pas juste. Dieu veut que je fasse pénitence…
La reine Marie-Thérèse, elle aussi, se vouait sans compter au service de celle en qui elle avait trouvé une seconde mère. Sylvie et Molina l’accompagnaient, car la Reine Mère aimait à présent entendre autour d’elle parler la langue de son enfance, et la première passait de longues heures en compagnie de son amie Motteville. Parfois, la malade demandait à son ancienne fille d’honneur de chanter pour elle comme autrefois, en ces temps si difficiles qu’elle comptait à présent au nombre des jours heureux. Alors, Mme de Fontsomme prenait la guitare et, le temps d’une chanson, redevenait le « petit chat » d’autrefois. Pendant ce temps le ventre de La Vallière s’arrondissait pour la troisième fois…
Les seules bonnes nouvelles de ces jours douloureux vinrent de la Méditerranée où Beaufort faisait merveille. Par deux fois, il porta aux pirates infidèles des coups sensibles : d’abord en forçant, dans le port de La Goulette, le vieux Barbier Hassan qui fut tué au début de la bataille et perdit cinq cents de ses hommes tandis que les canons des vaisseaux du Roi pilonnaient Tunis. Trois navires tombèrent aux mains des Français. La seconde fois, après un court passage à Toulon pour réparer ce qui pouvait l’être et prendre des unités intactes, Beaufort et les siens portèrent le fer et le feu dans le port barbaresque de Cherchell, incendièrent deux vaisseaux et en capturèrent trois. Les étendards des vaincus envoyés à Paris furent portés à Notre-Dame et accrochés aux voûtes séculaires pour le triomphant Te Deum du 21 octobre. Et la ville capitale chanta avec enthousiasme la gloire de celui en qui elle verrait toujours le Roi des Halles. Le lendemain, le père de son héros, César de Bourbon duc de Vendôme et amiral en titre, mourait dans son hôtel du faubourg Saint-Honoré.
Il avait soixante et onze ans et les maladies, fruits d’une vie de débauche, rongeaient ce grand corps taillé pour en vivre cent. La goutte, la gravelle et aussi la syphilis le consumaient au milieu de grandes douleurs qu’il s’efforçait d’apaiser en faisant appel à tous les remèdes que pouvaient offrir, non les médecins qu’il considérait comme des ânes, mais les cueilleurs de simples et rebouteux de campagne. Ses derniers mois, il les passa en compagnie de sa femme dans les châteaux qu’il aimait tant : Anet, Chenonceau et surtout Vendôme, son duché qu’il s’efforçait d’embellir et de mieux aménager. On le voyait parfois à Montoire ; il y possédait une petite maison où il se trouvait bien et qui le reposait des fastes de ses autres demeures. Le grand pécheur se repentait et trouvait un peu de douceur auprès de la fidèle épouse qui n’avait jamais cessé de l’aimer et qui, peu à peu, le ramenait vers Dieu.
Vers la fin du mois de septembre, sentant un mieux qu’il devait au remède d’un empirique de Montoire, il se fit ramener à Paris afin d’y être plus près de ces grandes nouvelles qui annonçaient la gloire de son fils cadet, mais les souffrances le rattrapèrent vite et son agonie allait durer trois semaines. Cependant, quelques jours avant de quitter ce monde, il fit demander à Sylvie de venir le voir. Elle s’y rendit sans hésiter.
En pénétrant dans la chambre somptueuse qu’elle avait vue tant de fois dans son enfance, elle fut saisie à la gorge par l’odeur terrible de la maladie, mal combattue par celle de l’encens que l’on brûlait dans l’espoir que ce pansement des âmes apaiserait aussi le corps. La duchesse Françoise était là, en compagnie d’un capucin priant au pied du lit. Les deux femmes s’embrassèrent avec la chaleur des anciennes tendresses, puis Mme de Vendôme murmura :
— Le bon père et moi allons vous laisser avec lui. Il veut vous parler…
Et Sylvie resta seule avec cet homme qui avait permis qu’elle eût une enfance heureuse mais qui, ensuite, lui avait fait tant de mal… Elle s’approcha du lit que l’on venait de refaire sans doute, car il était aussi lisse et net qu’un lit de parade, regarda cette forme émaciée, jaunie et presque chauve qui avait été l’un des plus beaux hommes de son temps. Il semblait dormir et elle hésita sur ce qu’elle devait faire. Soudain, les terribles yeux bleus à peine pâlis s’ouvrirent d’un seul coup et se tournèrent vers elle :
— Vous êtes venue…
— C’est l’évidence, il me semble…
— Pourquoi ? Pour voir en quel état l’approche de la mort réduit votre plus vieil ennemi ?
— Vous n’êtes pas mon plus vieil ennemi. Celui-là, c’est l’homme qui a assassiné ma mère. À ce moment-là c’est vous, souvenez-vous-en, qui m’avez donné les moyens de continuer à vivre à l’abri de vos châteaux.
— Ce n’est pas moi : c’est la duchesse…
— Mais vous avez accepté ses décisions.
L’ombre d’un sourire flotta sur les lèvres sèches.
— Peut-être après tout y ai-je eu quelque mérite ? Sans vous détester vraiment au début, je me méfiais de vous… surtout à cause de cet amour têtu que vous vous obstiniez à porter à mon fils…
— Je sais. Vous me l’avez déjà dit… en d’autres circonstances.
— Je n’ai pas oublié. J’étais certain que vous vouliez surtout être duchesse…
— La vie est étrange, n’est-ce pas ? Je le suis sans l’avoir voulu.
— C’est, je crois, ce mariage avec un homme de cette qualité qui m’a ouvert les yeux sur la vôtre. Surtout après sa mort du fait de mon fils, si peu de temps avant qu’il ne tue aussi son beau-frère. Nous sommes des hommes terribles, j’en ai peur. Je… je vous ai fait beaucoup de mal…
— Pas autant que vous l’auriez voulu car vous ne m’avez jamais détruite… et pas davantage l’amour que je n’ai jamais cessé de lui porter.
— Vous l’aimez toujours ?
— Oui… je l’aimerai jusqu’au bout… et peut-être au-delà, si Dieu le veut !
Un silence que combla aussitôt la lourde respiration du mourant à la recherche de son souffle.
— Me croirez-vous si je vous dis que j’en suis… très heureux ?… À présent… je dois dire pourquoi je vous ai mandée. C’est d’abord… pour vous demander de me pardonner… un pardon à la mesure de mes remords qui sont profonds. Ensuite… Je voudrais que vous veilliez sur François… Il va être amiral de France et il a de nombreux ennemis que cette haute charge n’apaisera pas, tant s’en faut.
— Comment le pourrais-je ? Il court les mers à des centaines de lieues de moi, exposé à tous les dangers de la mer et des hommes…
— Quand on va mourir, il arrive que l’avenir entrouvre son voile. Un grand amour possède infiniment de puissance… et je sens qu’un jour il aura besoin du vôtre… Me promettez-vous ?
Vaincue par l’émotion, Sylvie se laissa tomber à genoux auprès du lit.
— Je vous le jure, monseigneur ! Tout ce qui sera en mon pouvoir, je le ferai pour lui…
— Me pardonnez-vous ?
— De tout mon cœur…
Alors, à travers les sanglots qui la secouaient, elle sentit sur son front la main de César qui traçait lentement le signe de la Croix.
— Que Dieu vous bénisse… comme je vous bénis ! S’il veut entendre le pécheur que je suis, je le prierai pour vous deux…
Au contraire de ce que l’on aurait pu penser, Louis XIV montra un réel chagrin de la mort de cet oncle tout en contrastes, à la fois follement brave et calculateur, débauché et cependant profondément chrétien avec des repentances spectaculaires, mais aussi généreux et compatissant aux petites gens, comme l’était François, cet oncle qu’il appelait « mon cousin ». Et puis, c’était le dernier des fils d’Henri IV qui retournait au Père. Aussi, à la surprise générale, ordonna-t-il que ses funérailles fussent celles d’un prince du sang. Tant qu’il fut en son hôtel de Vendôme, quatre hérauts d’armes veillèrent aux angles du catafalque aspergé régulièrement d’eau bénite par le premier gentilhomme de la Chambre. Partagée entre l’orgueil et le chagrin, la duchesse priait au pied du cercueil. Sylvie vint y plier le genou et dire une prière, en compagnie de Perceval mais aussi de Jeannette, et même de Corentin accouru de Fontsomme, pour saluer une dernière fois le prince dont ils avaient été les serviteurs. Ce fut pour Sylvie l’occasion d’apprendre que, dans son château de Picardie, le jeune Nabo reprenait goût à la vie en s’initiant à la culture et à l’art du jardinage : il était pour Corentin une aide non négligeable et toujours souriante…
Ensuite, elle, Jeannette et Perceval partirent pour Vendôme où l’on allait célébrer les funérailles. Seuls le fils aîné Louis de Mercœur, qui devenait duc de Vendôme, et ses deux fils, Louis-Joseph et Philippe, respectivement âgés de onze et dix ans, menèrent le deuil : l’escadre de Beaufort guerroyait toujours quelque part au large des côtes africaines…
Après que César eut été déposé en grande pompe dans le caveau de la collégiale Saint-Georges, Sylvie, avec une profonde émotion, fit ses adieux à celle qui lui avait servi de mère : Françoise de Vendôme voulait demeurer à jamais auprès de celui qu’elle avait aimé, qui lui avait donné de si beaux enfants et qui, en dépit de sa vie dissipée, lui avait toujours gardé une tendre admiration. Elle allait habiter le couvent du Calvaire où, depuis quelque temps déjà, elle se faisait bâtir un logis particulier ; elle y vivrait sous l’habit religieux…
Enfin, avant de reprendre le chemin de Paris, Sylvie tint à effectuer un dernier pèlerinage : monter seule au sommet de cette tour de Poitiers qu’elle regardait si souvent en pleurant de rage, jadis, quand ses petites jambes de quatre ans lui en interdisaient l’ascension. Elle se jurait, alors, d’y arriver un jour…
C’était chose faite à présent et, dans le vent aigre de novembre elle regarda longuement la ville et la campagne étendues à ses pieds, sachant qu’elle n’y reviendrait plus. Aussi bien n’avait-elle plus rien à y faire : elle était duchesse, l’égale de François, et la tour était à jamais vaincue… mais elle n’en était pas plus heureuse pour cela. Aujourd’hui, avec le duc César, elle enterrait son enfance, demain, avec la Reine Mère, elle dirait adieu à une adolescence trop brève dont elle regrettait à présent qu’elle n’eût pas duré plus longtemps.
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