Les larmes aux yeux, Sylvie lui envoya une pensée de gratitude. François savait bien qu’elle l’avait toujours aimé et que le mariage n’y avait rien changé mais il était bon que Marie le crût. Comment réagirait-elle si elle en venait à voir en sa mère une rivale ? Marie, cependant, repartait à l’attaque :

— Et le vôtre, monseigneur ? Qu’en est-il ? fit-elle d’un ton mordant qui effraya sa mère parce la femme qu’elle serait bientôt s’y révélait avec son goût du combat et sa capacité de souffrance. Vos nombreuses maîtresses l’encombrent-elles au point de n’y point laisser place à un amour… légitime ?

— Plus les maîtresses sont nombreuses et moins elles encombrent. D’autant qu’elles n’y ont jamais eu place.

— Quoi, vous n’aimez pas ces femmes que vous affichez ?

— Je ne crois pas afficher qui que ce soit.

— Vraiment ? Et Mme d’Olonne ?

Beaufort haussa les épaules :

— Choisissez mieux vos exemples, mademoiselle ! Mme d’Olonne n’en est pas un… surtout pour une jeune fille ! Elle n’est pas de celles que l’on aime.

— Et Mlle de Guerchy ?

— Mlle de Guerchy non plus !

— Alors, parlons de Mme de Montbazon ? Celle-là au moins vous l’avez aimée ?

Une soudaine colère amena la foudre dans les yeux de Beaufort.

— Celle-là, je vous défends d’y toucher ! Respect à la mort, Marie de Fontsomme ! Et à celle-là surtout ! Je crois que je vais vous laisser poursuivre seule cette promenade…

Il s’écartait déjà. Elle le retint d’un cri :

— Non !… Je vous en supplie, restez encore un peu ! Et pardonnez-moi si je vous ai blessé mais, voyez-vous, c’est la première fois que j’aime – sûrement aussi la dernière quoi que vous en pensiez ! – et je ne sais pas bien m’y prendre.

— L’amour vrai n’a pas besoin de savoir s’y prendre ! À présent mon enfant, écoutez-moi…

— Je ne suis pas votre enfant et ne veux pas l’être !

— Dieu que vous êtes fatigante ! Cessez donc de jouer aux propos interrompus ! Ce que j’ai à vous dire est sérieux. Tout d’abord, sachez que je ne me marierai jamais. Lorsque j’étais enfant, on me destinait à Malte et l’idée m’en plaisait parce que j’ai toujours rêvé de courir les mers. Mais je n’ai pas fait profession et n’ai même jamais aperçu les clochers de la sainte île guerrière…

— Rien ne vous empêche donc de vous marier…

— Si : moi ! Parce que jamais la femme que j’aime – pardonnez-moi si je vous irrite mais il en faut bien venir à le dire ! – jamais cette femme ne m’acceptera pour époux…

Marie recula comme si une balle l’avait frappée :

— Ainsi, vous aimez quelqu’un ? fit-elle d’une voix dont l’altération fit mal à Sylvie. Qui est-ce ?

— Je ne l’ai jamais dit qu’à Dieu et à elle. Encore ne suis-je pas certain qu’elle m’ait cru…

— Alors, pourquoi ne pas renoncer et prendre celle qui pourrait peut-être vous aider à oublier ?

— On n’oublie plus à mon âge et ce serait vous faire courir un trop grand risque. Vous méritez mieux ! Regardez devant vous ! Pas derrière. Moi j’appartiens au passé !

— De la Cour peut-être mais pas de la gloire ! Vous êtes un homme de guerre, vous serez amiral après le duc votre père et vous pourchasserez l’ennemi sur toutes les mers du monde. Donc vous deviendrez un héros ! Et je veux être la femme d’un héros… pas d’un muguet de cour épiant sans cesse le moindre froncement de sourcil du souverain.

François se mit à rire de si bon cœur qu’il en détendit l’atmosphère :

— Je commence à comprendre pourquoi vous tenez tant à vous embarrasser d’un barbon. Un marin n’est pas souvent là, ce qui laisse à son épouse tout le loisir de mener la vie qu’elle veut tout en portant avec fierté l’auréole de gloire.

Le cri de colère de Marie dérangea une chouette qui humait paisiblement l’air nocturne :

— Oh ! C’est indigne !… Mais dites tout ce que vous voulez, vous ne me découragerez jamais. Je me suis déterminée à n’épouser personne d’autre que vous… ou Dieu !

Ayant dit, elle lui tourna le dos et prit sa course vers le château illuminé après avoir ramassé à pleines mains sa jupe de satin rose, sans imaginer un seul instant qu’elle laissait sa mère plongée dans un abîme de réflexion… ni que son bien-aimé, en la voyant partir, ne put retenir un « ouf » de soulagement.

Cet amour-là était plus qu’intempestif et même il l’effrayait, lui qui n’avait jamais eu peur de rien. Voilà qu’après dix longues années de pénitence sans un sourire de Sylvie, sans pouvoir même une seconde effleurer ses doigts de ses lèvres, cette jeune étourdie s’avisait de l’aimer ? Que penserait-elle, sa douce et fière Sylvie, si elle apprenait qu’il avait pris le cœur de sa fille ? Qu’il cherchait une laide vengeance pour dix ans de dédain, ou un moyen encore plus laid de se rapprocher d’elle en dépit de sa volonté ?

Retrouvant un geste d’autrefois qui lui était familier quand, petit garçon à Anet ou à Chenonceau, il se trouvait embarrassé, il ramassa quelques cailloux et fit des ricochets sur l’eau du Grand Bassin, et ce fut cette eau qui lui suggéra une solution : prendre la mer, demander à Fouquet-le-tout-puissant de lui obtenir un commandement, réaliser enfin ce rêve-là, le plus vrai, le plus pur ! Tourner le dos à la Cour, ses pièges, ses perfidies et naviguer en simple capitaine avec une poignée d’hommes, sans attendre que la mort d’un père qu’il aimait lui offre l’Amirauté…

Le dernier caillou ponctua sa décision et, après l’avoir lancé, il se mit à la recherche de son ami Fouquet. Lorsqu’il fut éloigné, Sylvie quitta enfin sa statue et continua sa promenade interrompue. Sa tête ne la faisait plus souffrir mais elle avait plus que jamais besoin de réfléchir dans le silence et la solitude. Elle descendit vers le ruban miroitant du canal…

Pendant ce temps Marie, revenant vers le château, rencontra Tonnay-Charente et Montalais qui la cherchaient :

— Où diantre étiez-vous passée ? s’écria la première. A-t-on idée de s’esquiver ainsi quand il se passe des choses passionnantes ?

Marie aurait bien riposté que Beaufort lui paraissait le plus passionnant des sujets mais, outre qu’elle n’entendait partager son secret avec personne, c’eût été sans doute peine perdue, les deux autres paraissant excitées au plus haut point.

— Vraiment ? fit-elle d’un ton léger. Monsieur aurait-il fait à son épouse une déclaration d’amour publique ?

— Nous n’aurions pas dépensé un pas pour vous raconter cela, dit Montalais. C’est du Roi qu’il s’agit.

— Belle nouvelle ! Tout le monde sait que le Roi est follement amoureux de sa belle-sœur. Au point de faire pleurer la Reine.

— Si vous nous laissiez parler ? fit sévèrement Athénaïs, cela vous éviterait de dire des sottises. À présent, si nous ne vous intéressons pas…

D’un geste, Marie arrêta son mouvement de retraite et s’excusa gentiment :

— Ne m’en veuillez pas : je suis un peu nerveuse ces temps-ci…

— Vous voyez pourtant M. d’Artagnan tous les jours ? fit Montalais acide.

— Sans doute mais j’ai d’autres sujets de contrariété. À présent, s’il vous plaît, instruisez-moi !

— Eh bien, voilà l’affaire…

Douée de façon incontestable pour le récit, Athénaïs retraça, avec verve et une grande fidélité, la petite scène qui s’était jouée chez Madame après le départ de M. le duc de Beaufort. Le Roi était entré pour prendre à son tour des nouvelles de la belle malade, mais sans s’attarder. L’heure du souper approchait et Sa Majesté, douée d’un robuste appétit, ne cacha pas qu’elle avait faim. C’est ce détail qui rendit l’événement tellement extraordinaire : en quittant la chambre de Madame, Louis, au lieu de foncer vers la porte, s’est approché du groupe des filles d’honneur et s’est adressé directement à Mlle de La Vallière pour lui demander si elle se plaisait à Fontainebleau. Naturellement, la première surprise passée, le respect avait obligé les compagnes de la jeune fille à s’écarter, la laissant avec le Roi dans un superbe isolement.

— Bien incommode, d’ailleurs ! grogna Aure de Montalais. Nous entendions d’autant moins que cette pauvre Louise, rouge comme une cerise et tout interdite, balbutiait des réponses à peu près inaudibles en faisant les yeux les plus mourants du monde…

— Et c’était dans la chambre de Madame ? En sa présence ? Et elle n’a rien dit ?

— Rien du tout. Elle regardait la scène du fond de son lit en buvant de l’eau d’oranger d’un air tout à fait bénin. Mais moi j’arriverai bien à savoir ce que le Roi a dit à Louise. Nous sommes compagnes depuis que nous servions ensemble la vieille Madame à Blois. Elle ne peut rien me cacher.

Pourtant, la curieuse Montalais en fut pour sa peine : Louise refusa de révéler la moindre des paroles du Roi. Tout en parlant, elle pressait son cœur de ses mains comme si elle craignait qu’il laissât échapper la moindre bribe de ce précieux trésor. Attitude dont ses trois compagnes tirèrent une stupéfiante conclusion : La Vallière avec ses airs de vierge sage, fragile et attachant peu d’importance aux choses de la terre, était amoureuse de son souverain…

— Amoureuse folle, amoureuse perdue ! Allez donc après cela vous fier à l’eau qui dort, conclut Montalais.

Elle et ses compagnes n’étaient pas au bout de leurs surprises. Les jours qui suivirent alimentèrent avec générosité leurs conversations comme celles de toute la Cour. Louis XIV se mit à faire ouvertement la cour à La Vallière ! Dès qu’il entrait chez Madame, c’était elle qu’il cherchait avant même de saluer la princesse. Allait-on en promenade : on le voyait à la portière de sa voiture pour lui donner la main. Il y eut surtout l’épisode de l’orage qui éclata alors que l’on s’éparpillait en forêt où l’on put voir Louis rester debout sous un arbre, tête nue, à se tremper, tandis que de son chapeau et même de sa personne il s’efforçait de protéger sa jolie compagne. Lorsqu’il rejoignit le gros de la troupe, le couple émettait en se regardant sans cesse une sorte de rayonnement plus révélateur qu’un long discours. Madame qui, jusqu’alors, avait suivi ces divers jeux avec un air amusé cessa de sourire…