— Et vous, il ne vous a pas remarqué ? demanda Sylvie.
— Non, j’étais dans l’ombre de la petite chapelle que vous voyez là-bas et, sur le moment, je n’en ai pas cru mes yeux. Mais… il a bien fallu me rendre à l’évidence. En dépit de son magnifique uniforme, cet homme n’est qu’un voleur !…
— Cela vous satisfait, capitaine ? Je veux dire lieutenant ?
Sylvie avait attiré le mousquetaire à quelques pas pour lui poser la question. Il haussa les épaules :
— Pas vraiment, madame la duchesse ! Mais le moyen de dire le contraire ? D’autant que je ne vois pas pour quelle raison un pèlerin inconnu s’amuserait à nous mentir. Et, en vérité, je ne connais pas bien Saint-Mars.
— Vous allez le libérer, ce pèlerin ?
— Le moyen de faire autrement ? Un routier de Dieu ! L’Infante serait horrifiée que l’on s’en prenne à l’un de ces gens-là…
Prenant l’officier par le bras, elle l’attira à quelques pas.
— Ne pourriez-vous, au moins…
Elle s’arrêta net. Un peu plus loin, Perceval de Raguenel et le duc de Gramont traversaient tranquillement la place où des danseurs espagnols s’apprêtaient pour un spectacle. Plantant là le mousquetaire sans autre explication, elle saisit ses jupes à deux mains et se mit à courir vers eux :
— Toutes mes excuses, monsieur le maréchal, mais je dois parler de toute urgence à votre compagnon. Souffrez que je vous l’enlève !
L’expression de joyeuse surprise s’effaça du noble visage :
— J’espérais que vous nous rejoigniez, soupira-t-il. Nous allions souper chez Mademoiselle.
— Croyez-moi tout à fait navrée, mais il s’agit d’une affaire d’importance.
Perceval connaissait trop bien Sylvie pour ne pas venir à son secours. Quelques excuses courtoises et il se laissait emmener. En quelques mots elle lui raconta ce qui venait de se passer puis, désignant le pèlerin que ses gardes laissaient aller :
— Il faut suivre cet homme ! Quelque chose me dit qu’il ment.
— Comptez sur moi !
Il se mit en marche à la suite du bonhomme tandis que Sylvie regagnait précipitamment la maison de la Reine Mère. Il fallait absolument qu’elle fût au coucher, et elle arriva juste à temps pour voir Louis XIV baiser cérémonieusement – avec tout de même un soupir de regret ! – la main de Marie-Thérèse avant de regagner son propre logis. Pendant son absence, Mme de Navailles avait réussi à calmer la Molina par le truchement de Motteville : il ne fallait pas que l’on trouble par une vilaine affaire de vol la première nuit en France. Mais, dès que la jeune fille eut posé la tête sur l’oreiller, elle lui tira sa révérence au propre comme au figuré et regagna la maison Etcheverry aussi vite que possible, sans se laisser distraire par la fête colorée qui se donnait sur la place : il fallait, à tout prix, qu’elle voie Maïtena !
En dépit de l’heure tardive, tout était encore éclairé et tout empestait le chocolat : on avait dû en préparer pour le retour du maréchal. Quand elle pénétra dans la grande salle, un certain désordre y régnait : sièges renversés, pots cassés, dont d’ailleurs Manech Etcheverry semblait se soucier fort peu. Assis sur une chaise devant la cheminée, les coudes aux genoux et le dos rond, il fumait sa pipe avec une sorte de rage en regardant les flammes… Il ne se leva même pas à l’entrée de Sylvie, preuve patente qu’il devait être de fort mauvaise humeur.
— Vous ne dormez pas encore ? dit doucement Sylvie.
— Le moyen de dormir dans une ville prise de folie ! L’Infante aura de la chance si elle peut fermer l’œil.
— Il faut tout de même essayer. Je… j’aurais voulu parler à votre fille. Peut-être est-elle encore éveillée elle aussi ?
— Elle n’est pas là !
Le cœur de Sylvie manqua un battement et tout de suite elle envisagea le pire : les deux amoureux s’étaient enfuis avec la cassette de bijoux. Pourtant, elle obligea sa voix à rester paisible pour demander :
— Elle participe à la fête sans doute ? Elle est allée voir les danseurs… C’est bien naturel…
Mais du coup, Etcheverry se leva et lui fit face. Elle eut l’impression qu’il bouillait de colère et devait s’imposer un gros effort pour ne pas l’envoyer promener avec ses questions.
— Non. Elle est partie ce soir pour un couvent de l’intérieur…
— Départ mouvementé si j’en juge par ce que je vois ici ?
— Puis-je savoir, madame la duchesse, pour quelle raison vous vous intéressez si fort à ma fille ?
— Je me suis prise d’une vraie sympathie pour elle parce qu’elle est aussi fière que belle, mais jouons cartes sur table si vous le voulez bien : elle est vraiment partie pour un couvent… ou bien ?…
— Vous voulez savoir si elle s’est enfuie avec ce fou qui m’est tombé dessus tout à l’heure en la réclamant à tous les échos et en m’accusant de l’avoir emmenée dans une retraite cachée pour la marier sur l’heure à son cousin. Du délire pur et simple !
— Quand on est amoureux on délire facilement. Ainsi M. de Saint-Mars était ici ?
— Oui. Il était déchaîné. Il hurlait qu’on l’avait prévenu trop tard et il a fouillé partout, même chez vous, et chez M. le maréchal où il a failli mettre le feu en renversant le réchaud sur lequel son valet espagnol était en train de préparer cette infernale boisson. Mais enfin, il est parti en courant pour aller je ne sais où… Le Ciel m’a bien inspiré en me disant de mettre dès ce soir ma fille à l’abri de ce furieux… Qu’il aille au diable !
— Il y a longtemps qu’il est parti ?
— Quelques minutes avant votre arrivée.
— Donc j’avais raison, triompha Sylvie. On l’a attiré dans un piège car il ne pouvait pas, à la même heure, être en train de tout casser ici et de s’enfuir avec les bijoux de l’Infante. Ce qu’il faut savoir, maintenant, c’est où il se trouve et là-dessus j’ai mon idée.
— Si vous m’expliquiez ?
— Trop long, mais vous pouvez venir avec moi si cela vous chante… ou plutôt attendez-moi un instant, ajouta-t-elle avec un regard à ses petits souliers de satin qui demandaient grâce. Le temps de changer de souliers.
Jeannette eut vite fait d’arranger cela. Elle voulait suivre sa maîtresse mais celle-ci s’y opposa : il valait mieux qu’elle reste au logis. Un moment plus tard, Sylvie trottait aux côtés de l’armateur en direction de l’hospice. Chemin faisant, elle fit de l’affaire un court récit et posa une question : Saint-Mars portait-il sa tunique de mousquetaire au moment de son esclandre ? La réponse fut négative, et comme son compagnon faisait remarquer, avec aigreur, qu’il n’avait aucune raison d’aider un homme qu’il détestait, elle haussa les épaules :
— Vous avez les meilleures de toutes : d’abord, un homme de votre qualité se doit de respecter le droit de quiconque à la justice. Ensuite, votre intérêt est que ce pauvre garçon, dont le seul tort est d’aimer plus riche que lui, puisse poursuivre sa carrière. Dans quelques jours elle l’éloignera de vous et vous ne le reverrez sans doute jamais. Les soldats meurent beaucoup au service du Roi.
— Nos marins aussi. La pêche à la baleine est le plus dangereux métier du monde et je veux un gendre qui s’y connaisse !
Ainsi que Sylvie l’espérait, Perceval était encore près de là. Quand elle l’appela à mi-voix, il sortit de l’ombre de la tour carrée.
— Vous arrivez bien, soupira-t-il. J’étais en train de me demander ce que je devais faire…
— Il s’est passé quelque chose ?
— Plutôt, oui ! Votre pèlerin, ainsi que nous le pensions, est rentré tranquillement mais quelque chose me poussait à attendre encore et apparemment j’ai eu raison : on s’agite beaucoup chez les moines augustins quand un roi se marie. Il y a un quart d’heure environ, trois hommes sont arrivés qui en soutenaient un quatrième. Ou plutôt qui le portaient. Ils se sont engouffrés dans l’hospice, avec quelque difficulté tout de même : le frère portier commençait à trouver qu’il y avait beaucoup de pèlerins dehors cette nuit. Ils ont dit qu’ils avaient réussi à retrouver leur frère. Malheureusement, c’était dans un ruisseau où il cuvait son vin… mais je jurerais que le prétendu ivrogne est Saint-Mars.
— Bien. En ce cas, cher Parrain, veuillez poursuivre votre faction un moment encore au cas où…
— Que voulez-vous faire ?
— Aller chercher M. d’Artagnan ! Il faut qu’il obtienne du Roi la permission de fouiller l’hospice…
— Terre d’asile ? Le Roi n’acceptera pas !
— Si cet asile est aussi celui des joyaux de sa femme, cela m’étonnerait beaucoup qu’il n’accepte pas. De toute façon nous allons voir ce que dira M. d’Artagnan.
On le trouva sans peine. Il était toujours à la maison de la Reine, comme s’il n’arrivait pas à s’en détacher. Visiblement très soucieux, il écouta Sylvie et son compagnon sans mot dire. Quand ce fut fini, il appela quatre de ses mousquetaires.
— Avec moi, messieurs ! Nous allons à l’hospice.
— Vous ne demandez pas un ordre du Roi ? interrogea Sylvie.
Le lieutenant la regarda sous le nez en lui dédiant un sourire féroce :
— Quand il s’agit de mes hommes, j’irais chez le diable en personne sans demander permission à qui que ce soit ! J’en répondrai moi-même à Sa Majesté… s’il le faut !
— Vous risquez votre carrière !
— Peut-être, mais si vous avez raison et si nous ne faisons pas vite, ces soi-disant pèlerins qui doivent être de vrais voleurs risquent de filer vers l’Espagne au lever du soleil ! Encore une objection ?
— Mon Dieu non. Sauf peut-être une mise au point : si vous devez en répondre devant le Roi, je serai avec vous !
— Pourquoi pas ! On a déjà vu plus bizarre…
Un moment plus tard, la cloche de l’ancien couvent des Hospitaliers attirait une fois de plus le frère portier au guichet. Il s’entendit réclamer d’urgence « au nom du Roi » une entrevue avec le Frère supérieur et ne se fit pas trop prier pour ouvrir sa porte, mais il eut tout de même un haut-le-corps en voyant entrer, derrière l’officier, quatre mousquetaires bien armés et une dame, mais pas l’armateur. Froissé dans sa piété, celui-ci avait préféré battre en retraite.
"Le prisonnier masqué" отзывы
Отзывы читателей о книге "Le prisonnier masqué". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "Le prisonnier masqué" друзьям в соцсетях.