J'aurais revisité avec elle tous les lieux que nous connaissions, comme une première fois. Le lendemain, nous aurions repris notre promenade, au rythme d'un dimanche quand les heures passent plus lentement. Nos mains ne se seraient pas quittées, et qu'importe si dans cette histoire Keira serait partie à la fin du week-end. Chaque instant vécu en aurait bien valu la peine.

L'odeur de sa peau collait à mes draps. Dans le salon, le canapé portait encore la trace du moment où elle s'y était assise. Une petite mort m'était entrée dans le sang et se promenait maintenant dans la maison vide.

Keira n'avait pas menti, sur la table de nuit, je trouvais un petit mot, un seul. « Merci. »

À midi, j'avais appelé Walter à la rescousse et l'ami qu'il était devenu avait sonné à ma porte une demi-heure plus tard.

– J'aimerais avoir une bonne nouvelle à vous annoncer pour vous changer les idées, mais je n'en ai pas, et puis en plus on annonce de la pluie. Cela étant, il faudrait songer à vous habiller, je ne crois pas que rester planté là dans cet affreux pyjama soit très utile et la vue de vos mollets ne risque pas d'embellir ma journée.

Pendant que je me préparais une tasse de café, Walter monta au premier « aérer la chambre », avait-il dit en grimpant l'escalier. Il redescendit quelques instants plus tard, la mine réjouie.

– Finalement, j'ai quand même une bonne nouvelle pour vous, enfin, le temps nous dira si elle est si bonne que cela.

Et il brandit fièrement le collier que Keira portait la veille.

– Ah, surtout ne dites rien, enchaîna-t-il, si vous ne savez pas à votre âge ce qu'est un acte manqué, alors votre cas est encore plus désespéré que le mien. Une femme qui laisse un bijou chez un homme ne peut avoir que deux intentions. La première, qu'une autre femme en fasse la découverte et l'agrémente d'une belle scène de ménage ; mais maladroit comme vous l'êtes, vous avez dû lui répéter au moins dix fois qu'il n'y avait personne dans votre vie.

– Et la seconde ? demandai-je.

– Qu'elle compte revenir sur les lieux du crime !

– L'idée qu'elle soit distraite et l'ait simplement oublié ne vous semble pas plus simple ? dis-je en lui reprenant le collier des mains.

– Oh ! que non, une boucle d'oreille passe encore, une bague, admettons, mais un collier avec un pendentif de cette taille-là... ou alors vous m'avez caché que votre amie était myope comme une taupe, ce qui, en un sens, expliquerait comment vous avez pu la séduire.

D'un geste vif, Walter me reprit le pendentif et le soupesa.

– Ne me dites pas qu'elle ne s'est pas aperçue qu'il manquait une demi-livre autour de son cou, cette chose est suffisamment lourde pour qu'on ne l'abandonne pas innocemment.

Je sais que c'est idiot, que je n'avais plus l'âge de me comporter comme un jeune premier amouraché d'une passagère de la nuit, mais ce que venait de dire Walter me fit un bien fou.

– Vous reprenez des couleurs. Adrian, vous avez plutôt vécu heureux ces quinze dernières années, vous n'allez pas me dire qu'une toute petite soirée de rien du tout vous laisserait abattu plus longtemps qu'un week-end ? J'ai une sacrée faim, et je connais dans votre quartier un endroit où les brunchs sont fameux. Habillez-vous, bon sang, je viens de vous dire que je mourais de faim !

*

*     *


St. Mawes, Cornouailles

Le convoi repartit par l'unique voie de chemin de fer. Les rares passagers descendus du train avaient quitté la gare de Falmouth. Keira traversa l'aire de triage où de vieux wagons de marchandises rouillaient à quelques encablures de la mer. Elle poursuivit son chemin, pénétra la zone portuaire et marcha jusqu'au dock d'où partait le ferry. Elle avait quitté Londres depuis cinq heures et la capitale lui semblait déjà très loin. Une corne de brume lui fit accélérer le pas, un matelot tournait une manivelle, sur le quai, la passerelle commençait à se relever ; Keira fit de grands gestes, cria pour qu'on l'attende ; la manivelle tourna en sens inverse et Keira s'agrippa au bras du moussaillon qui la hissait à bord. Le temps de gagner la proue du navire, le ferry dépassait la grande grue et tirait un bord pour remonter contre le courant. L'estuaire de St. Mawes était encore plus beau que dans ses souvenirs. On apercevait déjà le château fort, avec sa forme si particulière de feuille de trèfle ; plus loin, les petites maisons blanc et bleu, qui s'enchevêtraient, se disputant chacune leur place sur la colline. Keira caressa la rambarde décrépie par les embruns, elle emplit ses poumons. L'odeur de sel se mélangeait au parfum de gazon fraîchement tondu porté par le vent depuis la terre ferme. Le capitaine donna de la corne et le gardien du phare agita la main. Ici, les gens se connaissent et se saluent quand ils se croisent. L'allure ralentit, on lança les amarres et le tribord du navire vint frotter contre la pierre du quai.

Keira prit le chemin qui longeait la côte jusqu'à l'entrée du village ; elle remonta la ruelle escarpée en direction de l'église, levant la tête pour admirer les corniches, où les fleurs s'étalaient à foison devant les fenêtres de chaque habitation. Elle poussa la porte du Victory, la salle du pub était vide, elle s'installa au comptoir et commanda une crêpe.

– Les touristes se font rares en cette saison, vous n'êtes pas du coin ? questionna l'aubergiste en servant une bière à Keira.

– Je ne suis pas d'ici mais pas tout à fait étrangère non plus, puisque mon père est enterré derrière l'église.

– Qui était votre père ?

– Un homme merveilleux. Il s'appelait William Perkins.

– Je ne me souviens pas de lui, répondit l'aubergiste, désolé. Qu'est-ce qu'il faisait de son vivant ?

– Il était botaniste.

– Vous avez encore de la famille au village ?

– Non, seulement la tombe de papa.

– Et vous nous arrivez d'où avec ce petit accent ?

– De Londres et de France.

– Vous avez fait ce long voyage pour lui rendre visite ?

– En quelque sorte, oui.

– Eh bien l'addition sera pour moi, à la mémoire de William Perkins, botaniste et homme bon, dit l'aubergiste en déposant une assiette devant Keira.

– À la mémoire de mon père, reprit-elle, en levant sa pinte.

Son déjeuner avalé, Keira remercia l'aubergiste et poursuivit sa route vers le sommet de la colline. Elle arriva enfin devant l'église, la contourna et ouvrit le portail en fer forgé.

Il n'y avait guère plus de cent âmes qui reposaient dans le petit cimetière de St. Mawes. La tombe de William Perkins se trouvait au bout d'une travée, adossée au mur d'enceinte. Une glycine mauve grimpait le long des vieilles pierres, donnant un peu d'ombre sous son feuillage. Keira s'assit sur la dalle et effleura du doigt les lettres gravées. La peinture à la feuille d'or avait presque entièrement disparu, une mousse verte poussait sur la stèle.

– Je sais, je ne suis pas venue depuis longtemps, bien trop longtemps, mais je n'ai pas besoin d'être ici pour penser à toi. Tu m'avais dit qu'en son temps le chagrin de l'absence s'efface devant la mémoire des souvenirs heureux. Quand cesseras-tu de me manquer autant ?

Je voudrais que nos conversations reprennent, continuer à pouvoir te poser mille questions, entendre les mille réponses que tu me donnais, même quand tu les inventais. Je voudrais encore sentir ma main dans la tienne, marcher à tes côtés comme lorsque nous allions voir la marée quand elle recule vers le large.

Je me suis disputée avec Jeanne ce matin. C'était de ma faute, comme chaque fois. Elle était furieuse que je ne l'aie pas appelée hier soir pour lui annoncer la bonne nouvelle ; hier soir, tu aurais été fier de moi, papa, fier de ta fille. J'ai présenté mes travaux devant une fondation et j'ai remporté le premier prix, ex æquo, mais tu aurais été fier quand même, toi qui as toujours eu le goût du partage. Je voudrais que tu reviennes, que tu me prennes dans tes bras et que nous repartions ensemble marcher jusqu'au petit port, je voudrais entendre le son de ta voix, me rassurer dans ton regard, comme autrefois.

Keira se tut un instant, parce qu'elle pleurait.

– Si tu savais comme je m'en veux de ne pas t'avoir rendu visite plus souvent quand tu étais en vie, si tu savais comme je le regrette. Mais je ne l'ai pas fait, et je t'entends me dire qu'il fallait bien que je vive ma vie, mais tu faisais partie de ma vie, papa.

Je ne voulais pas que tu sois contrarié, alors je me suis réconciliée avec Jeanne. J'ai appliqué tes conseils à la lettre, je l'ai rappelée deux fois pour m'excuser. Et puis, je me suis disputée de nouveau avec elle quand je lui ai dit que je venais te voir, même si je ne te vois pas. Elle aurait voulu être là. Tu nous manques à toutes les deux.

Tu sais, avec ce prix que j'ai gagné, je vais pouvoir repartir en Éthiopie. Je suis venue te le dire, parce que, si tu voulais me rendre visite, je serai dans la vallée de l'Omo. Pas besoin de t'indiquer le chemin, de là où tu es, je suis sûre que tu le trouveras. Viens dans le vent, ne souffle pas trop fort, mais viens, je t'en prie.

Je fais un métier que j'aime, celui pour lequel tu me poussais à étudier et réussir, mais je suis seule et tu me manques. Est-ce que maman et toi vous êtes réconciliés là-haut ?

Keira se pencha pour embrasser la pierre ; puis elle se releva et quitta le cimetière, les épaules lourdes. En redescendant vers le petit port de St. Mawes, elle appela Jeanne et, lorsqu'elle fondit en larmes, sa sœur la consola longuement.

*

*     *

De retour à Paris, les deux sœurs célébrèrent le succès de Keira. Deux soirées de fête entre filles se succédèrent ; la seconde s'acheva à 5 heures du matin, alors qu'une équipe du Samu social raisonnait Jeanne. Passablement éméchée, elle voulait absolument se fiancer avec un certain Jules, clochard qui avait élu domicile dans une galerie commerciale des Champs-Élysées ; le plus long souvenir que Keira garda de ces deux nuits de festivités fut celui des quarante-huit heures de migraine qui suivirent.