Lorsque Keira me demanda ce que j'avais fait de ma vie, je me retrouvai bien incapable de le lui dire. Je lui décrivis du mieux possible les paysages chiliens tentant de distiller un peu de cette beauté dont elle avait éclairé son exposé devant les membres du jury de la Fondation Walsh ; je lui parlai de ceux avec qui j'avais partagé tant d'années de travail, de leur fraternité, et pour lui éviter de me poser la question du pourquoi de mon retour à Londres, je lui révélai sans détour le stupide accident dont j'avais été victime pour avoir voulu grimper trop haut dans les montagnes.

– Tu vois, nous n'avons aucun regret à avoir, dit-elle. Moi, je creuse la terre, toi, tu observes les étoiles, nous n'étions pas vraiment faits l'un pour l'autre.

– Ou le contraire, ai-je balbutié. Après tout, nous courons après la même chose toi et moi.

J'avais réussi à l'étonner.

– Tu cherches à dater la genèse de l'humanité, et moi je fouille le fin fond des galaxies, pour savoir comment est né l'Univers, ce qui a permis l'apparition de la vie et s'il en existe ailleurs, sous d'autres formes que celles que nous connaissons ; nos démarches comme nos intentions ne sont pas si éloignées. Et qui sait si les réponses à nos questions ne sont pas complémentaires ?

– C'est une façon de voir les choses, peut-être qu'un jour, grâce à toi, je grimperai à bord d'une navette spatiale, débarquerai sur une planète inconnue et partirai à la recherche des squelettes des premiers petits hommes verts !

– Depuis le premier jour où nous nous sommes vus, et encore maintenant, tu as toujours pris un malin plaisir à te moquer de moi.

– C'est un peu vrai, mais c'est ma façon d'être, s'excusa-t-elle. Je ne voulais pas minimiser l'importance de ton travail. C'est ton envie d'établir à tout prix des similitudes entre nos métiers que je trouve charmante, ne m'en veux pas.

– Tu serais bien étonnée et tu ferais moins ta maligne si je t'apprenais que les étoiles ont servi à certains de tes confrères pour dater des sites archéologiques. Et si tu ignores ce qu'est la datation astronomique, je te préparerai une antisèche !

Keira me regarda bizarrement, je voyais bien dans ses yeux qu'elle préparait un mauvais coup.

– Qui te dit que je trichais ?

– Pardon ?

– Le jour où nous nous sommes rencontrés dans cet amphithéâtre, la feuille que j'ai avalée était peut-être une page blanche. Il ne t'est jamais venu à l'idée que j'avais manigancé ce numéro pour attirer ton attention ?

– Tu aurais pris le risque de te faire exclure de la salle, juste pour attirer mon attention ? Et tu voudrais que je te croie ?

– Je ne courais aucun risque, j'avais passé mes examens la veille.

– Menteuse !

– Je t'avais repéré dans les couloirs de la faculté, et tu me plaisais. Ce jour-là j'accompagnais une amie qui, elle, passait vraiment ses partiels. Elle avait un trac fou, et alors que je la réconfortais devant les portes de l'amphi, je t'ai vu avec ta bouille de pion irrésistible et ta veste trop grande pour toi. Je suis allée m'asseoir à une place libre dans la rangée que tu surveillais, et tu connais la suite...

– Tu aurais fait tout cela, juste pour me rencontrer ?

– Ce serait flatteur pour ton ego, n'est-ce pas ? me lança Keira tout en me faisant du pied sous la table.

Je me souviens encore avoir rougi, comme un enfant que l'on surprend perché sur un tabouret devant l'armoire à confitures. J'étais plutôt mal à l'aise mais il était hors de question de le lui montrer.

– Tu as triché ou pas ? demandai-je.

– Je ne te le dirai pas ! Les deux scénarios sont possibles, je te laisse choisir. Soit tu mets en doute mon honnêteté et tu fais de moi une vraie allumeuse, soit tu préfères la version antisèche, et cela fait de moi une horrible tricheuse. Je te laisse le reste de la soirée pour décider, maintenant parle-moi de tes datations astronomiques.

En étudiant l'évolution de la position du Soleil au fil des temps, Sir Norman Lockyer avait réussi à dater le site de Stonehenge et ses mystérieux dolmens.

De millénaire en millénaire, la position du Soleil au zénith varie. À midi, le Soleil se trouve à quelques degrés à l'est de la position qu'il occupait dans les temps préhistoriques.

À Stonehenge, le zénith était marqué par une allée médiane et les menhirs avaient été positionnés à intervalles réguliers le long de cet axe. Le reste du raisonnement relevait d'un savant calcul mathématique. Je pensais perdre Keira avant la fin de mes explications, mais elle semblait sincèrement intéressée par ce que je lui racontais.

– Tu es encore en train de te moquer de moi, tout cela n'a aucun intérêt pour toi, n'est-ce pas ?

– Non, bien au contraire ! m'assura-t-elle. Si je vais un jour à Stonehenge, je ne verrai plus les choses de la même manière.

Le restaurant fermait, nous étions les derniers clients et le serveur, en éteignant les lumières au fond de la salle, nous fit comprendre qu'il était temps de quitter les lieux. Nous avons marché une bonne heure dans les rues de Primrose Hill, continuant d'évoquer les meilleurs moments d'un lointain été. Je proposai à Keira de la raccompagner à son hôtel, mais lorsque nous montâmes dans le taxi, elle préféra me déposer chez moi. « En tout bien tout honneur », avait-elle ajouté.

En chemin, elle joua à deviner comment était aménagé mon intérieur.

– Très masculin, trop, dit-elle en visitant le rez-de-chaussée. Je ne dis pas que cela n'a pas de charme, mais ça sent la garçonnière.

– Qu'est-ce que tu reproches à ma maison ?

– Où se trouve la chambre dans ton piège à filles ?

– Au premier.

– C'est bien ce que je disais, reprit Keira en montant l'escalier.

Lorsque j'entrai dans la pièce, elle m'attendait sur le lit.

Nous n'avons pas fait l'amour ce soir-là. En apparence tout s'y prêtait, mais, certains soirs de votre vie, quelque chose s'impose de bien plus fort que le désir. La peur d'une maladresse, la peur d'être surpris dans ses sentiments, la peur du lendemain et des jours qui suivront.

Nous avons parlé toute la nuit. Tête contre tête, main dans la main, comme deux étudiants qui n'auraient pas vieilli, mais nous avions vieilli et Keira finit par s'endormir à mes côtés.

L'aube n'était pas levée. J'entendis un bruit de pas, presque aussi légers que ceux d'un animal. J'ouvris les yeux et la voix de Keira me supplia de les refermer. Depuis le seuil de la porte, elle me regardait et je compris qu'elle s'en allait.

– Tu ne m'appelleras pas, n'est-ce pas ?

– Nous n'avons pas échangé nos numéros, seulement des souvenirs, et c'est peut-être mieux comme ça, murmura-t-elle.

– Pourquoi ?

– Je vais repartir en Éthiopie, tu rêves de tes montagnes chiliennes, cela fait une sacrée distance, tu ne trouves pas ?

– Il y a quinze ans, j'aurais mieux fait de te croire au lieu de t'en vouloir, tu avais raison, il n'est resté que de bons souvenirs.

– Alors cette fois tâche de ne pas m'en vouloir.

– Je te promets de faire mon possible. Et si...

– Non, ne dis rien d'autre, c'était une belle soirée, Adrian. Je ne sais pas si la plus belle chose qui me soit arrivée hier était de remporter ce prix ou de te revoir, et je ne veux surtout pas essayer de le savoir ; je t'ai laissé un mot sur la table de nuit, tu le liras quand tu te réveilleras. Rendors-toi et n'entends pas le bruit de la porte quand je la refermerai.

– Tu es ravissante dans cette lumière.

– Il faut que tu me laisses partir, Adrian.

– Peux-tu me promettre quelque chose ?

– Tout ce que tu voudras.

– Si nos chemins se recroisaient, promets-moi que tu ne m'embrasseras pas.

– Je te le promets, dit-elle.

– Fais bonne route, je te mentirais si je te disais que tu ne me manqueras pas.

– Alors ne le dis pas. Toi aussi, fais bonne route.

J'entendis le craquement de chacune des marches quand elle descendit l'escalier, le grincement des charnières quand elle referma la porte de ma maison, par la fenêtre entrouverte de ma chambre le bruit de ses pas tandis qu'elle s'éloignait dans la ruelle. Bien longtemps plus tard j'appris qu'elle s'était arrêtée quelques mètres plus loin, pour s'asseoir sur un petit muret ; qu'elle avait guetté le lever du jour et que cent fois elle avait failli faire demi-tour ; qu'elle rebroussait chemin, vers cette chambre où je cherchais en vain à retrouver le sommeil, quand un taxi passa.

*

*     *

– Se peut-il vraiment qu'une cicatrice vieille de quinze ans se rouvre aussi promptement qu'une couture qu'on arrache ? Les traces des amours mortes ne s'effacent-elles donc jamais ?

– Vous posez la question à un abruti qui est éperdument amoureux d'une femme, sans jamais avoir été capable de trouver le courage de le lui avouer. Cela appelle deux réflexions de ma part que je vais m'empresser de vous livrer. La première, je ne suis pas certain, compte tenu de ce que je viens de vous dire, d'être la personne la plus qualifiée pour vous répondre ; la deuxième, et toujours compte tenu de ce que je viens de vous dire, est que je me vois mal vous blâmer de ne pas avoir trouvé les mots justes pour la convaincre de rester. Ah, attendez, il m'en vient une troisième. Quand vous décidez de vous gâcher le week-end, le moins que l'on puisse dire, c'est que vous n'y allez pas avec le dos de la cuillère. Entre ce prix qui nous est passé sous le nez et vos retrouvailles fortuites, vous avez mis le paquet !

– Merci Walter.

Je n'avais pas pu me rendormir, et pourtant je m'étais forcé à rester au lit le plus longtemps possible, sans ouvrir les yeux, sans rien écouter des bruits alentour, je m'étais inventé une histoire. Une histoire où Keira serait descendue dans la cuisine préparer une tasse de thé. Nous aurions partagé le petit déjeuner, débattant du reste de la journée à venir. Londres nous aurait appartenu. J'aurais passé un habit de touriste, joué à redécouvrir ma propre ville, m'émerveillant devant les couleurs vives des maisons qui contrastent si bien avec le gris du ciel.