Jan Vackeers fêterait bientôt ses soixante-seize ans, il en paraissait dix de moins. Il entra dans la Burgerzaal1, foula la Voie lactée, marcha sur l'Océanie, traversa l'océan Atlantique d'une enjambée et poursuivit son chemin vers l'antichambre où l'attendait son rendez-vous.

– Quelles sont les nouvelles ? demanda-t-il en entrant.

– Surprenantes, monsieur. Notre Française bénéficie d'une double nationalité. Son père était anglais, un botaniste qui a passé une grande partie de sa vie en France. Rentré sur ses terres natales en Cornouailles, juste après son divorce, il y est mort d'un arrêt cardiaque en 1997. Le certificat de décès et l'autorisation d'inhumer figurent au dossier.

– Et la mère ?

– Décédée elle aussi. Elle était enseignante en sciences humaines à la faculté d'Aix-en-Provence. Elle fut tuée en juin 2002, dans un accident de voiture. Le chauffard qui l'a percutée avait 1,6 gramme d'alcool dans le sang.

– Épargnez-moi les détails sordides ! demanda Jan Vackeers.

– Une sœur, de deux ans son aînée, elle travaille dans un musée parisien.

– Fonctionnaire du gouvernement français ?

– En quelque sorte.

– Il faudra en tenir compte. Venez-en à cette jeune archéologue, s'il vous plaît.

– Elle s'est rendue à Londres pour se présenter devant le jury de la Fondation Walsh.

– Et, comme nous le souhaitions, elle a remporté la dotation, n'est-ce pas ?

– Pas exactement, monsieur, le membre du jury qui travaille pour nous a fait tout son possible, mais la présidente n'était pas influençable. Votre protégée partage son prix avec un autre candidat.

– Est-ce que cela sera suffisant pour qu'elle reparte en Éthiopie ?

– Un million de livres sterling, c'est une somme qui devrait largement lui suffire à poursuivre ses recherches.

– Parfait. Avez-vous d'autres choses à m'apprendre ?

– Votre jeune archéologue a fait la connaissance d'un homme au cours de la cérémonie. Ils ont poursuivi leur soirée dans un petit restaurant et à l'heure qu'il est, tous deux...

– Je pense que cela ne nous concerne pas, interrompit Vackeers. À moins que vous m'annonciez demain qu'elle renonce à ses projets de voyage parce qu'ils ont eu un coup de foudre l'un pour l'autre. Ce qu'elle fait de ses nuits lui appartient.

– C'est que, monsieur, nous avons aussitôt pris nos renseignements ; l'homme en question est un astrophysicien qui dépend de l'Académie des sciences britannique.

Vackeers avança jusqu'à la fenêtre pour contempler la place en contrebas. Il la trouva encore plus belle de nuit que de jour. Amsterdam était sa ville et il l'aimait plus que toute autre. Il en connaissait chaque ruelle, chaque canal, chaque édifice.

– Je n'aime pas beaucoup ce genre d'imprévu, reprit-il. Astrophysicien, dites-vous ?

– Rien ne prouve qu'elle l'entretienne de ce qui nous préoccupe.

– Non, mais c'est une éventualité que nous ne pouvons écarter. J'imagine qu'il serait préférable de nous intéresser aussi à ce scientifique.

– Il sera difficile de le surveiller sans attirer l'attention de nos amis Anglais. Comme je vous le disais, c'est un membre de l'Académie des sciences de Sa Majesté.

– Faites votre possible, mais ne prenez aucun risque. Nous ne voulons surtout pas éveiller l'attention là-bas. D'autres informations à me communiquer ?

– Tout se trouve dans le dossier que vous m'avez demandé.

L'homme ouvrit sa sacoche et remit une large enveloppe en kraft à son interlocuteur.

Vackeers la décacheta. Des photos de Keira prises à Paris, devant l'immeuble de Jeanne, au jardin des Tuileries, quelques-unes volées alors qu'elle faisait des courses rue des Lions-Saint-Paul ; enfin une série prise depuis son arrivée à la gare de Saint-Pancras, à la terrasse d'une épicerie italienne sur Bute Street et à travers la vitrine d'un restaurant de Primrose Hill où on la voyait dîner en compagnie d'Adrian.

– Ce sont les dernières photographies qui nous sont parvenues avant que je quitte mon poste.

Vackeers parcourut rapidement les premières lignes du rapport et referma le dossier.

– Vous pouvez y aller, merci, nous nous verrons demain.

L'homme salua Vackeers et quitta l'antichambre du palais. Dès qu'il fut parti, une porte s'ouvrit, un autre homme entra dans la pièce et sourit à Vackeers.

– Cette rencontre fortuite avec cet astrophysicien, elle est peut-être à notre avantage, dit-il en s'approchant.

– Je croyais que vous teniez à ce que tout cela reste le plus confidentiel possible, deux cavaliers que nous ne contrôlons pas, cela fait beaucoup sur un seul échiquier !

– Ce à quoi je tiens le plus, c'est qu'elle se mette à chercher, sans se douter que nous l'aidons un peu.

– Ivory, vous êtes conscient que si quelqu'un venait à soupçonner ce que nous faisons, les conséquences pour nous deux seraient...

– Délicates. C'est le mot que vous cherchiez ?

– Non, j'allais plutôt dire désastreuses.

– Jan, nous sommes deux à croire en la même chose, et ce, depuis des années. Imaginez les conséquences, si nous sommes dans le vrai !

– Je le sais, Ivory, je le sais. C'est bien pour cela que je prends autant de risques à mon âge.

– Avouez que cela vous amuse un peu ; après tout, nous n'aurions jamais espéré redevenir actifs. Et l'idée de tirer les ficelles du jeu n'est pas pour vous déplaire, à moi non plus d'ailleurs.

– Admettons, soupira Vackeers en s'asseyant derrière le grand bureau en acajou. Quel est le prochain mouvement que vous envisagez ?

– Laissons faire le cours des choses, si elle réussit à intéresser cet astrophysicien, alors elle est encore plus maligne que je l'imaginais.

– Combien de temps nous donnez-vous avant que Londres, Madrid, Berlin ou Pékin prennent connaissance de la partie qui s'engage ?

– Oh, ils vont tous très vite comprendre la partie qui se joue. Les Américains se sont déjà manifestés. L'appartement de la sœur de notre archéologue a été visité ce matin.

– Quels imbéciles !

– C'est leur façon d'adresser un message.

– À notre attention ?

– À la mienne. Ils sont furieux que j'aie laissé l'objet nous échapper et encore plus en colère que j'aie eu le toupet de le faire analyser sur leur propre territoire.

– C'était assez culotté de votre part, mais je vous en prie, Ivory, l'heure n'est pas à la provocation. Nous ne savons pas où nous allons, ne laissez pas votre ressentiment envers ceux qui vous ont écarté influencer votre jugement. Je vous accompagne dans cette folle aventure, mais ne nous faites pas courir de risques inutiles.

– Il est presque minuit, je crois qu'il est temps de nous dire bonsoir Jan, retrouvons-nous ici dans trois jours, à la même heure, nous verrons comment les choses ont évolué et nous ferons le point.

Les deux amis se séparèrent. Vackeers fut le premier à quitter l'antichambre. Il retraversa la grande salle et descendit dans les sous-sols du bâtiment.

Les entrailles du palais de Dam sont un véritable labyrinthe. Treize mille six cent cinquante-neuf piles de bois soutiennent l'édifice. Vackeers se faufila à travers cette étrange forêt de madriers, pour en resurgir dix minutes plus tard par une petite porte ouvrant sur la cour d'une maison bourgeoise à trois cents mètres de là. Ivory, qui partit cinq minutes après lui, avait emprunté un autre chemin.

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*     *


1- Nom donné à la grande salle du palais de Dam.


Londres

Le restaurant n'existait plus que dans mes souvenirs, mais j'avais trouvé un endroit plein de charme qui lui ressemblait et Keira jura reconnaître le lieu où je l'emmenais autrefois. Au cours du dîner, elle tenta de me raconter ce qu'il était advenu de sa vie depuis notre séparation. Mais comment raconter quinze ans d'existence en quelques heures ? La mémoire est aussi paresseuse qu'hypocrite, elle ne retient que les meilleurs et les pires souvenirs, les temps forts, jamais la mesure du quotidien, qu'elle efface. Plus j'entendais Keira me parler, plus je retrouvais dans sa voix cette clarté qui m'avait tant séduit, ce regard vif dans lequel il m'arrivait de m'abîmer certains soirs, ce sourire qui avait bien failli me faire renoncer à mes projets ; et pourtant, en l'écoutant, j'avais bien du mal à me souvenir du temps où elle était repartie vivre en France.

Keira avait toujours su ce qu'elle voulait faire ; ses études achevées, elle s'était rendue d'abord en Somalie, comme simple stagiaire. Puis elle avait passé deux ans au Venezuela, à travailler sous les ordres d'une sommité de l'archéologie, dont le comportement autoritaire frisait le despotisme. À la suite d'une réprimande, elle lui avait dit ses quatre vérités et avait démissionné. Deux ans de petits boulots sur des fouilles en France, où la construction d'une voie ferrée à grande vitesse avait mis au jour un important site paléontologique. Le tracé du TGV avait été dévié et Keira avait rejoint l'équipe à l'œuvre sur ce chantier, prenant au fil des mois de plus en plus de responsabilités. Remarquée pour la qualité de son travail, elle obtint une bourse et rejoignit la vallée de l'Omo en Éthiopie. Elle y travailla d'abord comme adjointe du directeur de recherches ; ce dernier tomba malade, elle prit la tête des opérations et déplaça le site de cinquante kilomètres.

Quand elle me parlait de son séjour en Afrique, je sentais combien elle y avait été heureuse. J'eus la bêtise de lui demander pourquoi elle était rentrée. Sa mine s'assombrit et elle me raconta le triste épisode d'une tempête qui avait ruiné ses efforts, détruit tout son travail, mais sans laquelle je ne l'aurais probablement jamais revue. Je n'ai jamais trouvé le courage de lui avouer combien j'avais béni ce désastre météorologique.