Comme elle l'avait annoncé, le jury avait eu beaucoup de difficultés à trancher. Exceptionnellement, la dotation serait partagée cette année entre deux candidats, plus exactement entre un candidat et une candidate.

L'inconnue du quatrième rang était la seule femme à s'être présentée devant les membres de la Fondation. Elle se leva, chancelante, alors que la présidente lui souriait et dans le fracas des applaudissements, je n'entendis pas son nom.

On assista à quelques accolades sur la scène et les participants, comme leur entourage, commencèrent à quitter les lieux.

– Vous m'offrirez quand même cette paire de bottes pour patauger dans mon bureau ? me demanda Walter.

– Une promesse est une promesse. Je suis désolé de vous avoir déçu.

– Notre dossier a déjà eu le mérite d'être sélectionné... non seulement vous méritiez ce prix, mais j'ai été très fier de vous accompagner dans cette aventure tout au long de ces dernières semaines.

Nous fûmes interrompus par la présidente du jury qui me tendit la main.

– Julia Walsh. Je suis ravie de faire votre connaissance.

À ses côtés se tenait un grand gaillard à la carrure solide. Son accent ne laissait planer aucun doute sur ses origines allemandes.

– Votre projet est passionnant, reprit l'héritière de la Fondation Walsh, c'était mon préféré. La décision s'est jouée à une voix près. J'aurais tellement aimé que vous remportiez ce prix. Représentez-vous l'an prochain, la composition du jury sera différente, je suis certaine que vous aurez toutes vos chances. La lumière du premier jour vous attendra bien une année de plus, n'est-ce pas ?

Elle me salua courtoisement et repartit aussitôt accompagnée de son ami, un certain Thomas.

– Eh bien, vous voyez, s'exclama Walter, nous n'avons vraiment rien à regretter !

Je ne répondis pas, Walter tapa violement du poing dans sa main.

– Pourquoi est-elle venue nous dire cela ? grommela-t-il. « À une voix près », c'est insupportable ! J'aurais mille fois préféré qu'elle nous annonce que nous étions totalement hors course, mais à une voix près ! Vous vous rendez compte de la cruauté de la chose ? Je vais passer les prochaines années de ma vie à travailler dans une mare, à une voix près ! Je voudrais bien connaître celui qui a fait basculer le vote pour lui tordre le cou.

Walter était furieux, et je ne savais pas comment le calmer. Son visage rougit, sa respiration se fit haletante.

– Walter, il faut vous reprendre, vous allez nous faire un malaise.

– Comment peut-on dire à quelqu'un que son sort s'est joué à une voix près ? Ce n'est qu'un jeu pour eux ? Comment peut-on oser dire cela ? hurla-t-il.

– Je crois qu'elle voulait simplement nous encourager et nous inciter à tenter notre chance une nouvelle fois.

– Dans un an ? La belle affaire ! Adrian, je vais rentrer chez moi, pardonnez-moi de vous abandonner ainsi, mais je risque d'être infréquentable ce soir. Nous nous retrouverons demain à l'Académie ; si j'ai dessoûlé d'ici là.

Walter tourna les talons et s'éloigna d'un pas pressé. Je me retrouvai seul au milieu de cette salle, il ne me restait plus qu'à me diriger vers la sortie.

J'entendis tinter la sonnette de l'ascenseur au bout du couloir, je pressai le pas pour entrer dans la cabine avant que les portes ne se referment. À l'intérieur, la lauréate m'adressa son plus joli regard.

Elle tenait son dossier sous le bras. Je m'attendais à lire sur son visage le bonheur que devait lui procurer sa victoire. Elle se contenta de me regarder, un léger sourire aux lèvres. J'entendais résonner dans ma tête la voix de Walter qui, s'il avait été là, m'aurait probablement dit, quelle que soit ma façon de me présenter, « Maladroit que vous êtes ! ».

– Toutes mes félicitations ! balbutiai-je humblement.

La jeune femme ne répondit pas.

– J'ai tant changé ? finit-elle par lâcher.

Et comme je ne trouvais aucune réponse appropriée, elle ouvrit son dossier, arracha une feuille, la mit dans sa bouche et commença à la mâcher calmement, sans se départir de ce petit air narquois.

Et, soudain, la mémoire d'une salle d'examens se raviva et avec elle les mille souvenirs d'un incroyable été, c'était il y a quinze ans.

La jeune femme recracha la boulette de papier dans sa main et soupira.

– Ça y est, tu me reconnais enfin ?

Les portes de l'ascenseur s'ouvraient sur le hall, je restais immobile, bras ballants ; la cabine repartit vers le dernier étage.

– Il t'en aura fallu du temps, j'espérais t'avoir marqué un peu plus que ça, ou alors j'ai vraiment vieilli...

– Non, bien sûr que non, mais ta couleur de cheveux...

– J'avais vingt ans, j'en changeais souvent à l'époque, ça m'a passé. Toi, tu n'as pas changé, quelques rides peut-être, mais tu as toujours ce regard perdu dans le vide.

– C'est tellement inattendu, te retrouver ici... après toutes ces années.

– Je reconnais que dans un ascenseur ce n'est pas banal. On refait un aller-retour à travers les étages ou tu m'emmènes dîner ?

Et sans attendre la réponse, Keira laissa tomber son dossier, plongea dans mes bras et m'embrassa. Ce baiser avait le goût du papier mâché ; c'est exactement cela, un vrai baiser de papier où j'avais jadis rêvé d'écrire les sentiments que je lui portais. Il y a des premiers baisers qui font basculer votre vie. Même si l'on refuse de se l'avouer, c'est ainsi. Ces premiers baisers vous cueillent, sans prévenir. Parfois cela arrive au second baiser, même s'il ne vient que quinze ans après le premier.

Chaque fois que les portes se rouvraient sur le hall, l'un de nous appuyait sur le bouton et resserrait son étreinte. Au sixième voyage, le gardien de la tour nous attendait, bras croisés. Son ascenseur n'était pas une chambre d'hôtel, sinon il n'y aurait pas de caméra à l'intérieur ; nous étions priés de quitter les lieux. J'entraînai Keira par la main et nous nous retrouvâmes sur le parvis désert, aussi confus l'un que l'autre.

– Je suis désolée, je n'ai pas réfléchi... c'est l'ivresse de cette victoire.

– Et moi celle de ma défaite, répondis-je.

– Je suis désolée, Adrian, je suis tellement maladroite.

– Eh bien, si Walter était là, il nous trouverait au moins un point commun. Tu veux bien essayer une nouvelle fois ?

– Quoi donc ?

– Ma maladresse, ta victoire, ma défaite, je te laisse choisir.

Keira effleura mes lèvres d'un baiser, puis elle me supplia de quitter l'endroit sinistre où nous nous trouvions.

– Viens, allons marcher un peu, lui dis-je, de l'autre côté de la Tamise il y a un parc magnifique...

– Est-ce qu'il y a des bœufs dans ton parc ?

– Je ne crois pas. Pourquoi ?

– Je pourrais en bouffer un, tellement j'ai faim. Je n'ai rien avalé depuis ce matin, emmène-moi dans un pub où l'on sert encore quelque chose à dîner.

Je me souvenais d'un restaurant que nous fréquentions souvent à l'époque ; j'ignorais s'il existait toujours mais je donnai l'adresse au chauffeur de taxi.

Pendant que nous roulions le long de la Tamise, Keira prit ma main. Je n'avais pas ressenti de tendresse depuis longtemps. À cet instant, j'oubliai tout de mon échec, de la distance qui s'était résolument établie ce soir entre Londres où je vivrais désormais et le plateau d'Atacama, où mes rêves étaient restés.

*

*     *


Amsterdam

L'homme qui descendait de la rame du tramway pour remonter à pied le canal Singel avait l'allure anonyme de n'importe quel individu revenant de son bureau. Hormis l'heure tardive, hormis la chaînette qui reliait la poignée de sa sacoche à son propre poignet, hormis le pistolet suspendu au holster sous son veston. Arrivé place Magna, il s'arrêta au feu afin de s'assurer que personne ne le suivait. Dès que le signal passa au vert, l'homme s'élança sur la chaussée. Faisant fi des klaxons, il se faufila entre un bus et une camionnette, força deux berlines à piler et évita de justesse un motocycliste qui l'insulta copieusement. Sur le trottoir d'en face, il accéléra le pas jusqu'à la place Dam, traversa l'esplanade et se faufila à l'intérieur de la Nouvelle Église par la porte latérale. Le majestueux bâtiment portait un drôle de nom pour un édifice qui datait du quinzième siècle. L'homme n'avait guère le temps d'admirer la somptueuse nef, il poursuivit son chemin jusqu'au transept, dépassa le tombeau de l'amiral de Ruyter, bifurqua devant celui du commodore Jan Van Galen et se dirigea vers l'absidiole. Il sortit une clé de sa poche, fit tourner le loquet d'une petite porte située au fond de la chapelle et descendit l'escalier dérobé qui se trouvait derrière.

Cinquante marches plus bas, il pénétra dans le long couloir qui s'étirait devant lui. Le souterrain creusé sous la Grande Place permet à celui qui connaît le moyen d'y accéder de se rendre de la Nouvelle Église jusqu'au palais de Dam. L'homme se hâta, l'étroit souterrain l'oppressait chaque fois qu'il devait l'emprunter, l'écho de ses pas ne faisait qu'augmenter son malaise. Plus il avançait, plus la lumière se raréfiait, seules les deux extrémités du corridor étaient pourvues d'un éclairage sommaire. L'homme sentit ses mocassins s'imprégner de l'eau saumâtre qui stagnait sur le sol. Au milieu du passage, il se retrouva dans un noir absolu. À cet endroit, il savait qu'il lui faudrait parcourir cinquante pas en ligne droite, la concavité du caniveau central servant de guide dans l'obscurité.

Enfin, la distance se réduisait, un autre escalier apparaissait devant lui. Les marches étaient glissantes et il fallait s'accrocher à la cordelette de chanvre qui longeait le mur. En haut de la volée, l'homme se trouva face à une première porte en bois armée de lourdes barres de fer forgé. Deux poignées rondes se superposaient ; pour libérer la serrure, il fallait savoir actionner un mécanisme vieux de trois siècles. L'homme fit tourner la poignée haute de quatre-vingt-dix degrés sur la droite, pivoter la basse de quatre-vingt-dix degrés sur la gauche et les tira toutes deux à lui. Un déclic se fit entendre, le pêne était débloqué. Il aboutit enfin dans une antichambre au rez-de-chaussée du palais de Dam. Le bâtiment, né de l'imagination de Jacob Van Campen, avait été érigé au milieu du dix-septième siècle, il faisait alors office d'hôtel de ville. Les Amstellodamois n'hésitaient pas à le considérer comme la huitième merveille du monde. Une statue d'Atlas domine la grande salle du palais, sur le sol trois gigantesques cartes en marbre représentent, pour l'une un hémisphère occidental, pour l'autre un hémisphère oriental et pour la troisième une carte des étoiles.