Ironie du sort, nous nous trouvions tout près de la commune de Greenwich et de son célèbre observatoire. Mais, de ce côté de la Tamise, le quartier gagné sur les eaux du fleuve n'était que modernité, les immeubles de verre et d'acier rivalisaient de hauteur, le béton avait coulé par tonnes. En fin d'après-midi, j'avais réussi à convaincre mon ami d'aller nous promener du côté de l'île aux Chiens, et de là, nous entrâmes sous le dôme de verre qui surplombe l'entrée du tunnel de Greenwich. À quinze mètres de profondeur, nous avons ainsi traversé la Tamise à pied, pour resurgir en face de la silhouette calcinée du Cutty Sark. Le vieux clipper, dernier survivant de la flotte commerciale du dix-neuvième siècle avait triste allure depuis qu'un incendie l'avait ravagé quelques mois auparavant. Devant nous s'étendait le parc du musée de la Marine, le somptueux bâtiment de la maison de la reine et en haut de la colline, le vieil observatoire où je conduisais Walter.

– Ce fut le premier bâtiment en Angleterre destiné exclusivement à abriter des instruments scientifiques, dis-je à Walter.

Je voyais bien qu'il était ailleurs ; il était anxieux et mes efforts pour le distraire semblaient vains, mais il était encore trop tôt pour que je renonce. Nous entrâmes sous la coupole et je redécouvris, émerveillé, les vieux appareils d'astronomie avec lesquels Flamsteed avait établi ses célèbres tables des étoiles au dix-neuvième siècle.

Je savais Walter passionné par tout ce qui touche au temps, aussi ne manquai-je pas de lui indiquer la grande ligne en acier qui striait le sol devant lui.

– Voici le point de départ des longitudes, tel qu'il fut déterminé en 1851 et adopté lors d'une conférence internationale en 1884. Et si nous attendons la tombée de la nuit, vous verrez se dresser dans le ciel un puissant laser vert. C'est la seule touche de modernité qui ait été apportée ici depuis près de deux siècles.

– Ce grand faisceau que je vois tous les soirs au-dessus de la ville, c'est donc cela ? demanda Walter qui semblait enfin s'intéresser à ma conversation.

– Exactement. Il symbolise le méridien d'origine, même si, depuis, les scientifiques ont déplacé ce dernier d'une centaine de mètres. Mais c'est là aussi que se situe le temps universel, le midi de Greenwich qui a servi pendant longtemps de point de référence pour calculer l'heure qu'il est en tout point de la planète. Chaque fois que nous nous déplaçons de quinze degrés vers l'ouest, nous reculons d'une heure et lorsque nous faisons de même en allant vers l'est, nous avançons d'une heure. C'est d'ici même que partent tous les fuseaux horaires.

– Adrian, tout cela est passionnant mais, demain soir, je vous en prie, ne vous écartez pas de votre sujet, supplia Walter.

Las, j'abandonnai mes explications et entraînai mon ami vers le parc. La température était clémente et le grand air lui ferait le plus grand bien. Walter et moi passâmes la fin de notre soirée dans un pub voisin. Il m'interdit toute boisson alcoolisée et j'eus la terrifiante sensation d'être retombé en pleine adolescence. À 10 heures, nous étions de retour dans nos chambres respectives, Walter eut même le culot de me téléphoner pour me défendre de veiller trop tard devant la télévision.

*

*     *


Paris

Keira avait bouclé la petite valise qu'elle emporterait avec elle et Jeanne l'accompagna gare du Nord, elle avait pris une matinée de congé pour l'occasion. Les deux sœurs quittèrent l'appartement et montèrent à bord d'un bus.

– Tu me promets de m'appeler pour me dire que tu es bien arrivée ?

– Mais, Jeanne, je traverse juste la Manche et je ne t'ai jamais appelée d'où que ce soit pour te dire que j'étais bien arrivée !

– Eh bien, cette fois, je te le demande. Tu me raconteras ton voyage, si l'hôtel est agréable, si tu aimes ta chambre, comment tu trouves la ville...

– Tu veux aussi que je te raconte mes deux heures quarante de train ? Tu as mille fois plus le trac que moi, hein ? Avoue-le, tu es terrorisée par ce que je vais vivre ce soir !

– J'ai l'impression que c'est moi qui me présente à ce grand oral. Je n'ai pas fermé l'œil de la nuit.

– Tu sais que nous n'avons probablement aucune chance de gagner ce prix ?

– Ne recommence pas à être négative, tu dois y croire !

– Puisque tu le dis. J'aurais dû rester un jour de plus en Angleterre et aller rendre visite à papa.

– La Cornouailles, c'est un peu loin, et puis nous irons un jour toutes les deux.

– Si je gagne, je ferai le crochet et je lui dirai que tu n'as pas pu venir parce que tu avais trop de travail.

– Tu es vraiment une sale peste ! répliqua Jeanne en donnant un coup de coude à sa sœur.

L'autobus ralentit et commença de se ranger le long du parvis. Keira attrapa son bagage et embrassa Jeanne.

– Promis, je te téléphonerai avant d'entrer en scène.

Keira descendit sur le trottoir et attendit que l'autobus s'éloigne, Jeanne avait collé son visage à la vitre.

Il n'y avait pas grand monde gare du Nord ce matin-là. L'heure d'affluence était passée depuis longtemps et peu de trains se trouvaient à quai. Les passagers qui voyageaient vers l'Angleterre empruntaient l'escalator qui conduit au poste frontière. Keira passa le filtre des douanes, celui de la sécurité, et à peine s'était-elle installée dans l'immense salle d'attente que les portes d'embarquement s'ouvrirent.

Elle dormit pendant presque toute la durée du trajet. Quand elle se réveilla, une voix annonçait déjà dans les haut-parleurs l'arrivée imminente en gare de Saint-Pancras.

Un taxi noir la conduisit à travers Londres jusqu'à son hôtel. Séduite par la ville, c'est elle qui colla son visage à la vitre.

Sa chambre était telle que Jeanne la lui avait décrite, petite et pleine de charme. Elle abandonna sa valise au pied du lit, regarda l'heure sur la pendulette de la table de nuit et décida qu'elle avait encore le temps de faire une promenade dans le quartier.

Remontant à pied Old Brompton Road, elle entra dans Bute Street et ne résista pas à l'appel de la vitrine de la librairie française du quartier.

Elle y flâna un long moment, finit par acquérir un livre sur l'Éthiopie qu'elle fut surprise de découvrir dans les rayonnages et s'installa à la terrasse d'une petite épicerie italienne, située sur le trottoir d'en face. Revigorée par un bon café, elle se décida à retourner à son hôtel. Le grand oral commençait à 18 heures précises et le chauffeur du taxi qui l'avait conduite depuis la gare l'avait prévenue qu'il faudrait une bonne heure de transport pour rejoindre les Dock Lands.

Elle arriva devant le 1, Cabot Square avec trente minutes d'avance. Plusieurs personnes entraient déjà dans le hall de la tour. Leurs tenues impeccables laissaient supposer qu'elles allaient toutes au même endroit. La désinvolture qu'affichait Keira jusqu'à présent l'abandonna et elle sentit son estomac se nouer. Deux hommes en costume sombre avançaient sur le parvis. Keira fronça les sourcils, l'un des deux avait un visage familier.

Elle fut distraite par la sonnerie de son téléphone portable. Elle le chercha au fond de ses poches et reconnut le numéro de Jeanne qui s'affichait à l'écran.

– Je te jure que j'allais t'appeler, j'étais justement en train de composer ton numéro.

– Menteuse !

– Je suis devant l'immeuble et, pour tout te dire, je n'ai qu'une envie, c'est de ficher le camp d'ici. Les examens de passage, ça n'a jamais été mon truc.

– Avec tout le temps que nous y avons consacré, tu vas aller au bout de cette aventure. Tu seras brillante, et au pire que peut-il t'arriver, que tu ne gagnes pas ce prix ? Ce ne sera pas la fin du monde.

– Tu as raison, mais j'ai le trac Jeanne, je ne sais pas pourquoi, je n'avais pas connu ça depuis...

– Ne cherche pas, tu n'as jamais eu le trac de ta vie !

– Tu as une voix étrange.

– Je ne devrais pas t'en parler, enfin, pas maintenant, mais j'ai été cambriolée.

– Quand ? demanda Keira affolée.

– Ce matin, pendant que je t'accompagnais à la gare. Rassure-toi, rien n'a été volé, enfin, je ne crois pas ; juste l'appartement qui est sens dessus dessous et Mme Hereira qui l'est encore plus.

– Ne reste pas seule ce soir, viens me rejoindre, saute dans un train !

– Mais non, j'attends le serrurier et puis, s'ils n'ont rien volé, pourquoi prendraient-ils le risque de revenir ?

– Peut-être parce qu'ils ont été dérangés ?

– Crois-moi, vu l'état du salon et de la chambre, ils ont pris tout leur temps, et je n'aurai pas assez de la nuit pour remettre l'appartement en ordre.

– Jeanne, je suis désolée, dit Keira en regardant sa montre, mais il faut vraiment que je te laisse. Je te rappellerai dès que...

– Raccroche tout de suite et file, tu vas être en retard. Tu as raccroché ?

– Non !

– Qu'est-ce que tu attends, file je te dis !

Keira coupa son téléphone et entra dans le hall de l'immeuble. Un vigile l'invita à prendre l'un des ascenseurs. La Fondation Walsh se réunissait au dernier étage. Il était 18 heures. Les portes de la cabine s'ouvrirent, une hôtesse conduisit Keira à travers un long couloir. La salle, déjà comble, était bien plus grande qu'elle ne l'avait imaginé.

Une centaine de sièges formaient un hémicycle autour d'une grande estrade. Au premier rang, les membres du jury assis chacun devant une table écoutaient attentivement celui qui présentait déjà ses travaux, s'adressant à l'assemblée à l'aide d'un micro. Le cœur de Keira s'emballa sans retenue, elle repéra la seule chaise encore libre au quatrième rang et se fraya un chemin pour aller s'y asseoir. L'homme qui avait pris le premier la parole défendait un projet de recherche en biogénétique. Son exposé dura le temps des quinze minutes réglementaires et fut accueilli par une salve d'applaudissements.