– L'idée ne m'avait même pas effleurée.

– Oh ! que si ! File maintenant.

Au cours des jours qui suivirent, Keira resta cloîtrée dans l'appartement de sa sœur, passant le plus clair de son temps devant l'ordinateur, peaufinant ses théories, les documentant d'articles publiés par ses confrères archéologues du monde entier.

Comme elle le lui avait promis, chaque soir en revenant du musée, Jeanne s'attelait à faire répéter sa sœur. Que son discours manque de conviction, qu'elle bafouille ou s'aventure dans des explications trop techniques au goût de Jeanne, celle-ci lui faisait reprendre son exposé depuis le début. Et les premières soirées furent toutes ponctuées de disputes entre les deux sœurs.

Keira connut très vite son texte, restait à y mettre le ton juste pour captiver son auditoire.

Dès que Jeanne quittait l'appartement le matin, Keira se mettait à réciter, faisant les cent pas dans le salon. La gardienne de l'immeuble, qui par une fin de matinée déposa un livre commandé par Keira, fut mise à contribution. Confortablement installée dans le canapé, une tasse de thé à la main, Mme Hereira écouta le résumé complet de l'histoire de notre planète, de l'âge Précambrien à la période du Crétacé qui vit apparaître les premières plantes à fleurs, toute une génération d'insectes, de nouvelles espèces de poissons, les ammonites, comme les éponges, et plein d'espèces de dinosaures qui s'étaient décidés à évoluer désormais sur la terre ferme. Mme Hereira fut heureuse d'apprendre que c'est à cette époque qu'apparurent dans les océans les premiers requins ressemblant à ceux que l'on voit aujourd'hui. Pourtant, le plus fascinant n'était pas là, mais plutôt dans l'apparition des premiers mammifères développant leur progéniture dans des poches placentaires, ainsi que les humains le feraient bien plus tard.

Mme Hereira s'assoupit en pleine ère tertiaire, quelque part entre le Paléocène et l'Éocène. Quand elle rouvrit l'œil, elle demanda, un peu gênée, si elle avait dormi longtemps. Keira la rassura, son petit roupillon n'avait duré que trente millions d'années ! Et le soir, elle se garda bien de parler à Jeanne de la visite qu'elle avait eue dans la journée, et encore moins de la réaction de son tout premier public.

Le mercredi suivant, Jeanne s'excusa auprès de sa sœur, elle avait un dîner et ne pouvait se dérober. Keira était épuisée, et l'idée d'échapper à la séance de répétition l'enchantait. Elle supplia Jeanne de ne surtout pas s'en faire, et promit de répéter son texte, exactement comme si cette dernière avait été présente. Dès que Keira vit sa sœur monter dans son taxi, elle se prépara une assiette de fromage, sauta sur le canapé du salon et alluma la télévision. Un orage approchait, le ciel de Paris avait viré au noir, Keira enroula un plaid autour de ses épaules.

Le premier coup de tonnerre fut d'une telle violence qu'il la fit sursauter. Le deuxième grondement fut suivi d'une coupure de courant générale. Keira chercha un briquet dans la pénombre, sans succès. Elle se leva et avança à la fenêtre. La foudre frappa le paratonnerre d'un immeuble à quelques pâtés de maisons. L'archéologue avait acquis sur le terrain une expérience qui lui faisait tout connaître des orages, de leurs dangers, mais celui-ci était d'une rare intensité. Elle aurait dû s'éloigner de la vitre, elle recula juste d'un pas et sa main se posa machinalement sur son collier. Si le pendentif était bien fait d'un alliage de métaux, comme le pensait Ivory, il était inutile de tenter le diable en le gardant sur soi. Alors qu'elle l'ôtait, un éclair déchira le ciel. La foudre irradia la pièce où se trouvait Keira, et soudain, sur le mur, se dessinèrent des millions de petits points lumineux projetés par le pendentif qu'elle tenait du bout des doigts. L'image surprenante resta imprimée quelques secondes, avant de s'effacer. Tremblante, Keira s'agenouilla pour récupérer le collier qu'elle avait laissé tomber, elle attrapa la cordelette et se releva pour regarder par la fenêtre. La vitre était fendue. Plusieurs autres coups de tonnerre se succédèrent, l'orage s'éloigna enfin. On pouvait encore voir le ciel s'illuminer dans le lointain, une lourde pluie se mit à tomber.

Recroquevillée sur le canapé, Keira avait du mal à recouvrer son calme. Sa main continuait de trembler. Elle avait beau se rassurer, se dire qu'elle avait été victime d'une illusion d'optique, rien ne la raisonnait vraiment et un certain mal-être la gagnait. Le courant fut rétabli. Keira regarda attentivement son pendentif, elle en caressa la surface, il était tiède. Elle l'approcha d'une ampoule, mais aucun trou, aussi petit soit-il, n'était visible à l'œil nu.

Elle se blottit sous le plaid et chercha à comprendre l'étrange phénomène qui venait de se produire. Une heure plus tard, elle entendit tourner le verrou de la porte d'entrée. Jeanne rentrait.

– Tu ne dors pas ? Tu as vu cet orage, quelle folie ! J'ai les pieds trempés. Je vais me faire une tisane, tu en veux une ? Pourquoi tu ne dis rien ? Tu vas bien ?

– Oui, je crois, répondit Keira.

– Ne me dis pas que toi, la grande archéologue, tu as eu peur de l'orage ?

– Bien sûr que non.

– Alors pourquoi es-tu pâle comme un linge ?

– Je suis juste fatiguée, je t'attendais pour aller me coucher.

Keira embrassa Jeanne et fila vers la chambre, mais sa sœur la rappela.

– Je ne sais pas si je dois te le dire... Max était à ce dîner.

– Non, tu n'avais pas besoin de me le dire ; à demain Jeanne.

Seule dans la chambre, Keira s'approcha de la fenêtre. Si le courant avait été rétabli dans les immeubles, les rues étaient toujours plongées dans l'obscurité. Les nuages avaient disparu, la voûte céleste apparaissait plus éclatante que jamais. Keira chercha la Grande Ourse. Quand elle était enfant, son père s'amusait à lui faire repérer dans le ciel telle étoile ou telle constellation ; Cassiopée, Antarès et Céphée étaient ses préférées. Keira reconnut la forme du Cygne, de la Lyre et d'Hercule, et c'est pendant que son regard se portait vers la couronne boréale à la recherche du Bouvier qu'elle écarquilla les yeux pour la seconde fois de la soirée.

– C'est impossible, murmura-t-elle le visage collé à la vitre.

Elle ouvrit précipitamment la fenêtre, avança sur le balcon et tendit le cou, comme si ces quelques centimètres pouvaient la rapprocher des étoiles.

– Mais, non, ça ne peut pas être ça, c'est complètement fou ! Ou alors c'est moi qui suis en train de devenir folle.

– En tout cas si tu commences à parler toute seule, tu es sur la bonne voie.

Keira sursauta, Jeanne se tenait juste à côté d'elle ; elle s'accouda à la rambarde et alluma une cigarette.

– Tu fumes maintenant ?

– Ça m'arrive. Je suis désolée pour tout à l'heure, j'aurais dû me taire. Mais cela m'a tellement énervée de le voir faire le beau. Tu m'écoutes ?

– Oui, oui, répondit Keira d'une voix absente.

– Alors c'est vrai cette histoire que les hommes de Neandertal étaient tous bisexuels ?

– C'est possible, répondit Keira en continuant de fixer les étoiles.

– Et qu'ils se nourrissaient principalement de lait de dinosaure, mais qu'il leur fallait apprendre à les traire ?

– Probablement...

– Keira !

Keira sursauta.

– Quoi ?

– Tu n'écoutes pas un mot de ce que je te dis. Qu'est-ce qui te tracasse ?

– Rien, je t'assure, rentrons, il fait froid, répondit l'archéologue en retournant dans la chambre.

Les deux sœurs se couchèrent dans le grand lit de Jeanne.

– Tu n'étais pas sérieuse au sujet des hommes de Neandertal ? demanda Jeanne.

– Qu'est-ce qu'ils ont les hommes de Neandertal ?

– Rien, oublie. Essayons de dormir, répondit Jeanne en se retournant.

– Alors arrête de bouger tout le temps !

Un court instant de silence et Keira se retourna dans le lit.

– Jeanne ?

– Quoi encore ?

– Merci pour tout ce que tu fais.

– Tu dis ça pour que je culpabilise deux fois plus au sujet de Max ?

– Un peu.

Le lendemain, dès que Jeanne quitta l'appartement, Keira se précipita devant l'ordinateur, mais, ce matin-là, ses recherches l'éloignèrent de ses travaux habituels. Elle se mit en quête des cartes du ciel accessibles sur Internet. Pendant qu'elle travaillait, chaque lettre qu'elle frappait sur son clavier s'inscrivait simultanément sur l'écran d'un ordinateur situé à des centaines de kilomètres de là, chaque information qu'elle consultait, chaque site qu'elle visitait étaient enregistrés. À la fin de la semaine, un opérateur installé derrière son bureau à Amsterdam avait imprimé un dossier sur le travail qu'elle avait accompli. Il relut le dernier feuillet sorti de son imprimante et composa un numéro de téléphone.

– Je pense, monsieur, que vous voudrez consulter le rapport que je viens de terminer.

– À quel sujet ? demanda son interlocuteur.

– L'archéologue française.

– Rejoignez-moi tout de suite dans mon bureau, annonça la voix dans le combiné, avant de raccrocher.

*

*     *


Londres

– Vous vous sentez comment ?

– Mieux que vous, Walter.

Nous étions à la veille du jour tant attendu. Le grand oral se tenait dans la banlieue Est de la ville et Walter avait décidé de ne pas faire confiance aux transports en commun et encore moins à ma vieille voiture. En ce qui concernait les premiers, je pouvais comprendre son appréhension. Il était hélas fréquent que les métros restent rivés à leurs rails et les trains à l'arrêt, sans qu'aucune autre explication ne soit donnée, à part la ritournelle sur la vétusté du matériel qui entraînait pannes à répétition. Nous allions donc, sur décision ferme et non discutable de Walter, nous installer dans un hôtel des Dock Lands. De là, il nous suffirait de traverser la rue pour nous présenter devant les membres de la Fondation. La cérémonie se déroulait dans une salle de conférences en haut d'une tour, au 1, Cabot Square.