— Moi aussi, je vais faire justice…, dit-il seulement.

Suivi par le regard affolé de Tudal, il alla prendre les cordes sorties tout à l’heure par Corentine, choisit la plus longue puis, mesurant de l’œil la hauteur du plafond, sauta sur la table en repoussant du pied les reliefs de nourriture et fit passer la corde par-dessus la maîtresse-poutre.

— Que veux-tu faire ? hoqueta Saint-Mélaine. Tu ne vas pas…

— Te pendre ? Si ! Je t’ai dit que j’étais ton bourreau ! Et tu ne mérites pas la mort d’un gentilhomme… Une bonne épée se souillerait dans ton sang…

— Lâche… Tu n’es qu’un lâche !… Bats-toi au moins… Oh, tu profites de mon impuissance…

— Je ferai à ton frère l’honneur de croiser le fer avec lui quand il viendra. C’est plus que ne mérite toute ta famille ! Songe à ta prière…

Il sauta à terre et, froidement, entreprit de faire à la corde un nœud coulant. Corentine la lui arracha presque des mains.

— Donne ! fit-elle durement en le regardant au fond des yeux. C’est à moi de la lui passer au cou ! J’aime à payer mes dettes ! Tu m’as délivrée. Je ne te laisserai pas te souiller les mains à son contact. Contente-toi de tirer sur la corde.

Quelques minutes plus tard, Tudal de Saint-Mélaine se balançait comme un gros fruit gâté à la maîtresse-poutre de sa maison. Haletants et pâles, Gilles et Corentine se regardaient. La mort du rouquin avait été à l’image de sa vie : ignoble et vile. Il n’avait cessé de vomir des injures que pour sangloter et implorer sa grâce mais pas un instant le dernier des Tournemine n’avait senti l’ombre d’une pitié effleurer son cœur glacé. L’image de Judith jetée vivante au fond d’un trou ne le quittait plus. Très calme en apparence, il alla jusqu’à la table, y prit un flacon de rhum encore à moitié plein et en avala une longue rasade.

— Deux ! soupira-t-il en reposant le flacon. Il ne nous reste plus qu’à attendre Morvan !

Et, sans que ses mains tremblassent le moins du monde, il se mit à recharger posément ses pistolets. Puis, déverrouillant la porte qu’il entrouvrit, il s’installa en face d’elle, dans le fauteuil qu’avait occupé naguère sa victime, un pistolet dans chaque main tandis que Corentine, s’enveloppant dans sa mante, allait s’accroupir sur la pierre de l’âtre comme un bizarre génie domestique… Il ne restait à Gilles plus qu’à attendre le dernier des Saint-Mélaine. Ensuite… il ne savait pas très bien ce qu’il ferait ensuite mais il éprouvait une lassitude infinie. En vingt-quatre heures, il avait vieilli de dix ans. Et de davantage encore depuis une heure…

Son amour d’adolescent, si doux et si pur, né un soir de septembre dans l’éclat d’un soleil couchant s’achevait dans la nuit, l’horreur et le sang. Sa vengeance avait le goût âpre des fruits qui n’ont pas mûri suffisamment mais il savait que, tout à l’heure, quand paraîtrait Morvan, il n’hésiterait pas à s’en gorger de nouveau. Il avait offert cinq holocaustes aux mânes de celle que, sans en avoir bien clairement conscience, il n’avait jamais cessé d’aimer. Il en fallait un de plus mais sacrifiât-il cent hommes que sa souffrance n’en serait pas apaisée puisque jamais plus sur cette terre, il ne retrouverait Judith. Même sa lettre d’adieu n’avait plus de sens puisqu’elle avait choisi le refuge d’autres bras… Il la tira de sa poche, la laissant négligemment tomber dans les flammes. Ce faisant, son regard fixa sa propre main gauche qu’il approcha de son visage. La bague au chaton d’or et d’émail bleu qui avait appartenu à son père y brillait doucement. Du doigt, il en caressa le dessin, s’attarda sur les lettres gothiques qui composaient la devise « Aultre n’auray… ». Brusquement, il appuya le chaton sur sa bouche, mordit dedans, luttant contre les sanglots qui montaient de sa gorge. Mais il ne put empêcher une larme de glisser sous ses paupières trop sèches et de rouler sur sa joue.

— Que toi, mon amour, murmura-t-il tout bas, nulle autre que toi… si tu l’avais vraiment voulu.

Il ne retournerait pas à Versailles, pas même à Hennebont ni à Pontivy… Demain, quand tout serait dit, il tournerait la tête de Merlin vers Brest, il s’embarquerait avec lui pour retrouver l’Amérique, la vie des hommes entre eux, la guerre et le danger. Il redeviendrait le Gerfaut, plus téméraire que jamais jusqu’à ce que la mort vienne couronner une légende pour les petits enfants des siècles à venir…

La voix de Corentine, basse et chuchochante cependant, plongea jusqu’au fond de sa rêverie pour le ramener à la réalité.

— Écoute !… Des chevaux approchent !… Voilà Morvan !

— Cache-toi sous la table. Je veux que tu restes hors de vue le plus possible.

Elle obéit sans protester mais il vit qu’elle serrait toujours le pistolet de Tudal sous son bras. Quittant son fauteuil, Gilles s’étira, puis, prenant bien appui sur ses jambes écartées, fit face à la porte et attendit. Le jour avait baissé. La nuit n’était plus loin. La salle basse était pleine d’ombres dansantes que le feu suscitait. Des cavaliers, en effet, s’approchaient. Ils devaient être trois ou quatre. Bientôt ils furent près de la maison. Les chevaux hennirent tandis que résonnait un bruit de bottes prenant vigoureusement contact avec la terre. Des pas marchèrent vers la porte toujours entrouverte, les pas d’un seul homme.

— Entre, Morvan ! cria Gilles. Il y a longtemps que je t’attends…

Une main poussa la porte qui cria en s’ouvrant lentement. Un homme parut.

— Morvan ne viendra pas, dit-il d’une voix aimable. Je l’ai aperçu en arrivant : il fuyait cette maison comme s’il avait le diable à ses trousses ! Je pense que, ce qu’il a vu dans la cour a dû l’épouvanter suffisamment et d’autant plus qu’il était seul.

Sans baisser ses pistolets, Gilles toisa l’inconnu, et fronça les sourcils. C’était de toute évidence un gentilhomme. Cela s’entendait au son de sa voix polie, se voyait à l’élégance de son costume de chasse en velours gris et à son maintien plein de distinction. Il pouvait avoir une trentaine d’années et son visage ouvert était plutôt sympathique. Mais que diable venait-il faire là ?

— Puis-je vous demander qui vous êtes, Monsieur ?

— Très volontiers. Je me nomme René Le Prestre de Châteaugiron. Vous êtes venu chez moi ce matin et je crois que vous y avez éprouvé une grande émotion… si j’en juge du moins ce que je vois. Votre justice est redoutable chevalier… et plutôt expéditive.

Avec la nonchalance d’un amateur de pièces rares visitant un musée, le châtelain de Trecesson s’en alla contempler le cadavre du Tudal, toujours accroché à sa poutre puis jeta un coup d’œil au joueur de biniou déjà raidi dans sa flaque de sang qui se coagulait. Mais Gilles sur la défensive se raidit.

— Après le drame qui s’est déroulé sur vos terres, Comte, trouvez-vous que ma main ait été trop lourde ?

— En aucune façon, mon ami… vous permettez que je vous appelle ainsi ? Il y a longtemps que ces gredins méritaient le dernier supplice. J’en arrive même à penser qu’il eût été dommage que ma femme eût réussi à vous rappeler. D’ailleurs, si je suis venu jusqu’ici, c’était uniquement pour vous prêter main-forte, non pour m’opposer en quoi que ce soit à vos desseins.

— Et cependant vous avez laissé Morvan m’échapper si je vous ai bien compris ?

— Mon Dieu, oui ! Je ne voulais pas perdre, à lui courir après, un temps qui pouvait être précieux. Songez que j’ignorais ce qui s’était passé dans cette maison. Et puis, sincèrement, je crois que la mort… momentanée, de cette pauvre et ravissante enfant est convenablement vengée maintenant. Laissez donc Morvan aller se faire pendre où il voudra. De toute façon cela ne tardera guère.

— La mort… momentanée ! Songez-vous, Monsieur, à ce que vous dites ? Votre ton est bien léger pour ce drame !

— J’y songe, chevalier, je ne songe même qu’à cela. C’est… un sac de sable qu’à la demande expresse de Mademoiselle de Sainte-Mélaine, nous avons enterré dans notre chapelle… Elle nous a fait jurer de garder le secret pour préserver une vie que Dieu lui avait conservée par miracle. Ce matin, devant votre bouleversement, ma femme qui vous avait conduit à la chapelle pour vous mettre à l’épreuve, a failli tout vous dire. Elle a couru après vous, elle vous a rappelé… mais vous étiez déjà loin…

La tête bourdonnante, à demi étouffé par cette joie trop forte après tant de douleur, Gilles dut s’appuyer au manteau de la cheminée, à deux doigts de l’évanouissement. Judith ! Judith… pouvait-elle donc être encore vivante ?

— Eh bien ! fit le comte en riant. Vous n’allez pas maintenant vous pâmer comme une jouvencelle ? Si vous voulez m’en croire, nous allons quitter ce vilain endroit. Mes gens que j’ai laissés dehors vont se charger… du ménage et nous, nous allons rentrer à la maison. Ma femme vous y attend ainsi qu’un bon souper et un bon lit. Nous causerons chemin faisant… Mais, que cherchez-vous sous cette table ? Si c’est une assez belle fille avec un œil poché qui s’y tenait tapie avec un énorme pistolet je vous préviens qu’elle en est sortie depuis cinq bonnes minutes et qu’elle s’est enfuie en courant comme une folle… Je lui ai peut-être fait peur…

Les couleurs revenaient lentement au visage de Gilles qui esquissa un pâle sourire.

— Non. Mais elle est comme les bons soldats. Quand le combat est terminé, ils regagnent leurs quartiers sans rien demander à personne ! J’irai la voir avant de quitter le pays !

Une fois de plus la marée descendait. Une grosse marée de fin d’hiver, puissante et gonflée, qui entraînait vers l’océan les eaux bleuâtres du Blavet… Debout, près du nid d’herbes folles où jadis pêchait un petit paysan aux pieds nus, le chevalier de Tournemine regardait les barques aux voiles rouges descendre l’une derrière l’autre pour la pêche de nuit. Tout était comme autrefois et pourtant rien n’était plus pareil.