Mais il n’entendait plus rien que les cris de son propre cœur et les clameurs d’un désespoir où se mêlait le remords. Il atteignit la voûte, sauta en voltige sur Merlin que le palefrenier y avait abrité et sortit du château comme une tempête, sans même songer à reprendre son manteau et son chapeau.
Il remonta le vallon dans la brume liquide que le ciel déversait, enlevant son cheval qui bondit avec la légèreté d’un oiseau. Il ne sentait ni la pluie ni le froid, rien que cet enfer brûlant qu’il avait dans la poitrine et qui lui donnait l’impression qu’il allait éclater comme une chaudière trop poussée. Il arracha même la perruque blanche libérant ses cheveux qui claquèrent au vent de la course folle. Il n’avait plus qu’un but, une idée fixe ; atteindre le Frêne et y abattre, comme bêtes puantes, les bourreaux de Judith.
Il piqua à travers la forêt de bois en sommeil, franchit des rochers, des ruisseaux, des ravins. Avant de quitter Ploermel, ce matin, Le Coz lui avait soigneusement expliqué la route qui menait chez Saint-Mélaine.
— C’est beaucoup plus près de Trecesson que d’ici, lui avait-il dit. Cherchez un village qui s’appelle Néant !…
Le mot lui avait arraché une grimace. Maintenant il lui trouvait une saveur presque douce. Le Néant c’était là qu’il voulait envoyer les assassins mais si lui-même tombait dans le combat, si la mort le prenait dans cette maison qui avait vu l’enfance de Judith, avec quelle joie il accompagnerait au néant les deux Saint-Mélaine ne fût-ce que pour réclamer de Dieu leur damnation. Depuis le récit de Guégan, la vie avait perdu tout son prix. À quoi pouvait lui servir un vieux nom, un titre, un grade, la gloire et la fortune s’ils n’étaient destinés qu’à meubler sa solitude ?
À la corne d’un étang, il rencontra deux hommes qui coupaient des roseaux, retint à pleins poings Merlin qui eut un hennissement de protestation et se cabra.
— Le chemin de Néant ? cria-t-il.
— Tout… tout droit jusqu’à la prochaine fourche. Et là, à main droite !
Il se fouilla, jeta une piécette au petit bonheur et repartit comme l’ouragan tandis que l’homme ôtait son bonnet de laine bleue et se signait, persuadé qu’il était d’avoir rencontré le Chasseur Maudit en route vers les abîmes de l’Érèbe. Mais il n’en chercha pas moins la pièce qui était tombée dans l’herbe…
Après le village où il sema la panique dans un groupe de femmes en mantes noires sortant de l’église, il reconnut sans peine les repères que lui avait indiqués Le Coz, et quitta la route de Dinan pour un chemin creux ravagé d’ornières qui l’obligea bientôt à ralentir considérablement son allure sous peine de voir Merlin s’y abattre, les jambes brisées. D’ailleurs, le repaire n’était plus loin. Il fallait à présent reconnaître les lieux et ne pas se faire piéger bêtement par les défenses dont les deux gredins avaient dû protéger leur tanière. Il l’aperçut bientôt par un trou de la haie…
C’était une lourde maison de pierre couleur lie-de-vin adossée à un bois noir. De belles lucarnes et un grand escalier de pierre extérieur montant jusqu’à l’étage qui l’élevait au-dessus des bâtiments de fermes dont elle s’entourait lui donnaient quelque noblesse. Aucune lumière ne brillait aux étroites fenêtres dont les vitres, grises de poussière sans doute, n’avaient pas un éclat, mais un filet de fumée couronnait l’une des cheminées. Sur la droite, une grande mare brillait d’un éclat sourd de mercure au milieu d’un grand arbre qui devait être le frêne en question. De loin cela ressemblait davantage à une grosse ferme qu’à un manoir. La pluie avait cessé. Gilles leva la tête et regarda le ciel. Il était d’un gris pâle, uni et triste mais sans nuages visibles. La nuit était encore loin ! Puis son regard revint vers le bois qui protégeait les arrières de la maison. Peut-être vaudrait-il mieux faire un détour et arriver par là afin de bénéficier d’un effet de surprise ?
Il n’eut pas le temps de se poser longtemps la question. Le claquement rapide d’une paire de sabots se fit entendre et une femme couverte de la tête aux pieds dans une grande mante à capuchon apparut au tournant du chemin creux, sautant les flaques d’eau avec la légèreté d’une bergeronnette. En apercevant le cheval et le cavalier, elle s’arrêta un instant puis, sans se presser, vint vers eux en balançant ses hanches.
Quand elle leva la tête, son visage s’encadra dans l’ellipse noire du capuchon. Un visage large et osseux, au front plat sous des cheveux d’un blond presque blanc. La bouche charnue était rouge comme une blessure fraîche et la fille eût été belle si l’un de ses yeux, tuméfié et bleui n’eût été à demi fermé. Elle toisa Gilles avec insolence.
— Je ne t’ai encore jamais vu, toi ? Tu es de leurs amis ?
— Est-ce que j’en ai l’air ?
— N…on. Non, tu n’en as pas tellement l’air. Alors tu ferais mieux de t’en aller. On n’aime pas les inconnus par ici.
— Je n’ai que faire de tes conseils ! Réponds seulement à une question : les deux frères sont-ils là ?…
La fille haussa les épaules avec un ricanement et voulut poursuivre son chemin. Mais Gilles avait déjà sauté à terre et l’attrapait par sa mante, si brutalement qu’elle poussa un cri de frayeur et faillit tomber mais il l’avait saisie par le bras d’une main ferme.
— Je t’ai posé une question, tâche d’y répondre ! Je ne suis pas patient.
— Tu me fais mal, gémit-elle. Et puis ?… ne me regarde pas comme si tu voulais me fouiller le cœur. Tu as des yeux plus froids qu’une dague… Laisse-moi aller mon chemin. J’ai assez vu cette maison et ceux qui sont dedans.
— Alors ils sont là ? Réponds ! Je ne te lâcherai pas avant.
— Qu’est-ce que tu leur veux ?
— Je pourrais te dire que ça ne te regarde pas mais comme tu n’as pas l’air de les aimer beaucoup, je veux bien te renseigner : je viens les tuer, tous les deux ! Et si tu me dis ce que tu sais, je te donnerai une pièce d’argent.
L’œil intact de la fille, qui était d’un joli vert, étincela d’une joie sauvage.
— Dis-tu vrai ? Tu veux les tuer ?
— Sur mon honneur !
— Alors viens ! Non seulement je vais te répondre, mais encore je vais t’aider ! Je sais comment entrer dans la maison sans passer par la cour où trois hommes veillent continuellement. Il y a aussi un chenil avec des bêtes à te mettre en pièces. Garde ton cheval en bride : je te montrerai où le cacher sans quoi ils te tueront rien que pour pouvoir te le voler.
Il voulut lui mettre une pièce dans la main, mais elle le repoussa.
— Garde ton argent, beau cavalier ! Il y a trop longtemps que je rêve de les voir morts ces deux sacs de pourriture ! Regarde, ajouta-t-elle, désignant son œil. Qui crois-tu qui m’a fait ça ?
— L’un d’eux ?
— Oui ! Ce cochon de Tudal, l’aîné. Il y a deux ans que je suis sa maîtresse. Sa maîtresse ! ajouta-t-elle avec amertume, je devrais dire son chien, son esclave. Quand il a envie d’une autre fille, il me chasse en me tapant dessus. Tiens, regarde encore ça.
Et, relevant sa manche, elle montra son bras curieusement déformé par une fracture mal réparée.
— Dans ce cas, pourquoi reviens-tu ? Deux ans… c’est long.
— Je ne reviens pas ! C’est lui qui m’envoie chercher. Quand il n’a rien d’autre à se mettre sous la dent, il aime mon corps ! Et malheur à moi si je n’obéis pas ou si je le fais seulement attendre. J’ai une mère impotente au village : il menace de la tuer si je ne viens pas. Quelquefois, il me laisse tranquille un mois ou deux, ça dépend de la fille pour qui il a du goût sur le moment. Cette fois, c’est une gamine qui n’a pas quinze ans qu’on lui a menée hier comme une vache au taureau. Je ne sais pas où il l’a trouvée. Mais tais-toi, nous arrivons…
En coupant à travers champs sans quitter pourtant l’abri des haies, elle lui fit contourner la propriété, passer au-delà de la mare au frêne, gagner l’abri du bois en franchissant un passage entre deux buissons de houx. Les murs rougeâtres de la maison apparurent tout proches.
— Tu vas laisser ton cheval ici. Personne ne le verra et je vais te faire entrer par la porte du cellier, chuchota la fille. Au fait, j’ai oublié de te dire : Tudal seul est au logis. Tu n’auras pas beaucoup de peine à le tuer : il a une crise de goutte qui le fait hurler dès qu’il met le pied par terre mais ça ne l’empêche pas de lutiner la fille et de boire comme une éponge.
Gilles fronça les sourcils.
— Et Morvan ? Où est-il ? Le compte que j’ai à régler les concerne tous deux.
— Il est parti ce matin avec deux hommes. Je ne sais pas où mais sûrement pour quelque mauvais coup. Tout ce que je peux te dire c’est qu’il reviendra ce soir. Tu n’auras qu’à l’attendre.
Gilles attacha Merlin à un arbre, prit ses pistolets dans ses fontes, les passa dans sa ceinture, mit une poire à poudre et des balles dans sa poche et s’assura que son épée jouait bien dans son fourreau.
— Au fait… comment t’appelles-tu ?
— Ma mère me dit Corentine, murmura-t-elle, mais les autres m’appellent…
— Je ne veux pas le savoir… Demain, tu pourras redevenir Corentine pour tout le monde. Allons maintenant !
Il avait failli l’interroger au sujet de Judith mais une pudeur l’avait retenu : la forme terrifiée de la petite mariée de Trecesson ne pouvait se dresser entre lui et cette malheureuse dont la pureté n’était plus qu’un lointain souvenir. Plus tard, peut-être, quand le sang des Saint-Mélaine aurait lavé leur bauge…
Guidé par Corentine, il franchit de nouveau les barrières de houx, se glissa vers une porte très basse qui s’ouvrait au fond d’une sorte de fossé à sec dans lequel tous deux se laissèrent glisser. La fille ouvrit cette porte avec assez de précautions pour qu’elle ne grinçât pas. Une horrible odeur de vin ranci et de fruits pourris leur sauta aux narines et ils se retrouvèrent dans un cellier qui, en dehors de deux barriques de taille respectable, semblait contenir plus de bouteilles cassées que de flacons pleins. Deux rats s’enfuirent en criant à leur approche.
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