Gilles salua et s’assit.
— Je vous supplie de croire, madame, que je ne me serais pas permis de vous importuner de la sorte si je n’avais à vous offrir des raisons trop graves pour être différées d’un seul instant. Veuillez me pardonner… et songer qu’il y va de ce qui fait l’objet le plus important de toute ma vie.
Agathe de Trecesson, épouse de René-Joseph Le Prestre, Comte de Châteaugiron et marquis d’Espinay, pouvait avoir vingt-cinq ou vingt-six ans. Elle n’était pas régulièrement belle mais son petit visage sérieux, couronné de magnifiques cheveux châtain clair respirait la douceur, ainsi d’ailleurs qu’une lassitude, visible aux cernes dont se marquaient ses yeux bruns. Des yeux qui examinaient le visiteur avec une attention un peu perplexe.
— Est-ce donc si grave ? articula-t-elle enfin.
— Plus que je ne saurais le dire, Madame la Comtesse.
— Eh bien ! soupira la jeune femme. Tu peux nous laisser, Perrine ! La laine attendra…
La fillette se leva, cherchant où poser le gros écheveau qui encombrait ses mains. Gilles, spontanément, offrit les siennes.
— Si vous le permettez ! J’ai bien souvent fait cela quand j’étais enfant.
Une lueur de gaieté traversa le regard las de la future mère tandis que Gilles, quittant son fauteuil, pliait ses longues jambes pour s’installer sur le tabouret.
— C’est bien la première fois que ma dévideuse sera un militaire, dit-elle en souriant. Car vous êtes soldat, n’est-ce pas, Monsieur le Chevalier. Cela se voit à votre maintien,
— En effet, madame. Lieutenant « à la suite » aux Dragons de la Reine.
La Comtesse reprit sa pelote et recommença à enrouler la grosse laine bise qui s’envolait lentement des mains du jeune homme.
— Savez-vous que votre nom m’a surprise, tout à l’heure ? reprit-elle au bout d’un instant. Je ne savais pas qu’il existât encore des Tournemine. Je croyais le nom éteint.
— Il l’était, madame, ou plutôt il se fût éteint en la personne de mon père, le Comte Pierre si, frappé à mort sur le champ de bataille de Yorktown, il ne m’avait reconnu solennellement en présence de tous les chefs de l’armée. Le Roi a bien voulu entériner cette reconnaissance d’un garçon qui jusqu’à cette minute n’était qu’un… accident !
L’intérêt anima soudain le visage de la jeune femme.
— Yorktown ? Où prenez-vous cela ?
— En Amérique, madame… et plus précisément en Virginie. N’avez-vous pas entendu parler des succès remportés là-bas par nos armes sur l’Angleterre ?
— L’Amérique ? Y étiez-vous donc, monsieur ?
— Voici deux mois que j’en suis revenu à la suite de M. le duc de Lauzun que le comte de Rochambeau et le général Washington avaient chargé de porter à Versailles la nouvelle de leur victoire.
— Une victoire ! En Amérique ! Décidément, ici nous sommes ignorants comme des sauvages. Ah ! chevalier, il va vous falloir attendre ici le retour de mon époux. Il m’en voudrait infiniment de ne pas avoir retenu un homme aussi intéressant. Je ne vous lâche plus.
— Hélas, madame… Je crains de ne pouvoir m’attarder. Puis-je vous rappeler que je suis ici pour affaire grave ?… et urgente !
La châtelaine rougit, esquissant un sourire confus.
— Pardonnez-moi, je l’avais oublié. Vous mettez tant de bonne grâce que je vous traitais déjà en vieil ami.
— J’espère que vous me traiterez encore de même lorsque j’aurai parlé. Encore que je doive vous rappeler un vilain souvenir. Madame… Il y a peu, aux vigiles de Noël, les abords de ce château ont été le théâtre d’un drame atroce. Une jeune femme, vêtue d’une robe de mariée…
Mme de Châteaugiron se leva d’une pièce, lâchant la pelote de laine qui alla rouler jusqu’au milieu du salon. Elle était devenue si pâle que Gilles crut, un instant, qu’elle allait s’évanouir. Elle mit ses deux mains sur ses oreilles comme si, dans un lointain connu d’elle seule, elle entendait des cris.
— Pour l’amour du ciel, monsieur, ne me parlez pas de cette abominable histoire ! Je ne veux plus en entendre parler… Je ne pourrais pas le supporter… Elle hante mes nuits…
— À mon tour de vous dire : pour l’amour de Dieu, madame, ayez pitié ! Je devine combien cette évocation doit vous être pénible, mais daignez songer que, moi, cette histoire me tue. Depuis que je l’ai entendu conter je crains… mon Dieu ! je devrais dire je meurs de peur d’apprendre que la victime en était la jeune fille que j’aimais, celle pour qui je me suis battu en Amérique, celle que je revenais chercher. Écoutez-moi, madame. Ne refusez pas de m’écouter ! Il faut que vous m’aidiez.
De son tabouret, il n’avait eu aucune peine à s’agenouiller à demi aux pieds de la Comtesse qui, lentement, laissa retomber ses mains tandis qu’un peu de rose revenait à ses pommettes.
— Si l’on vous a raconté l’histoire, monsieur, je ne vois pas ce que je pourrais vous dire de plus, fit-elle d’une voix éteinte. D’ailleurs… d’où la tenez-vous ?
— D’un certain Guégan, le sabotier de Campénéac…
— L’homme qui était dans l’arbre ? Je comprends.
— Ce malheureux, lui aussi, a perdu le sommeil. Il boit et quand il a bu, il parle. Madame, je vous en supplie, il n’entre pas dans mes intentions de vous faire souffrir mais j’ai besoin que vous répondiez à une question… à une seule !
— Laquelle ?
— D’après le récit de Guégan, la victime n’était pas tout à fait morte quand on l’a tirée de… Il s’est écoulé un assez long moment avant que votre époux ne porte la nouvelle de sa mort définitive. Il se peut qu’elle ait un instant repris connaissance… qu’elle ait pu vous apprendre son nom ?
— Si c’est là votre question, Monsieur le chevalier, je n’y répondrai pas.
Lentement, Gilles se releva de manière à pouvoir plonger son regard dans celui de la châtelaine.
— Non. Ce n’est pas ma question. Vous n’y répondriez pas en effet car il se peut que vous conserviez envers moi quelque méfiance. Ma question va venir dans un instant. Je vais vous dire un nom, Madame la Comtesse. En échange, je ne vous demande qu’un mot de trois lettres : oui… ou non ! Rien de plus !
Il dominait la jeune femme de toute la tête, cherchant à capter un regard qui se refusait et qui pourtant, peu à peu, se laissa prendre. L’horreur qu’il y lut n’était pas feinte, ni d’ailleurs l’angoisse.
— Mais enfin, chevalier, qu’est-ce qui peut vous faire croire que je puisse répondre à cette question ? Qui vous dit que cette pauvre enfant a pu…
— Rien, madame ! Si ce n’est mon cœur et la foi que j’ai en Dieu. Il n’a pas pu laisser perpétrer un forfait aussi infâme sans laisser une trace, si petite soit-elle, pour la vengeance.
— La vengeance ! Est-ce à dire que, si je pouvais répondre à votre question… et répondre oui ?…
— Avant ce soir j’aurai fait justice. J’en fait serment sur la mémoire de mon père. Voulez-vous répondre ?…
Mme de Châteaugiron baissa la tête et se détourna comme pour échapper à ce regard impérieux qui semblait vouloir fouiller jusqu’au fond de sa conscience. Un instant, elle garda le silence. Puis, se dirigeant vers la porte du salon :
— Venez ! dit-elle seulement.
Des mains d’une servante, elle prit, dans le vestibule une grande mante à capuchon dont elle s’enveloppa.
— Où allons-nous ? demanda Gilles.
— À la chapelle. De l’autre côté de la cour comme vous pouvez voir.
Celle-ci apparaissait, en effet, à travers la pluie fine qui s’était mise à tomber et qui l’enveloppait d’une brume humide.
C’était une petite chapelle née au temps de la Renaissance, étroite et précieuse comme un coffret malgré l’appui vigoureux de deux gros contreforts, avec son unique fenêtre de façade dont le meneau flamboyant s’ornait d’une fleur de lys. La porte ogivale s’ouvrit facilement sous la main de la comtesse, révélant les dalles sombres de l’intérieur, les quelques bancs ouvragés et l’autel simple devant lequel un vieux prêtre à cheveux blancs était en prières.
Marchant sur la pointe des pieds pour ne pas troubler sa méditation, Mme de Châteaugiron conduisit Gilles jusqu’à la minuscule sacristie. Là, elle ouvrit un coffre, en tira un voile maculé et un bouquet de fleurs fanées devant lesquels le chevalier, malgré son empire sur lui-même, se sentit pâlir.
— Nous lui avons donné sépulture sous les dalles de la chapelle, mais nous avons gardé ceci comme preuve, murmura la Comtesse. Maintenant, je suis prête à répondre à votre question… Sachez seulement que je ne répondrai qu’à une seule.
— Il n’en sera pas autrement. Je veux seulement savoir si la malheureuse enfant dont vous avez accueilli le corps supplicié se nommait Judith de Saint-Mélaine ?
— Oui…
Le jeune homme avait beau s’attendre à ce oui, le choc ne l’en fit pas moins vaciller. Il dut fermer les yeux un instant, serra les dents. Quand il les rouvrit, il vit en face de lui le visage surpris de la Comtesse.
— Cela fait si mal ? demanda-t-elle.
— Plus que je n’aurais cru… plus que je ne saurais le dire ! Je l’aimais tant, sans bien m’en rendre compte, hélas ! Pardonnez-moi, madame…
D’un geste vif, il saisit la touffe de fleurs fanées qui avait orné les cheveux de Judith, le voile qui avait servi de suaire à ce corps charmant dont le souvenir, il le sentait bien maintenant, ne cesserait plus de le hanter. Il y appuya ses lèvres avec passion puis remettant le tout en vrac dans les mains de la Comtesse et, sans même saluer, avec un sanglot rauque, il s’enfuit de la chapelle en courant, s’élança dans la cour. La voix de la jeune femme, qui s’était lancée à sa suite, le poursuivit :
— Chevalier ! Je vous, en prie, attendez !… Ne partez pas ainsi… Revenez !
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