» — Vite ! Un coureur à cheval pour chercher un médecin ! a ordonné le Comte. Le cœur bat encore un peu ! Nous allons l’emporter au château.
» On est tous repartis en cortège et, dans la cour du château, j’ai vu venir Madame la Comtesse et ses servantes et le chapelain qui faisaient de grands “hélas”. La jeune dame a été portée dans la maison et Monsieur le Comte est venu vers moi. Il m’a donné une pièce d’or en disant que j’étais un brave homme, qu’il ne m’en voulait pas pour le braconnage, que je pouvais maintenant rentrer chez moi en paix. Mais j’ai demandé la permission d’attendre un peu pour savoir si la pauvre victime était revenue à la vie. Hélas !… quand l’aube s’est levée, on est venu me dire que tout était fini. Malgré les efforts de la dame du château, et du chapelain, elle venait de passer pour tout de bon. Le médecin de Ploermel qu’on avait envoyé chercher par un valet à cheval arriva juste à temps pour apprendre qu’on n’avait plus besoin de lui. Alors, je suis rentré chez moi ! Mais depuis j’ai toujours la vision de la belle mariée et de sa tombe ! Une bien triste et bien vilaine histoire, n’est-ce pas, monsieur ?
Un silence suivit. Tous ces hommes rudes se regardaient et au fond de tous les yeux il y avait la même horreur. D’un doigt nerveux, Gilles ouvrit son col sous lequel il se sentait étouffer.
— Sait-on le nom de cette jeune femme… de ces deux assassins ? demanda-t-il.
— Ma foi non, monsieur, dit Guégan. Personne au château ne connaissait la jeune dame. J’ai entendu Madame la Comtesse dire qu’elle ne l’avait jamais vue et que, d’ailleurs, elle n’avait pas entendu dire qu’il y eût un mariage dans la région ce jour-là. Quant aux hommes, ils portaient des masques ! Avec votre permission, mon gentilhomme, je boirai encore un petit coup et puis on rentrera. Il se fait tard… et maintenant, je n’ai plus envie de rester dehors dans la nuit.
L’un après l’autre, les buveurs disparurent après avoir salué le chevalier. Mais il ne leur prêtait plus aucune attention. Le dos tourné, debout devant le feu, les jambes écartées et les bras croisés sur sa poitrine, il déchirait de ses doigts nerveux la batiste de sa cravate, luttant contre le désespoir furieux qu’il sentait monter en lui. Dans les flammes de l’âtre, il croyait voir Judith telle qu’il l’imaginait dans l’affreuse scène décrite par Guégan. Judith en robe de mariée, des fleurs dans ses cheveux flamboyants, Judith jetée toute vivante au fond d’un trou boueux ! Car, pour lui, l’identité de la mariée de Trecesson ne faisait aucun doute, c’était Judith que ses misérables frères avaient ainsi ignoblement mise à mort. Il l’avait reconnue à la description du braconnier… et aussi à l’affolement de son propre cœur. Mais pourquoi ces deux bandits l’avaient-ils tuée le soir de ses noces, des noces pour lesquelles ils l’avaient tirée du couvent, qu’ils avaient voulues ? Et le mari ? Où était-il celui-là pendant que l’on enterrait sa femme ? Déjà mort peut-être ?
La voix basse de l’aubergiste le tira de sa sinistre méditation.
— Vous devriez aller dormir, mon gentilhomme. Tenez, buvez encore ça. C’est ma tournée.
Gilles se retourna. Le Coz était debout derrière lui et lui tendait un gobelet. Dans son regard gris, le jeune homme crut avoir une sympathie, une pitié… Il prit le gobelet, le vida d’un trait. Le rhum brûla sa gorge sans ranimer son corps qu’il sentait glacé jusqu’à la moelle des os.
— Et toi ? demanda-t-il brusquement. Tu n’as aucune idée, toi non plus, sur les acteurs de ce crime odieux ?
Le visage de l’aubergiste resta de pierre.
— Un aubergiste, ça ne peut pas avoir d’idées si ça veut vivre vieux ! Mais quelque chose me dit que vous, mon gentilhomme, vous en avez une, d’idée ? Vous aviez l’air d’un mort vivant, tout à l’heure quand Guégan a parlé de la belle jeune femme aux cheveux couleur de cuivre ?
— Peut-être… mais je ne suis pas sûr. Je t’en supplie, si tu sais quelque chose qui puisse m’indiquer le moyen d’abattre ses assassins, si tu la connais… il faut me le dire.
— Je ne la connais pas. Devant Dieu qui m’entend, je jure que je ne l’ai jamais vue. Mais un bandit à cheveux rouges pourvu d’un frère qui devait avoir les mêmes… je crois que vous et moi pouvons deviner de qui il s’agit. Sinon, pourquoi m’auriez-vous demandé tout à l’heure si je savais où se trouve le Frêne ! Seulement, je ne savais pas qu’il y avait une fille dans la famille. Probable qu’elle devait habiter ailleurs… mais voulez-vous me permettre de vous donner un conseil ?
— Si tu veux ! Cependant je ne te promets pas de le suivre.
L’aubergiste eut un sourire et, armé d’un torchon, se mit à essuyer la table des buveurs.
— Vous en ferez ce que vous voudrez mais, au lieu de courir tout droit au Frêne dès le jour levé comme je vois bien que vous en brûlez d’envie, vous devriez aller d’abord à Trecesson. Je sais que Monsieur le Comte y est. Il pourra peut-être vous donner des détails d’où vous tirerez une certitude ! Car, tout de même, il peut y avoir un doute, si petit soit-il !…
Neuf heures sonnaient au clocher de l’église. Le tintement de l’horloge s’étouffa soudain sous le fracas d’une lourde voiture arrivant au grand trot. La place s’emplit du martèlement des sabots, du tintement des sonnailles et des cris des postillons. Une portière claqua… La malle de Rennes venait d’arriver.
— Bonsoir ! fit Gilles en se dirigeant vers l’escalier dont les marches de bois crièrent sous son poids.
— Bonsoir, monsieur l’officier ! Que Dieu vous donne un sommeil sans rêves ! s’écria Le Coz en se ruant au-devant des voyageurs.
Rentré dans sa chambre, le chevalier de Tournemine sortit ses pistolets de leur étui et se mit froidement à les vérifier. Puis il tira son épée, l’examina avec le plus grand soin, tâtant du doigt la pointe et le fil. Enfin, se tournant vers la croix de bois noir pendue au mur, il l’apostropha durement.
— Si tu as permis ce crime immonde, Seigneur, sache que demain à pareille heure les Saint-Mélaine seront morts… ou bien ce sera moi. Et tu n’auras pas le droit de me reprocher quoi que ce soit…
CHAPITRE XVI
« AULTRE N’AURAY… »
Immobile sur sa selle tandis que Merlin grattait le sol d’un sabot impatient, Gilles contemplait Trecesson avec un mélange d’admiration et de douleur, surpris de lui trouver tant de charme en dépit de l’effrayant souvenir qui s’y attachait.
Malgré la sévérité des bois dépouillés par l’hiver dont il s’enveloppait, malgré l’appareil encore féodal de son châtelet d’entrée, de sa tour hexagone et de sa profonde voûte ogivale, malgré le ciel bas et les nuages lourds de pluie qui coiffaient ses toits d’ardoise fine, le château de schiste carminé adouci de lierre rêvait au bord de son étang avec la grâce hautaine d’un prince de légende. Il ne gardait aucune trace visible de la nuit atroce dont il avait été la toile de fond, comme si rien ne pouvait l’atteindre derrière le rempart de ses eaux dormantes habitées de canards et de grenouilles criards.
Le Chevalier s’attarda un moment au bord du grand manoir comme au bord d’une certitude, peut-être pour laisser à l’émotion qui lui serrait le ventre le temps de s’apaiser. Dans la nuit sans sommeil qu’il venait de vivre, il avait connu l’enfer des regrets mêlés à la haine et à la soif de vengeance. Il avait rêvé pour les Saint-Mélaine une mort dans la plus féroce tradition iroquoise. Une balle de pistolet, un coup d’épée, c’était vraiment trop peu pour les monstres capables d’étouffer sous la terre noire la grâce d’une enfant, sa petite sirène de l’estuaire habillée de soleil. En imaginant son agonie au fond de la tombe, le dernier des sanglants Tournemine rêva d’entendre les deux frères hurler longuement dans les tortures…
Las d’une immobilité qui lui déplaisait, Merlin hennit en agitant sa tête fine, secouant le songe sinistre.
— Tu as raison, soupira Gilles, nous perdons du temps ! Il faut aller… et savoir. Être sûr. Peut-être est-ce que je me trompe… Mais il n’y croyait pas.
L’appel de la cloche fit accourir un palefrenier qui, devant la mine hautaine du gentilhomme, s’inclina avec déférence. Non, Monsieur le Comte n’était pas au château mais Madame la Comtesse, elle, s’y trouvait…
— Dans ce cas, demandez-lui si elle veut bien faire au chevalier de Tournemine de la Hunaudaye la grâce d’un moment d’entretien pour affaire grave.
Guidé par l’homme, Gilles franchit le pont dormant, la voûte profonde et déboucha dans une cour de belle ordonnance ouvrant sur un beau jardin en terrasse que prolongeait la masse dense de la forêt. Le palefrenier prit la bride de Merlin et remit son maître à un majordome qui se chargea de l’annoncer. Un moment plus tard on l’introduisit dans un petit salon du rez-de-chaussée, jolie pièce aux boiseries claires ouvrant à la fois sur la cour et sur l’étang et où pétillait un grand feu sous l’œil un rien figé de quelques portraits de famille.
Assise auprès de la cheminée, dans une bergère couverte de tapisserie à grands bouquets, une jeune dame, coiffée de dentelles et vêtue d’une robe de velours brun dont l’ampleur dissimulait adroitement une taille momentanément épaissie, dévidait un gros écheveau de laine tendu sur les deux mains d’une jeune paysanne assise à ses pieds sur un tabouret. Elle salua l’arrivant d’une inclination de tête.
— On me dit, monsieur, que vous souhaitez m’entretenir d’affaires importantes et je ne vous cache pas que vous me voyez fort embarrassée. Monsieur de Châteaugiron s’est rendu tôt ce matin à Coëtquidan pour une affaire de bornage, je ne sais trop quand il rentrera et malheureusement je ne suis pas du tout certaine de pouvoir le remplacer. Mais entrez, je vous en prie, entrez et prenez place, ajouta-t-elle en indiquant un fauteuil proche du sien.
"Le Gerfaut" отзывы
Отзывы читателей о книге "Le Gerfaut". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "Le Gerfaut" друзьям в соцсетях.