Transporté de joie, le nouveau chevalier se jeta incontinent sur sa plume pour annoncer enfin à l’abbé de Talhouët son retour et l’étonnante fortune que lui avait valu sa rencontre providentielle avec Pierre de Tournemine. Il y avait plusieurs mois qu’il n’avait pas écrit, aussi la lettre fut-elle particulièrement longue. Il la terminait en disant qu’il espérait pouvoir aller prochainement embrasser tous ceux qu’il aimait et revoir son pays, au moins en reprenant la route de l’Amérique s’il pouvait obtenir la permission d’y retourner.

La réponse était arrivée : sous une triple forme : un garçon, un cheval et une lettre, le second portant les deux autres. Le garçon se nommait Pierrot : c’était l’un des fils de Guillaume Briant. Le cheval n’était autre que l’ex-Magnus de Fersen rebaptisé Merlin par Gilles lui-même et la lettre émanait du recteur d’Hennebont. Une lettre dont Gilles ne put lire la suscription sans un frisson de joie car elle était adressée à « Monsieur le Chevalier de Tournemine de la Hunaudaye, en l’hôtel de Monsieur le duc de Lauzun rue des Réservoirs… ».

Le bon abbé y disait tout au long sa joie pleine de tendresse en apprenant de si bonnes nouvelles. Il expliquait que le comte de Fersen avait, personnellement, écrit à Guillaume Briant pour lui faire connaître sa décision d’offrir le cheval à son jeune ami. Enfin, il transmettait la lettre que Judith de Saint-Mélaine lui avait fait remettre par la sœur tourière du couvent au jour de son départ pour le Frêne.

Elle est déjà vieille de trois mois, écrivait le recteur, et j’ai le cœur navré en te l’envoyant car il aurait fallu bien peu de choses pour que vous puissiez être l’un à l’autre. Si je compte bien, Judith a été reprise par ses frères le jour même, ou peu s’en faut, où tu touchais les côtes de France. Mais il faut en cela comme en toutes choses s’incliner devant la volonté de Dieu qui vient de tant faire pour toi. On ne peut, en ce bas monde, atteindre tous les bonheurs et la sagesse veut que l’on se contente de ce que l’on a. Adieu, mon cher chevalier, je me charge de faire savoir à ta mère ce qu’il est advenu de toi. N’oublie pas que tu es toujours dans mes prières comme dans mon cœur…

Le feu baissait. Gilles replia la lettre de Judith pour la remettre contre son cœur et se leva en s’étirant avec un soupir. Elle l’avait bouleversé, cette pauvre épître pleine de douleur et de larmes. Quant à se résigner à accepter les décisions tyranniques des frères de Saint-Mélaine, il ne pouvait en être question. Peut-être, en se hâtant, pouvait-il encore arriver à temps pour arracher Judith à son destin.

Le Ciel, d’ailleurs, était apparemment pour lui car le régiment des Dragons de la Reine se trouvait alors cantonné à Pontivy. Gilles s’en alla donc trouver Lauzun pour lui demander de remettre à plus tard sa présentation à la Reine et lui fit part de son désir de gagner la Bretagne au plus vite. Puis, fourrant Pierrot dans la malle de Brest, il boucla son portemanteau et, enfourchant Merlin, prit au grand galop le chemin du pays natal.

Il ne savait pas très bien, ce qu’il allait y faire mais ce qu’il savait bien, c’est que la vie n’aurait plus de sens tant qu’il ne saurait pas ce qu’il était advenu de Judith. À tout le moins, il aurait la satisfaction de mettre quelques pouces de fer dans le ventre de Morvan et, par la même occasion, d’embrocher Tudal, son aîné, si, par malheur, la jeune fille avait choisi la mort pour échapper à un mariage répugnant. Cela seul valait le voyage…

Gilles tira sa montre, récent cadeau de Washington, et constata qu’il était temps de descendre souper. À ce sujet, d’ailleurs, son estomac était encore plus péremptoire. Il se lava les mains, rajusta sa perruque, brossa l’habit bleu sombre, de coupe presque militaire, qu’il portait et descendit dans la salle commune avec l’idée bien arrêtée de faire parler son hôte au sujet des Saint-Mélaine, même si le digne homme devait y mettre quelque répugnance. Peut-être en le faisant boire… encore que les capacités bachiques d’un aubergiste fussent certainement respectables.

Sa table était mise dans le coin le plus proche de la grande cheminée de granit devant laquelle une servante en savates s’affairait à sauter les crêpes. Gilles dilata les narines à leur odeur familière, il y avait si longtemps qu’il n’en avait mangé. Il s’installa à la table couverte d’une nappe à carreaux, de grosses faïences gaiement colorées et d’un gobelet d’étain. Une motte de beurre salé décorée à la forme, du pain à l’épaisse croûte craquante et un pichet de ce cidre mousseux qui était l’orgueil de Ploërmel complétaient le couvert.

Avec l’appétit d’un homme qui a galopé toute la journée et qui connaît la valeur d’un organisme en bon état le chevalier entama son repas.

La dernière crêpe terminée, Gilles poussa un soupir de satisfaction, sortit sa pipe et entreprit de la bourrer en cherchant l’aubergiste de l’œil. Il le vit à quelques pas de lui, appuyé des deux poings à une table, discutant avec deux postillons et attendant le coche de Rennes. Il l’appela d’un geste.

— Quand on a du si bon cidre, on doit avoir l’eau-de-vie qui va avec ! dit-il.

L’homme sourit, visiblement touché dans ses amours secrètes.

— Pour sûr, mon gentilhomme ! Et de la meilleure !

— Alors, apportez-m’en… avec deux gobelets. Nous boirons ensemble !

L’aubergiste obéit avec empressement et revint avec un tonnelet. Il apportait aussi deux verres, expliquant que, pour une pareille merveille, l’étain ne convenait pas.

Gilles goûta l’alcool, claqua la langue et, poussant sa poche à tabac vers son hôte qui, les yeux au plafond, dégustait l’eau-de-vie avec la mine d’un bienheureux en Paradis :

— Asseyez-vous un moment et, si vous êtes fumeur, goûtez ce tabac. Je voudrais vous poser une question. Au fait comment vous appelez-vous ?

Instantanément, le bienheureux aubergiste reprit brutalement contact avec la terre. Les coins de sa bouche, relevés en un sourire béat, retombèrent.

— Le Coz… Yvon Le Coz… mais si votre question doit concerner le Frêne, j’aimerais mieux pas vous répondre, avec votre permission.

— Décidément, vous n’aimez pas ce domaine. Non, je voulais seulement vous demander si vous avez entendu parler d’un grand mariage qui aurait eu lieu dans la région depuis… disons deux mois !

Les yeux de Le Coz devinrent si fixes que Gilles crut un instant qu’il allait se mettre à pleurer. Il se laissa tomber d’une masse sur le tabouret en face de son client, attira le tonnelet et se versa une nouvelle rasade qu’il avala d’un trait.

— … Eh bien ? je ne pensais pas vous faire un tel effet, remarqua Gilles. Ce n’est pourtant pas un sujet tragique un mariage, que diable !

— Ce ne devrait pas l’être mais il y a tout de même des cas… Écoutez, monsieur, vous avez l’air d’un homme de bien et en tous les cas vous êtes un bon client. Aussi, je vais répondre à votre question mais ne m’en veuillez pas si ma réponse ne vous paraît pas claire. Je n’ai entendu parler d’aucun grand mariage depuis au moins trois mois… mais j’ai entendu parler d’une mariée, et d’une mariée du beau monde à qui il est arrivé un malheur. Seulement, on ne savait ni qui elle était ni d’où elle venait !

Le chevalier fronça les sourcils.

— Qu’est-ce que cela veut dire ? Vous ne pourriez pas être plus clair.

— Non. Parce que vous voyez, monsieur, j’ai passé une partie de ma vie à bourlinguer et j’ai vu bien des choses mais une histoire comme celle-là ça m’a rendu malade ! Je ne pourrais pas vous la raconter. D’ailleurs, c’est pas moi qui en ai été le témoin…

— Parce qu’il y a eu un témoin ?

— Oui. Un sabotier de Campénéac qui a des habitudes de braconnage dans la forêt de Paimpont. Il était caché dans un arbre et il a tout vu. Et comme il a du mal à s’en remettre, il raconte volontiers son histoire à qui lui paie à boire.

— Comment s’appelle cet homme ?

— Guégan. Oh ! il est pas difficile à trouver…

L’un des postillons, qui s’était intéressé à la conversation de l’aubergiste avec ce gentilhomme inconnu, se leva et vint vers eux.

— Faites excuse, monsieur, mais j’ai entendu Le Coz vous parler de Guégan. Il est encore plus facile à trouver que vous ne croyez parce que je l’ai vu arriver tout à l’heure avec un plein sac de sabots à vendre. C’est demain jour de marché et il passe la nuit chez son neveu, le boulanger. Si vous êtes disposé à lui payer le coup, il vous racontera le grand malheur de la belle fille rousse.

Le cœur de Gilles manqua un battement.

— Rousse ? C’était une mariée rousse ?

— Oui. Guégan dit qu’elle avait des cheveux qui brillaient comme du cuivre. Mais je veux pas vous raconter cette affaire-là, ça serait pas honnête pour Guégan… et puis il la raconte tellement mieux que moi…

— Et puis, coupa Le Coz, t’as envie de l’entendre encore… et de te faire arroser en même temps que Guégan, pas vrai, Joël ? C’est pour ça qu’ t’es tout prêt à courir le chercher, le Guégan !

Le postillon grimaça un sourire en louchant sur le tonnelet d’eau-de-vie.

— J’aime à rendre service, moi… et puis c’est bien vrai que je ne déteste pas un petit coup. D’autant que la malle de Rennes sera sûrement pas là avant une grande heure.

— Allez chercher cet homme ! ordonna Gilles. J’offre à boire à qui voudra pour entendre cette histoire.

— Oh, fit Le Coz, n’ayez crainte ! Guégan viendra point tout seul ! Il a eu tellement peur cette nuit-là qu’il n’ose plus sortir dans les ténèbres.

Joël était déjà parti dans un vacarme de lourdes bottes tandis que Gilles se remettait à fumer avec une sorte de rage pour essayer de lutter contre l’angoisse qui lui venait. C’était comme un pressentiment qu’il s’efforçait de repousser de toute la force de sa raison et dont, cependant, il ne pouvait se défaire. Pardieu ! Il y avait au monde d’autres filles rousses que Judith de Saint-Mélaine et, en Bretagne, d’autres filles de bonne famille qui avaient pu, depuis trois mois, revêtir la robe de mariée mais quelque chose lui disait que Judith était au centre de l’histoire, abominable si l’on en croyait les réticences de Le Coz, qu’il devait se préparer à entendre.