Adieu. Je ne sais pas où je serai quand tu liras cette lettre. Si tu la lis un jour ! Peut-être bien plus loin que la terre s’il ne me reste que ce suprême recours mais je sais que je t’y aimerai tant qu’il me restera un battement de cœur ou un souffle de vie… Judith.
Du bout des doigts, très doucement, Gilles caressa le papier fatigué où, par endroits, des larmes avaient délayé l’encre. Il n’oublierait jamais le moment où cette lettre était tombée sur lui comme la foudre à l’instant même où il croyait tenir le monde entre ses mains. Elle l’avait arraché au long enchantement de l’Amérique et, devant son gribouillage désolé, il avait retrouvé, intacte sous le soldat heureux, l’âme du petit pêcheur de sirènes dont les rêves avaient grandi plus vite encore que lui-même. Comment avait-il pu, un instant seulement, sinon oublier Judith mais penser qu’elle était née un soir de brume de son imagination romanesque et de son besoin d’amour ? Comment avait-il pu délirer d’amour pour une autre femme ?
Là-bas, au-delà des mers, il était devenu un autre, un homme véritable. Il avait connu l’amitié, la misère, le danger, la guerre, un certain goût de la liberté et enfin la passion et la trahison, tout cela fondu dans un gigantesque creuset, un fabuleux chaudron de sorcières d’où était sorti un être neuf. De son amour pour Sitapanoki ne subsistait qu’une vague nostalgie, une chaleur au creux de ses reins quand le souvenir de la belle Indienne se présentait à son esprit et une curieuse et assez égoïste satisfaction d’avoir échappé, en quelque sorte, à une tentation mortelle. L’eût-il suivie au fond de ses grandes forêts qu’il eût rejeté le sublime cadeau offert par le destin sur le champ de bataille de Yorktown. Il vivrait quelque part au bord d’un lac d’une existence proche de celle des bêtes sauvages… à moins que ses ossements ne fussent en train de blanchir sur la terre indienne, non loin d’un poteau de torture….
Il chassa l’image désagréable d’un mouvement d’épaules agacé, prit sa pipe, la bourra de ce tabac virginien qu’il avait appris à aimer et dont il avait rapporté une provision, prit un brandon dans la cheminée pour l’allumer et reprenant sa pose nonchalante se mit à fumer avec application pour mieux tenter de résoudre le problème qui se posait à lui et pour faire, en quelque sorte, le point de la situation.
S’il s’en tenait à lui-même, le sort l’avait merveilleusement traité, depuis quatre mois qu’il avait quitté les rives de la Chesapeake. Et tout avait été très vite.
Il y avait d’abord eu le retour presque immédiat en compagnie de Lauzun. Le jeune duc avait été chargé par Rochambeau de porter à Versailles la nouvelle de la victoire et, avec une générosité parfaitement inattendue si l’on s’en référait à leurs précédentes relations, il avait vivement engagé l’ex-lieutenant Goëlo à l’accompagner.
— Il faut battre les fers quand ils sont chauds, lui dit-il. Votre père vous a reconnu aussi officiellement qu’il lui était possible mais il faut maintenant que le Roi sanctionne. Et avec lui, avant lui veux-je dire, M. Chérin. Vous ne connaissez pas M. Chérin ?
— Mon Dieu non, Monsieur le Duc. Versailles est pour moi un monde inconnu, une autre planète. J’en ignore tout et, naturellement, je ne sais rien de ce personnage.
— En vérité, vous n’êtes pas le seul car il ne fréquente guère les hommes, réservant ses faveurs aux vieux parchemins, sceaux, blasons, lambels, écus, devises et tout ce qui constitue le taillis enchevêtré des ascendances et des armoiries. Il est Généalogiste et Historiographe des Ordres du Roi, d’une intégrité maniaque et il épluche les quartiers de noblesse avec une attention sourcilleuse qui lui a valu nombre d’ennemis. Intraitable avec cela, et s’il décide que vous n’avez aucun droit à la noblesse, le Roi lui-même n’y pourra rien. Il faut donc profiter de ce que tous les signataires de votre document sont encore bien heureusement en vie pour le présenter à Versailles. Vous reviendrez ensuite si cela vous convient : la guerre n’est peut-être pas encore terminée.
C’était vrai… La chute de Yorktown représentait une importante victoire pour les jeunes États-Unis, une victoire peut-être décisive mais les Anglais disposaient encore de forces appréciables et ils pouvaient juger utile de continuer les hostilités jusqu’à l’extermination de l’un et l’autre clan.
Avec l’approbation chaleureuse de ses chefs, Gilles serra donc la main d’Axel de Fersen qui le couvrit de recommandations, et embrassa son ami Tim en lui confiant Pongo jusqu’à son retour. Convaincre l’Indien de se séparer même momentanément d’un maître qu’il vénérait n’avait pas été une petite affaire.
— Et si tu ne revenais pas ? lui dit-il, la mine à la fois chagrine et offensée.
— Il n’y a aucune raison pour que je ne revienne pas mais, si cela était, alors je te promets que tu pourras me rejoindre. Encore que je ne sois pas certain que tu serais heureux en Europe…
— Pongo ne peut être heureux que là où tu es. Si tu l’abandonnes, il mourra.
— Tu es mon frère d’armes. Je ne t’abandonnerai jamais. Attends-moi avec confiance !
Trois jours après la reddition de Cornwallis, Lauzun et le jeune homme s’embarquaient sur la rapide Surveillante que commandait M. de Cillard et effectuaient en trois semaines le voyage de Brest qui leur avait pris plus de deux mois à l’aller. De là, sans que Gilles eût seulement le loisir de respirer l’air du pays, ils avaient couru la poste jusqu’à Versailles où tous deux étaient tombés au milieu d’une immense allégresse : le 22 octobre, quelques jours après la bataille de Yorktown, la Reine avait donné le jour à un Dauphin. Paris éclatait de joie. Versailles croulait sous les feux de joie, les bannières et les clameurs des grandes orgues.
La ville-palais éblouit le Breton qui ne connaissait guère du faste royal que celui des vaisseaux et des armes. La cité et ses jardins, l’immense et harmonieux palais peuplé de personnages cousus de soie et d’or le plongèrent dans une admiration que, par orgueil, il se garda bien de montrer. Auprès de tout cela, Brest n’était qu’une bourgade et Hennebont une taupinière.
Pourtant, il ne devait jamais oublier sa présentation au Roi. Il s’attendait au luxe écrasant d’une salle du trône : on le fit grimper jusqu’aux combles du château pour l’introduire dans un atelier où flambait un feu de forge et tout sonnant de coups de marteau. Il pensait rencontrer un potentat hautain, paré de brocarts et de diamants : il se trouva en face d’un homme timide et myope, âgé de vingt-huit ans mais déjà un peu trop gros, pourvu d’un front haut dont les cheveux commençaient à refluer vers la nuque, d’yeux un peu ternes, et dont les vêtements simples s’abritaient sous un grand tablier de cuir. Sans une certaine majesté naturelle, on aurait facilement pu le prendre pour n’importe lequel de ses sujets. Cependant le roi-serrurier lui réserva le meilleur accueil.
— On m’a dit votre histoire et vos exploits, monsieur, dit-il en évitant soigneusement de regarder Lauzun qu’il n’avait pas l’air d’aimer beaucoup. Ils font de vous quelqu’un de tout à fait intéressant et nous n’aurions garde de nous opposer à la volonté de Dieu quand elle se manifeste aussi clairement qu’elle le fit en vous faisant retrouver un père. Le comte de Tournemine de la Hunaudaye vous a reconnu publiquement pour son fils, nous ferons donc de même !
— Sire, hasarda Lauzun avec une ironie trop légère pour masquer tout à fait l’insolence, Votre Majesté pense-t-elle que son généalogiste sera de son avis ?
Le Roi, occupé à se laver les mains dans la cuvette que lui tendait un page, releva la tête. Son regard myope tomba comme une pierre sur le jeune duc qui ne put s’empêcher de rougir.
— Dois-je vous rappeler, Monsieur le Duc, que M. Chérin est mon serviteur et qu’un bon serviteur ne saurait faire fi d’un ordre de son maître ? dit-il froidement. Il n’est point besoin ici de recherches généalogiques ni de prouver des quartiers de noblesse qui sont des plus anciens au royaume de France : M. Chérin établira comme il faut la filiation de ce jeune homme en qui j’espère également trouver désormais un bon serviteur. N’est-il pas vrai, monsieur ?
— Sire, murmura Gilles, ému, en tant que sujet de Votre Majesté, j’ai, depuis ma naissance, été son serviteur et j’ai honte de n’avoir à lui offrir qu’une chose qui lui a de tout temps appartenu : ma vie !
Louis XVI eut un bon sourire. Puis, paraphrasant Washington sans le vouloir, il tendit sa main au jeune homme.
— Gardez-la précieusement, monsieur de Tournemine. Un serviteur mort a droit à tout mon respect… mais il n’est plus d’une grande utilité.
Gilles s’agenouilla pour baiser cette main qui fleurait bon le savon à la verveine puis recula vers la porte en saluant profondément. La voix royale l’y suivit.
— Il paraît que vous êtes un redoutable homme des forêts, un tireur de première force et que vous avez appris la chasse des Indiens d’Amérique ? Il faudra que nous chassions un jour ensemble. Vous m’instruirez ! Monsieur de Lauzun, quand le temps en sera venu, vous présenterez ce jeune homme à la Reine !
— Peste ! s’écria Lauzun une fois hors de l’atelier royal. Quel succès ! Non seulement vous voilà reconnu mais encore vous voilà en faveur. Vous avez dû plaire singulièrement. Je vous en fais mon compliment, ce n’est pas si facile.
Deux jours plus tard, en effet, Gilles recevait de la Grande Chancellerie les actes de reconnaissance qui lui conféraient le titre de chevalier transmissible héréditairement. En outre, un brevet de lieutenant « à la suite » dans le régiment des Dragons de la Reine commandé par le chevalier de Coigny et enfin un bon de paiement à présenter au trésorier du régiment pour toucher immédiatement son premier quart de solde. C’était, pour lui, la gloire et la fortune.
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