— Continue…, soufflait le mourant.

Et il continua, de plus en plus doucement, de plus en plus bas, jusqu’à ce qu’enfin les doigts glacés se détendissent entre les siens. Le souffle s’exhala et ne revint pas… Le silence s’installa… Pierre de Tournemine avait cessé de vivre.

Quelque part un coq chanta. L’aube allait venir…Vers le levant, déjà, le ciel pâlissait.

— Tout à l’heure, fit la voix enrouée de Fersen qui avait veillé toute la nuit, les troupes anglaises sortiront de Yorktown et viendront remettre leurs armes au général Washington et au général de Rochambeau mais, ce soir, nous rendrons à la dépouille de votre père les honneurs qui sont dus à un soldat mort à l’ennemi. Allez vous reposer… Monsieur de Tournemine.

Les yeux las de Gilles dévisagèrent le Suédois. Il ouvrit la bouche pour dire quelque chose mais l’émotion l’en empêcha. Il regarda alors le corps à jamais inerte dans ses draps tachés de sang. Une brusque douleur lui vrilla le cœur et, avec un cri rauque, il s’abattit secoué de sanglots sur le cadavre de l’homme qu’on ne lui avait pas laissé le temps d’aimer.



1. Partant en guerre, un gentilhomme emmenait toujours avec lui quelques serviteurs.

TROISIÈME PARTIE

LA MARIÉE DE TRECESSON

CHAPITRE XV

LE RELAIS DE PLOERMEL

Les dernières lueurs d’un jour pluvieux de février traînaient sur les vastes solitudes de ce qui avait été jadis la forêt de Brocéliande. Le cavalier, monté sur un vigoureux cheval bai, surgit de l’échancrure d’une colline, traversa une clairière en sautant allégrement les fougères jaunies, les ajoncs gris et les rochers violâtres, franchit un ruisseau dont l’eau jaillit sous les sabots de sa monture et s’arrêta un instant pour examiner les alentours. Un grand manteau bleu, de coupe militaire, tombait en plis raides sur la croupe du cheval, laissant voir deux longs pistolets dans les arçons de la selle et l’extrémité garnie de cuivre d’un fourreau d’épée.

— Que faisons-nous, mon fils ? sourit l’homme en flattant l’encolure de l’animal. Tu as peut-être envie de rester dans les environs, mais considère cependant que Viviane en a disparu depuis longtemps.

Les poivrières bleues d’un petit château pointaient au-dessus des arbres, avec les volutes claires d’engageantes fumées. Gilles hésita un instant. Merlin avait fourni une longue course et très certainement aucun châtelain ne refuserait l’hospitalité au chevalier de Tournemine, des Dragons de la Reine. Mais il ne se sentait pas l’envie de faire, ce soir, de nouvelles connaissances. Bien qu’il y eût encore au moins deux lieues jusqu’à Ploermel, mieux valait aller jusque-là car cheval et cavalier y trouveraient peut-être une bonne auberge où ils seraient accueillis sans être obligés à des frais de conversation…

— Courage ! fit-il en conclusion. On continue ! Je te promets une bonne ration d’avoine.

Sans qu’il eût besoin d’employer l’éperon, Merlin partit comme une flèche, forçant même l’allure à travers bois et landes jusqu’aux portes de la petite ville qui se tassait frileusement dans son manteau de crachin. Il avait visiblement hâte de trouver l’avoine promise et, comme il entrait impétueusement dans la ville, son maître fut obligé, au carrefour, de le retenir d’une main ferme.

L’endroit était désert. Seules quelques lumières vacillantes mettaient un peu de vie avec le claquement des sabots d’une vieille femme qui venait de tirer de l’eau au puits. Gilles l’interpella.

— Pouvez-vous me dire, bonne dame, où se trouve l’auberge ?

— Un peu plus bas, mon gentilhomme. Près de l’église. Vous trouverez sans peine, c’est le relais de poste…

En effet, l’ombre massive d’une tour carrée flanquée de pignons ogivaux se dessinait dans le soir. Tout à côté, un lumignon brillait à l’entrée d’une voûte, éclairant vaguement une enseigne proclamant qu’à l’enseigne de la Duchesse Anne se trouvait la Poste aux Chevaux.

Le cavalier s’engagea sous la voûte. Le bruit des sabots et le hennissement joyeux du cheval attirèrent un garçon d’écurie qui jaugea d’un coup d’œil connaisseur l’homme et la bête.

— Sais-tu si je trouverai une bonne chambre ici ? demanda le premier.

— Pour sûr, monsieur l’officier ! Et bonne table aussi. Tenez, voilà le patron !…

Un petit homme curieusement chaussé de bottes et vêtu d’une veste de postillon sous un grand tablier blanc arrivait en courant pour se mettre au service de son client qui se décida enfin à mettre pied à terre.

— Tu monteras ma selle et mes sacoches ! dit-il au garçon, et tu veilleras à ce que mon cheval ait une bonne mesure. Pas de balle mouillée surtout ! Et n’oublie pas de le bouchonner énergiquement… Et une litière épaisse, hein ?

Une pièce de monnaie sauta de la main de Gilles dans celle du garçon qui l’attrapa adroitement.

— Soyez tranquille, mon gentilhomme, dit l’aubergiste. Ici, on sait soigner les chevaux. Suivez-moi, s’il vous plaît.

Un instant plus tard, le chevalier prenait possession d’une grande chambre blanchie à la chaux dont les seuls ornements étaient un crucifix de bois noir, une image représentant les traits sans grâce du roi Louis XVI et un énorme édredon rouge se gonflant comme une fraise sur un lit bien blanc. Il y faisait froid et passablement humide mais l’aubergiste se hâta d’allumer le feu, tout préparé dans la cheminée et, en un instant, la pièce prit un air de fête.

— Est-ce que monsieur soupera en bas ou bien préfère-t-il qu’on le serve ici ?

— Ma foi non, je descendrai. Dites-moi, mon ami, connaissez-vous, dans les environs un domaine qui s’appelle le Frêne ?

Le visage, naturellement aimable de l’aubergiste, se ferma comme une huître.

— C’est à cinq ou six lieues d’ici, sur la route de Dinan et à l’orée de la forêt.

L’homme avait hésité à répondre et ne l’avait fait visiblement qu’à regret.

— On dirait que l’endroit ne vous plaît pas ? remarqua Gilles négligemment.

— Il n’a pas à me plaire ou à ne pas me plaire, monsieur. C’est une maison seigneuriale et je ne suis qu’aubergiste et maître de poste ! Mais pour rien au monde on ne me ferait aller là à la nuit close… ni même en plein jour. C’est un mauvais endroit !

— Pourquoi ? Est-ce que…

Mais l’aubergiste saluait profondément, virait sur ses talons et galopait vers la porte.

— Pardonnez-moi, mon gentilhomme, mais on m’attend à la cuisine. Si le souper est mauvais, vous ne serez pas content et moi non plus !

Il disparut laissant Gilles à des conjectures qui n’avaient rien d’aimable. Décidément, la réputation du logis des Saint-Mélaine était toujours aussi détestable et le temps n’y avait rien changé. Tirant une chaise devant le feu d’ajoncs et de fougères sèches qui mettait dans la chambre une odeur de grand air, il s’y installa, étendit jusqu’aux chenets ses longues jambes bottées et sortit, une fois de plus, de son habit la lettre de Judith dont il contempla l’écriture d’une extravagance fébrile. Il ne lisait pas. Depuis une semaine qu’il l’avait reçue, il la connaissait par cœur.

Pourquoi êtes-vous parti si loin ?… Il me semble que je jette cette lettre à la mer et qu’elle va errer éternellement sur l’eau sans jamais vous toucher. De toute façon, elle arriverait trop tard pour me sauver. Je vous avais promis de vous attendre trois ans et, à moi-même, je l’avais juré ! Hélas ! je vais devoir nous manquer de parole à l’un et à l’autre. Comment père a-t-il pu croire un instant que les murs d’un couvent et sa volonté suprême retiendraient mes frères lorsque leur intérêt est en jeu ? Ils ont décidé de me reprendre avec eux et ils ont fait savoir à Mme de La Bourdonnaye, notre abbesse, qu’ils viendraient me chercher demain. Demain !… Quelques heures encore et je repartirai vers ce manoir du Frêne qui me fait si peur. Il n’y a aucun moyen de refuser ; ils ont la loi pour eux et menacent de réclamer l’aide de la Sénéchaussée. Je les crois capables de violer même l’asile de la chapelle s’il me prenait l’idée d’y chercher refuge. Mais je ne le ferai pas car je ne veux pas être ici un objet de scandale et de malheur…

Demain donc je les suivrai ! Je sais qu’ils ont résolu de me marier à un certain M. de Vauferrier. C’est un vieillard et ce doit être leur compagnon de débauche mais il est riche et possède des navires. Morvan qui est allé, paraît-il, en Amérique, l’a connu aux Îles et en est revenu sur l’un de ses bateaux.

Je les suivrai, ai-je dit, mais je ne me laisserai pas livrer à cet homme dont ici l’une de mes compagnes, qui lui est apparentée, m’a fait un portrait affreux. Je ne suis pas une esclave qu’on achète avec de l’or. Et puis, voilà si longtemps que je rêvais d’être à vous. Je crois bien depuis le jour où vous m’avez tirée de la rivière. Maintenant que nous allons être séparés sans grand espoir de nous rejoindre un jour, je peux bien vous l’avouer, je vous ai aimé du premier instant, du premier regard et si je me suis montrée, par la suite, odieuse et détestable, c’était parce que mon orgueil refusait de se soumettre à cet amour…

Oh, mon Dieu, comment ai-je pu être aussi stupide, aussi sottement arrogante ! Je t’appelais « le petit curé », mon amour, et pourtant, au fond de moi-même, j’étais déjà toute à toi. J’aurais tant voulu te suivre, aller avec toi n’importe où… même au fond des bois dans une hutte de charbonnier pour y être ensemble, l’un à l’autre. Quand tu m’as ramenée au couvent, je crois que, si tu m’avais demandé de partir, je serais partie sans hésiter. J’aurais pu fuir en Amérique, déguisée en garçon, faire n’importe quoi… Mais c’était t’empêcher d’atteindre peut-être à une autre destinée… Et maintenant tout est fini !… Il ne me reste personne à qui me raccrocher, pas même Dieu qui ne fait rien pour moi !