— Il ne me convient pas d’en entendre davantage. Je viens de ma province en effet qui, d’ailleurs, vaut bien la vôtre ; mais vos propos sont de nature à me laisser croire que vous avez fait partie de ces gentilshommes dont vous me parlez… et que vous êtes tout simplement jaloux de M. de Fersen ! Car, si j’ai bien compris, vous me reprochez d’avoir sauvé un compagnon d’armes !
Il sortit juste à temps pour éviter le jet brutal d’un encrier, dont les éclaboussures lui firent cadeau de quelques taches supplémentaires et retrouva le soleil avec un soulagement physique. La scène qui venait de se passer lui déplaisait car il avait commencé de s’attacher à un chef dont il admirait le courage et il n’aimait pas avoir à revenir sur ses sentiments.
— Que se passe-t-il ? demanda Tim qui vint à sa rencontre. Je l’ai entendu crier depuis le bas de la colline ! Qu’est-ce que tu lui as fait ?
Le sourire de Gilles se fit provocant tandis que d’un geste nonchalant il ôtait son tricorne cabossé pour en considérer la plume rouge.
— Rien du tout ! Un point de protocole sur lequel nous ne sommes pas d’accord. Vois-tu, je crois que M. de La Fayette est devenu trop bon Américain pour être encore un Français convenable… Je lui croyais le cœur plus grand.
Et, comme par mégarde, il ouvrit les doigts, laissant le vent emporter la plume rouge qui voltigea doucement vers la plaine.
L’assaut commença vers cinq heures. Appuyées par le tir incessant des canons de Knox et de Choisy, les deux vagues s’élancèrent vers les redoutes. Les troupes royales partirent comme à la parade, dans un ordre impressionnant emmenées par le baron de Viomenil et le comte de Deux-Ponts. Deux régiments seulement : le Royal Deux-Ponts et le Régiment de Saintonge, deux murs, blanc et garance, bleu et jaune, qui, au son des fifres et des tambours, marchèrent vers la mitraille anglaise sans qu’un pas plus rapide vînt troubler la magnifique ordonnance…
Côté américain, ce fut tout différent.
— En avant ! hurla La Fayette, chargez !
Il fonça, l’épée haute, suivi d’Hamilton de Gimat et de toute sa bande. Les hommes chargèrent avec fureur se ruant comme des lions à l’escalade des parapets. Pour la première fois, Gilles connut la griserie du combat sous un ciel vide. Tandis que Tim se servait alternativement de sa baïonnette ou de la crosse de son fusil comme d’une massue, il escalada l’escarpement l’épée haute, Pongo sur ses talons jouait du tomahawk en virtuose sans se soucier des balles qui sifflaient autour de lui. Le parapet atteint, Gilles plongea avec un cri de triomphe, dans ce qui lui parut une fourmilière de bonnets pointus : les Hessois du régiment von Bose. Le goût héréditaire de la bataille le possédait à présent tout entier, vieille résurgence née dans la nuit des temps, l’emportant au-delà de tout raisonnement, balayant l’élémentaire instinct de conservation. D’un élan irrésistible, il troua la masse humaine qui s’ouvrit devant lui, aperçut le drapeau troué par les balles mais encore debout sur un tas de décombres, courut à lui et l’arracha.
Un « Hurrah ! » triomphal répondit à son cri de victoire. Il s’aperçut alors que le combat cessait d’un seul coup, que la redoute était prise. Ses défenseurs étaient tous morts ou prisonniers. Tout était fini… déjà !
Déçu que la chose eût été si rapide, il sauta de son tas de décombres, le drapeau d’une main et se trouva nez à nez avec La Fayette qui lui sourit encore que ce sourire n’atteignît pas ses yeux froids.
— Beau travail, Lieutenant ! Il est seulement dommage que vous ayez perdu votre plume dans l’ardeur du combat.
— Je ne l’ai pas perdue, monsieur, je l’ai enlevée.
— Ah !… Je comprends ! Eh bien, Lieutenant, puisque vous semblez brûler de vous distinguer, et que les troupes royales vous intéressent tant je vais vous confier une mission…
— À vos ordres !
La Fayette se détourna, alla jusqu’au parapet d’où l’on pouvait découvrir l’autre redoute. Un tir nourri l’enveloppait toujours et, de ce fait, les troupes françaises avançaient plus lentement.
— Comme vous pouvez le constater, ils ne sont pas encore arrivés.
— Les défenseurs me paraissent aussi plus nombreux.
— C’est possible ! Néanmoins, allez trouver de ma part le baron de Viomenil, faites-lui mes compliments… et dites-lui que s’il avait, d’aventure, besoin d’un peu d’aide, nous nous ferions un plaisir de lui prêter main-forte.
Le jeune homme s’inclina avec un froid sourire.
— C’est avec plaisir, mon Général, que je ferai votre commission… mais moins pour celui de river son clou au baron que pour la joie de combattre encore…
Et, sautant le parapet, il repartit à la bataille avec enthousiasme toujours suivi de l’Indien. Mais quelque diligence qu’il pût faire, il n’en arriva pas moins trop tard : la seconde redoute à son tour venait de tomber. La ville assiégée n’avait plus d’avant-postes et sa chute n’était plus qu’une question de temps. Pour la première fois depuis tant de jours, les canons se turent tandis que de longues files de blessés se mettaient en route vers les ambulances surchargées.
Dans le cercle d’officiers entourant le baron de Viomenil auquel Gilles, imperturbable, délivra sans y changer une syllabe l’insolent message de La Fayette, le jeune homme retrouva Fersen, noir de poudre et soutenant son bras qu’un coup de baïonnette avait atteint. Le Suédois grimaça un sourire.
— Toujours votre vilain plumage ? Qu’avez-vous fait de mes présents ?
— Je les garde pour le soleil de la victoire finale. Aujourd’hui, ce n’était pas possible. Mes hommes n’auraient pas compris. Voyez-vous, eux aussi ressemblent bien davantage à des hiboux qu’à des soldats…
— Il est rare qu’un chef ait de ces délicatesses mais je ne peux que vous approuver.
Le sourire de Fersen s’acheva dans une grimace tandis qu’il essayait de soutenir son bras blessé.
— Vous ne pouvez pas rester ainsi, dit Gilles. Laissez-moi vous conduire à l’ambulance.
— Certainement pas. Mes gens prendront soin de moi 1. Il n’y a pas de balle à extraire et les quelques médecins sont débordés. Je serai bien mieux chez moi. Et puis, M. de La Fayette ne vous pardonnerait pas de quitter le combat sans son autorisation… Nous nous reverrons bientôt.
Revenu au milieu des siens, Gilles considéra la plaine et les marais d’un œil désenchanté. Le fracas des canons avait fait place à l’écho des plaintes, exhibant sans pudeur l’affreux revers de la gloire. L’excitation de la bataille tombée, il ne restait plus que la misère et la souffrance. Fauchés par la mitraille, des hommes gisaient un peu partout, les yeux vides, les mains crispées sur des corps où le sang collait les uniformes déchirés aux lèvres des plaies. D’autres, que la mort n’avait pas encore pris, essayaient de traîner leurs carcasses devenues trop lourdes pour leurs forces éteintes, pleurant comme des enfants perdus ou aboyant hargneusement des chapelets de jurons. Il leur fallait maintenant se battre contre les nuées de mouches et contre les moustiques, locataires habituels des marais. L’odeur du sang se mêlait à celle de la vase et au milieu de tout cela, de rares silhouettes d’infirmiers erraient, impuissantes, se livrant à Dieu sait quel choix imbécile et tragique.
— Mon Dieu ! balbutia Gilles, atterré. Comment cela est-il possible ?
— Vous n’aviez encore jamais vu de bataille, n’est-ce pas ? fit le colonel Hamilton. Les hommes que vous aviez vu mourir jusqu’à présent étaient tués… proprement en quelque sorte, d’un coup de feu ou à l’arme blanche ? La mitraille et les canons massacrent de plus vilaine façon. Ils déchirent et écrasent. Non… ce n’est pas beau à voir.
La nuit tombait. Les feux s’allumaient un peu partout piquant la plaine de points lumineux. Sur les redoutes conquises, les vainqueurs prenaient position tandis que l’on évacuait les derniers blessés. Le colonel de Gimat s’éloigna porté sur un brancard en compagnie du chevalier de Lameth gravement atteint aux jambes. Au large, les bateaux amenaient leurs voiles et sur le Ville de Paris le gigantesque amiral de Grasse repliait sa longue-vue et regagnait son fauteuil sur deux cannes, jurant et sacrant contre l’accès de goutte qui lui enflammait les orteils. Sur Yorktown, le silence se faisait et dans l’un et l’autre camp les hommes épuisés allaient s’endormir. Les ténèbres allaient apporter leur trêve bienfaisante…
Dans la nuit, pourtant, le combat reprit brusquement comme une flamme rejaillit d’un feu mal éteint. À la faveur de l’obscurité, lord Cornwallis parvenu au bout de ses réserves en vivres et en munitions tenta le coup du désespoir. Une poignée de volontaires réussit à quitter subrepticement Yorktown, atteignit les premières défenses françaises, franchit le premier barrage de canons en se faisant passer pour des Américains et tomba comme un orage sur la deuxième parallèle. Mais, avant même que le Haut Commandement eût réagi, le chevalier de Chastellux avait volé au secours des canons avec une partie du régiment de Bourbonnais et quelques hussards de Lauzun. En un clin d’œil tout rentra dans l’ordre. Les volontaires étaient morts ou prisonniers. La dernière chance des assiégés était passée… Plus aucun secours n’était possible. La reddition ne tarderait guère.
Le soleil en se levant trouva le lieutenant Goëlo et son ombre indienne, sur le chemin qui menait au camp des Français. À la pointe du jour, l’un des serviteurs de Fersen était venu lui dire que son maître le réclamait de toute urgence.
Il trouva le Suédois, le bras en écharpe, en train de boire du café. Sa blessure ne paraissait pas le gêner beaucoup car, en dehors du fait qu’il portait son habit sur une seule épaule, sa toilette était faite avec autant de soin que de coutume et son élégance intacte. Il accueillit le Français avec ce demi-sourire un peu triste qui lui était particulier.
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