Vous trouverez ici de quoi figurer selon vos mérites, dans le combat ou à l’heure de la victoire. L’épée me vient de famille et je sais que vous en ferez bon usage. Le tout est un témoignage d’amitié d’Axel de Fersen…

P.-S. : L’assaut est pour aujourd’hui.

Le paquet contenait un uniforme tout neuf d’officier du Royal-Deux-Ponts. Rien n’y manquait : ni l’habit bleu roi à plastron jonquille, ni le hausse-col de cuivre aux armes du Régiment, ni les épaulettes d’or, ni le tricorne à plumet jaune. Une magnifique épée à poignée dorée y était jointe. La solide lame d’acier bleu dont Gilles, enchanté, fouetta l’air, portait gravé le mot Semper.

Le premier mouvement du jeune homme fut d’endosser immédiatement ce brillant plumage. Il dépliait déjà la chemise de fine batiste mais, devant l’ouverture de sa tente, il vit soudain passer l’un de ses subordonnés, le sergent Parker. Celui-là était habillé n’importe comment, de culottes rayées, trop courtes et rapiécées, de bas sans couleur tombant sur des souliers dont l’un bâillait comme une huître et d’une veste verdâtre qui n’avait plus ni boutons ni revers mais montrait, par contre, une assez jolie collection de trous et d’effilochures…

Alors, Gilles rangea soigneusement l’élégant uniforme dans sa toile grise et remit son informe costume de daim fatigué. Puisque l’assaut était pour aujourd’hui, il ne conduirait pas ses hommes au-devant de la mitraille anglaise sous un accoutrement qui le séparerait d’eux. En face des magnifiques régiments blancs et bleus des Français, des brillantes tuniques rouges des Anglais qui faisaient ressembler parfois la ville assiégée à une énorme fraise, les troupes américaines avaient triste apparence, mais, si le soleil de la gloire voulait bien briller pour elles, alors cette misère deviendrait sublime.

— Ces pauvres hardes qui ont tant connu de peine ont bien le droit d’aller jusqu’à l’honneur… ou jusqu’à la mort ! murmura-t-il pour lui-même. Fersen comprendra…

Cependant il prit l’épée avec reconnaissance car ce n’était pas une arme de parade mais une véritable rapière, solide et redoutable, une véritable lame de guerrier qui remplacerait avantageusement la sienne dont la garde était faussée. Avec orgueil, il l’accrocha à son vieux baudrier de cuir brut, s’agenouilla pour une rapide prière afin de mettre son âme en paix avec Dieu si la mort, tout à l’heure, venait à lui et sortit enfin pour aller prendre les ordres du Général. Pour la première fois depuis longtemps, il se sentait pleinement heureux et en paix avec lui-même. Peut-être parce qu’à cette heure suprême, plus rien n’avait réellement d’importance… Sinon, que l’on allât monter à l’assaut !

Dehors, il lui parut qu’une sorte de rideau se levait sur le dernier acte d’une grande tragédie et qu’il regardait pour la première fois ce paysage chaque jour plus défiguré.

Il voyait devant lui fumer Yorktown, au-delà d’une gigantesque esplanade hérissée de troupes, crevée de tranchées où les plaques grises des marais mettaient autant de pièges : une masse de décombres où il ne restait plus un seul civil mais où grouillaient toujours les opiniâtres fourmis rouges sous la musique lancinante et têtue des cornemuses du 71e régiment d’infanterie écossaise. Et puis là-bas, sur la rivière, les carcasses noires des frégates Loyalist et Guadeloupe qui flambaient encore auprès du vaisseau Charon à demi immergé. Les artilleries du comte de Choisy et du général Knox avaient fait du bon travail et le continuaient car le duel d’artillerie était loin de s’achever. La ville se défendait avec rage bien que ses parapets fussent sans cesse éboulés. Ses deux redoutes tenaient bon. Mais, à mesure que se resserrait l’étreinte patiente de Rochambeau, les mines sautaient les unes après les autres… les hommes aussi et les plaintes des mourants et des blessés se mêlaient au grondement incessant des canons. Malgré le soleil, malgré la mer bleue et les joyeuses couleurs des drapeaux voltigeant dans le vent frais du matin, cela ressemblait assez à l’enfer, un enfer dont, cependant, aucun de ces hommes n’avait envie de sortir et où Gilles brûlait de plonger.

Sous la tente de La Fayette, les officiers de son état-major étaient réunis. Il y avait là Hamilton et Barber et Laurens et Poor et Gimat mais le Général lui-même était absent. Aucun d’eux ne parlait. Chacun restait dans son coin, enfermé dans son silence, dans ses pensées et dans son impatience. Le bruit avait couru, en effet, que l’attaque pourrait bien être pour le jour même, mais personne n’osait y croire. Hamilton, qui s’était fait rabrouer une fois de plus par Washington quand il était allé aux nouvelles, boudait près de l’entrée et rongeait ses ongles. Quand le lieutenant entra à son tour, il lui sauta littéralement dessus.

— Eh bien et vous ? Avez-vous entendu dire quelque chose ? Est-ce pour aujourd’hui ou pour demain…

— Si j’en crois une lettre que je viens de recevoir de l’un des aides de camp du comte de Rochambeau, c’est pour aujourd’hui.

Le visage d’Hamilton s’illumina et il serra le jeune homme dans ses bras.

— Puissiez-vous dire vrai ! C’est à devenir fou de voir tomber des hommes et de rester là à ne rien faire… Si cela continue Yorktown sera conquise par les sapeurs et les canonniers sans que nous ayons seulement tiré l’épée.

Au même instant, La Fayette dégringolait de son cheval devant l’entrée et pénétrait en trombe, l’œil étincelant et la perruque de travers, visiblement sous le coup d’une vive émotion mais personne ne pouvait dire si c’était la joie ou la fureur. Pour sa part, le lieutenant Goëlo pensa qu’il y avait un peu des deux.

— Messieurs ! clama-t-il en lançant son chapeau dans un coin, nous aurons aujourd’hui l’honneur d’attaquer l’une des deux redoutes : celle de droite, tandis que les Français attaqueront celle de gauche.

— Nous ? fit Hamilton. Qu’entendez-vous par là ? Toutes nos troupes ?

— Non, monsieur. Quand je dis nous, c’est nous… la division La Fayette de même que, pour les Français, c’est le baron de Viomenil qui mènera l’assaut avec un ou deux régiments… (Il s’arrêta, vira au rouge brique et tout à coup se mit à hurler de cette affreuse voix aigre qui était si pénible à entendre) … et j’entends que nous en ayons terminé avant que ce jean-foutre de Viomenil ait seulement atteint le parapet ! Savez-vous… savez-vous ce qu’il a osé dire, tout à l’heure quand le général Washington et le général Rochambeau ont donné leurs ordres ?

Il laissa peser sur tous un regard enflammé tandis que la colère le faisait trembler de la tête aux pieds.

— Il a osé mettre en doute la valeur de mes soldats, il a osé dire que nous ne savions pas assez bien nous battre pour arracher la redoute aux Anglais ! Alors, messieurs, prévenez vos hommes : On brûlera la cervelle au premier qui fait seulement mine d’hésiter. J’exige, vous entendez, j’exige que nous en ayons terminé avant eux. Allez prendre vos dispositions, maintenant, nous attaquerons à la fin du jour !… Nous saurons l’heure exacte plus tard.

Les officiers sortirent sans rien dire. Gilles s’apprêtait à les suivre mais le jeune Général le retint :

— Un instant, s’il vous plaît ! fit-il sèchement. Je dois vous féliciter, Lieutenant ! Il n’est bruit que de vos exploits chez messieurs les aides de camp du comte de Rochambeau. Vous auriez sauvé, cette nuit, le comte de Fersen ?

— La chose ne vaut pas la peine qu’on en parle, mon Général…

Le ton de La Fayette avait quelque chose d’agressif dont il ne comprenait pas la raison mais qu’il n’aimait pas.

— Croyez-vous ? Je pense, au contraire que vous avez fait là une opération excellente, la meilleure sans doute de toute votre vie car désormais votre avenir est assuré. La Reine n’aura rien à vous refuser !

— La R…

— Ne me regardez pas de cet air effaré ? Oui, la Reine ! M. de Fersen est fort de ses amis… et elle déteste qu’on lui abîme ses amis, notre éblouissante souveraine. Ah ! je vous félicite ! Ce muguet de cour lui est fort cher !…

Ainsi donc, c’était cela, le secret du Suédois ? Il tenait en deux petits mots, en sept lettres brèves et redoutables : la Reine ! C’était la Reine qu’il aimait et, tout à coup, Gilles absurdement, eut envie de voir à quoi ressemblait cette Margaret Collins, à cause de qui le Suédois avait failli finir dans l’estomac d’un requin.

Mais que Fersen aimât ou non l’épouse de son Roi, cela n’expliquait pas le ton hargneux de La Fayette, le pli méprisant de sa bouche et ce regard plein de rancune. Quels étaient donc ses sentiments à lui envers Marie-Antoinette ? Le Breton n’ignorait pas ce qu’il pensait des rois en général mais il considérait plutôt ses tirades enflammées comme autant de vues de l’esprit suggérées par l’aventure que tous vivaient depuis des mois. La Fayette, nourri au lait de l’Encyclopédie, affilié à des loges maçonniques ne pouvait professer d’idées essentiellement monarchiques. Mais la Reine était une femme…

— Monsieur le Marquis, dit Gilles froidement en appuyant intentionnellement sur le titre, Sa Majesté ne me connaît pas et ne me connaîtra sans doute jamais. Cependant vous me permettrez de m’étonner d’avoir entendu, sur une terre étrangère, son nom prononcé sans respect par un gentilhomme français.

Il crut, un instant, que le général allait éclater sous l’afflux violent du sang.

— Le respect ? Pauvre imbécile ! On voit bien que vous venez de votre province ! Allez une fois, une seule fois à la cour, regardez le cercle de la Reine et venez ensuite me dire combien de ces beaux gentilshommes qui l’entourent pensent à elle comme à leur souveraine ou bien rêvent tout simplement de la mettre dans leur lit.

Les yeux de glace bleue dévisagèrent La Fayette parvenu aux limites extrêmes de la fureur puis, du haut de sa taille, le Gerfaut laissa tomber, dédaigneusement :