— Êtes-vous blessé, Monsieur ?…

— En aucune façon, grâce à vous. Mais je crains que mon cheval n’ait une jambe cassée…

L’inconnu parlait un français châtié avec un accent que Gilles n’eut aucune peine à identifier. Il se mit à rire.

— Eh ! Mais c’est M. de Fersen ? Comment diable vous y êtes-vous pris, Monsieur le Comte, pour inciter ces gens à vous pêcher en pleine forêt ?

Le prisonnier du filet s’agita rageusement.

— Qui diable êtes-vous ? grogna-t-il. Un Français, j’imagine, et d’ailleurs votre voix me dit quelque chose, mais on n’y voit goutte et vous feriez mieux de me tirer de là.

— On s’en occupe ! Si toutefois vous voulez bien cesser de remuer. Le couteau de Pongo coupe comme un rasoir. Cela m’ennuierait de ne pas vous sortir tout entier.

L’Indien eut vite fait de trancher les mailles et Fersen put se dégager mais ce fut pour se pencher aussitôt sur son cheval qui restait couché sur le flanc, agité de frissons spasmodiques et l’examiner attentivement.

— Je crains qu’il n’y ait rien à faire, dit le Breton. La jambe est cassée.

Le Suédois jura entre ses dents, caressa avec tendresse l’encolure de l’animal qui tourna la tête vers lui, mais n’hésita qu’un instant. Saisissant son pistolet, à sa ceinture, il en approcha le canon de la longue oreille soyeuse, détourna la tête et tira… Le cheval eut un soubresaut et ne bougea plus.

Muet et tendu, Gilles l’avait regardé mourir. Jusque dans le plus infime de ses nerfs, il ressentait l’émotion de l’homme obligé d’abattre son compagnon. La guerre l’avait accoutumé à tuer avec une sorte d’indifférence mais il ne saurait jamais voir mourir un cheval ou un chien sans en souffrir… Fersen, cependant, avait ramassé une branche de pin séchée et l’enflammait. La scène s’éclaira faisant surgir de la nuit le grand cadavre blanc, la silhouette rouge de Pongo debout près des deux blessés dont les yeux brillaient de fureur dans des visages noircis à la suie et enfin la figure de Gilles que Fersen accueillit avec une exclamation de joie.

— Monsieur de Goëlo ! Vrai Dieu ! C’est un bonheur d’être sauvé par vous ! Votre réputation est venue jusqu’à moi… Elle est grande, aussi bien parmi les Français que chez les Insurgents. Vous faites honneur à votre pays…

— Je vous remercie, dit Gilles en riant. Mais si grande que soit cette réputation que vous me prêtez, elle ne saurait m’avoir anobli. Le « de » est de trop !

— Je ne le regretterai jamais assez ! D’ailleurs, il ne le sera peut-être pas toujours. Quand nous serons rentrés en France, comptez sur moi pour agir à la Cour où j’ai quelque crédit afin que mon sauveur soit honoré comme il le mérite. Vous avez ma parole et maintenant votre main pour sceller à la manière de ce pays un accord et une amitié.

Un gémissement où entrait autant de douleur que de colère les rappela à l’existence des blessés. L’un s’était évanoui en essayant de se relever mais l’autre écumait de fureur impuissante.

— Au lieu de vous congratuler vous feriez mieux de nous achever ! brailla-t-il. Je souffre comme un damné !…

— Au fait, demanda le Breton, me direz-vous la raison de cette embuscade ? Vous étiez dix contre un homme seul et qui plus est un homme assez généreux pour être venu servir votre pays…

— Servir notre pays ? ricana l’homme qui était jeune et ressemblait à un faune en colère. D’abord on ne vous a rien demandé. Ensuite si vous êtes venus nous servir en sautant nos filles, vous auriez aussi bien fait de rester chez vous.

— Si vous me disiez ce qui s’est passé ? dit Gilles en se penchant pour examiner la jambe blessée.

Elle n’était pas belle à voir. Le tibia avait été brisé et une longue esquille blanchâtre pointait hors des chairs meurtries. L’homme resterait boiteux.

— Je m’appelle Arthur Collins. Je suis pêcheur et j’ai une petite maison pas loin d’ici. J’y vis avec ma jeune sueur Margaret… Elle est assez belle pour avoir plu à ce monsieur et voici plusieurs nuits qu’il venait la rejoindre pendant que j’étais en mer. Hier matin, je suis arrivé juste à temps pour le voir sauter par la fenêtre et s’en aller…

« J’ai cru devenir fou. Ma sœur ! Il a osé toucher à ma sœur, ce misérable. Comme si c’était une fille publique…

— Il ne l’a tout de même pas violée, j’imagine ?

— Non. Cette pauvre sotte s’est laissé entortiller par de belles paroles. Il lui a dit qu’elle ressemblait à une dame européenne… une très grande dame. Elle me l’a avoué en pleurant et maintenant qu’elle se prend pour une princesse, elle m’a injurié et j’ai dû l’enfermer pour l’empêcher d’aller le rejoindre… Qu’est-ce que vous avez à dire à ça ? Pour moi ça vaut la mort… et pas n’importe laquelle, je voulais le faire bouffer par des requins !…

Gilles haussa les épaules avec dégoût. La haine de cet homme était presque palpable.

— Rien ! Si ce n’est que partout l’amour fait faire des bêtises, que vous n’avez rien à envier aux Iroquois les plus féroces… et que vous avez le plus grand besoin d’être soigné. On va vous mettre sur mon cheval et vous conduire à l’hôpital de l’armée.

— Pour qu’on nous y assassine ? Jamais de la vie ! Et d’ailleurs, je ne veux pas de votre aide. Si vous ne vous décidez pas à nous achever, laissez-nous ici et allez-vous-en. On viendra à notre secours dès que vous serez partis avec votre sauvage !

— Comme vous voudrez. Mais quand vous avez des comptes de ce genre à régler, venez en plein jour en demander raison et ne vous conduisez pas comme des bandits de grand chemin… Venez, monsieur…

Il prit le bras du Suédois pour l’entraîner mais celui-ci, doucement, se dégagea, revint vers l’homme étendu, sortit sa bourse et la déposa près de lui.

— Trouvez un bon médecin pour vous et votre ami. Quant à Margaret, dites-lui que je ne l’ai pas trompée et que je garderai son souvenir !

— Allez vous faire foutre ! Je ne veux pas de votre argent.

Mais, déjà Fersen avait rejoint ses compagnons. Ensemble, ils regagnèrent l’endroit où Gilles avait attaché le cheval.

— Prenez-le pour rentrer, dit-il au Suédois. Vous avez plus de chemin à faire que moi. Seulement renvoyez-le-nous dès votre retour. Je l’ai emprunté au colonel de Gimat.

La lune se levait, éclairant le visage calme du beau Suédois, sa tête nue dont les cheveux blonds s’ébouriffaient. Il avait dans l’aventure perdu sa perruque, malencontreusement tombée dans une ornière boueuse et parfaitement inutilisable mais ainsi il paraissait plus jeune. Le manteau rejeté sur l’épaule laissait voir l’impeccable uniforme bleu et jaune, les buffleteries et les manchettes d’une blancheur absolue. Il sortait de son filet de pêche aussi élégant que s’il allait au bal. Mais il refusa le cheval.

— Ma foi non, mon ami. Je vais rentrer à pied.

— En bottes ?

— Eh oui, en bottes ! Ma légèreté mérite une punition et il n’y a aucune raison pour que vous fassiez pénitence à ma place. Et puis, la marche est bonne pour la pensée. La nuit est belle… Je rêverai.

— À cette grande dame, si belle, dont vous cherchez le souvenir, jusqu’auprès des sœurs de pêcheurs de Virginie ? fit Gilles hardiment.

Fersen tressaillit. Son regard qui avait toujours tendance à se perdre dans des lointains invisibles revint se poser gravement sur son interlocuteur.

— Ne dites pas le souvenir… dites l’image, mon ami, car elle n’est pour moi qu’un rêve… un rêve inaccessible. Ou mieux : … ne m’en parlez jamais ! Puis, sans transition, il se mit à rire : Dites-moi donc à votre tour : je vous croyais officier ?

— Je le suis : lieutenant dans la légion du marquis de La Fayette ! Je sais que ce n’est pas évident mais mon bel uniforme noir est resté quelque part dans un taillis près de Richmond. J’ai dû faire appel aux talents de tailleur de mon Indien. Vous l’ignorez peut-être mais nous sommes très pauvres, nous autres Américains.

— Je comprends ! Pourtant je vous refuse le droit de l’être, à l’avenir ! La France aura désormais beaucoup à vous offrir. Au fait, on m’a dit que vos hommes vous donnaient un surnom… un nom d’oiseau, je crois.

— En effet, ils m’appellent le Gerfaut, dit Gilles en riant, et vous n’imaginez pas comme j’en suis fier ! Je n’ai jamais eu de si beau nom.

Un instant, Fersen considéra le jeune homme, sa haute taille mince sanglée dans le daim grossier, les traits fermes de son visage tanné, son nez arrogant et la dureté de son regard que le reflet de la lune faisait d’acier.

— Vous avez raison, dit-il, songeur, il vous va mieux qu’à quiconque. Le Gerfaut vit volontiers dans mon pays et j’ai pu constater que vous frappiez aussi vite que lui. C’est un rude chasseur. Mais… vous avez un bien vilain plumage, seigneur Gerfaut, beaucoup plus digne du hibou que d’un roi des nuages. À vous revoir…

Et, s’enveloppant dans son manteau, le Suédois s’engagea résolument dans le chemin cahoteux qui portait le nom pompeux de route de Hampton faisant crier à chaque pas ses élégantes bottes vernies.

— Eh bien ! marmotta Gilles, goguenard, sa rêverie pourrait bien être douloureuse ! Il aura des cors aux pieds avant d’arriver. Allons-y, Pongo ! On rentre…

Le lendemain, quand Gilles s’éveilla à l’appel de la diane il vit entrer sous sa tente l’Indien portant avec gravité un grand paquet enveloppé d’une forte toile grise sur lequel était épinglé une lettre.

— Soldat apporter ça pour toi, fit-il en déposant le tout en travers des jambes du jeune homme.

La lettre était de Fersen.

Au cas où vous l’auriez oublié, mon ami, je tiens à vous rappeler que votre nom est toujours inscrit au rôle du Régiment Royal-Deux-Ponts et que M. le Comte de Deux-Ponts, notre Colonel-Général, ne vous en tient pas quitte. Il vous fait dire par ma plume que vous y figurerez à l’avenir avec ce grade de Lieutenant qui vous a été conféré par le général Washington auquel vous voudrez bien préciser, ainsi d’ailleurs qu’au marquis de La Fayette, que nous vous avons seulement prêté.