— Messieurs ! hurla La Fayette de sa voix frêle, il nous faut coûte que coûte garder Cornwallis enfermé dans Yorktown jusqu’à ce que les nôtres arrivent. Faites-vous tuer jusqu’au dernier mais ne laissez s’échapper aucun Anglais. Vive les États-Unis d’Amérique, vive le général Washington et vive la France…

Un vigoureux « Vive La Fayette ! » le récompensa. L’espoir étant le meilleur des toniques tous ces hommes misérables qui depuis des mois se battaient en aveugles dans un pays ravagé en étaient venus à ne plus même imaginer que cela pût finir un jour. Ils se croyaient oubliés, voués au rôle subalterne de chien de garde et voilà qu’ils allaient se trouver au cœur même de l’action, voilà qu’ils devenaient indispensables et qu’ils étaient désormais certains de ne pas mourir pour rien. Ce soir-là les malades eurent moins de fièvre et les mourants s’endormirent avec le sourire.

— Ce que je ne comprends pas, fit Tim en se grattant la tête, c’est ce que Cornwallis peut bien espérer en s’enfermant dans un fortin comme Yorktown. Ce n’est même pas une place importante. Alors pourquoi perdre du temps à forger au lieu de continuer sa route ?

— Parce qu’à moins de faire l’énorme tour que nous avons fait nous-même il lui faut franchir l’estuaire. Et pour ça, il attend la flotte de l’amiral Rodney qui devrait emmener ses hommes sans fatigue jusque sous New York. Espérons seulement que l’amiral de Grasse arrivera avant lui…

Le sort était désormais jeté. Les lentes manœuvres de l’hiver, les échanges de lettres, les conciliabules, le patient travail des espions se rejoignaient enfin pour que l’heure du destin sonnât à l’horloge américaine. Il fallait vaincre à Yorktown ou bien renoncer pour toujours au rêve merveilleux de l’Indépendance…



1. Typhus ou Typhoïde.

2. Les tentes américaines comportaient une cheminée extérieure.

3. Princesse indienne qui, au XVIIe siècle, s’éprit d’un Anglais après l’avoir sauvé, l’épousa et vint à la Cour d’Angleterre.

CHAPITRE XIV

AU RENDEZ-VOUS DU DESTIN…

Yorktown !… Sous les plis rouges et bleus de l’Union Jack, une forteresse de rondins hérissée de canons, érigée sur une pointe enfoncée dans la rivière York et protégée de deux solides redoutes. Des maisons basses dont le bois grisonne, des tours de guet, le clocher fragile d’une petite église. Et puis, tout autour, des marais, des roseaux, des pins maritimes, quelques collines jaunes, boisées et bien propres à servir de postes d’observation et enfin, vers l’est, l’énorme déchirure de la Chesapeake bâillant sur l’immense océan…

Appuyé à l’un des arbres qui abritaient son cantonnement, les bras croisés sur la poitrine, le lieutenant Goëlo observait, songeur, le gigantesque décor planté par le sort pour y jouer celui d’un peuple. Tout était en place pour le concert final. D’une rive à l’autre de la pointe dont la ville était le sommet, le haut commandement, uni comme on ne l’avait jamais été, avait tendu un véritable cordon de fer. En partant de Wormley’s Creek s’étiraient les troupes du général Greene remonté des Carolines, celles de La Fayette, celles du général Lincoln installées en dessous des lourds canons de l’artillerie américaine, voisine immédiate des quartiers de Rochambeau et de Washington situés tout près l’un de l’autre avec, devant eux, une partie de l’artillerie française. Ensuite venaient les régiments français rejoignant la rivière : celles du baron de Viomenil, celles du Vicomte son frère et enfin les trois mille hommes appartenant aux régiments de Gâtinais, d’Agenais et de Touraine, aux ordres du marquis de Saint-Simon, que l’amiral de Grasse avait débarqués, venant des Antilles…

Et puis là-bas, barrant l’estuaire entre le cap Henry et le cap Charles, les hautes pyramides blanches de la flotte française, maintenue sous voiles réduites et dressée autour de la Ville de Paris, l’énorme vaisseau de 104 canons portant la marque du comte de Grasse, la flotte confortablement installée sur les lauriers de sa récente victoire sur l’amiral Graves et l’amiral Hood repartis lécher leurs plaies sous New York, mais toujours sur le qui-vive cependant. Qui pouvait dire si le redoutable Rodney n’allait pas lui tomber dessus pour tenter de forcer l’entrée de la Chesapeake et de libérer Cornwallis ? En attendant mieux, le gigantesque Grasse montait la garde, auréolé non seulement de sa victoire mais de l’énorme succès qu’il s’était taillé dans l’armée en sautant au cou de Washington, lors de leur première entrevue en l’appelant « mon petit général !… ».

— Après toutes nos escarmouches, ça fait tout de même plaisir de voir enfin une grande bataille, marmotta Tim qui venait de rejoindre son ami. Il faut avouer que c’est assez impressionnant.

— Une bataille ? Mais elle n’a pas encore commencé.

— Tiens ? J’aurais cru…, hurla Tim pour se faire entendre par-dessus le vacarme des canons.

Il y avait quatre jours, et quatre nuits, en effet, qu’ils tonnaient sans interruption, noyant la plaine et les marais sous leur fumée blanche, ouvrant des brèches que l’on refermait aussitôt cependant que, depuis quinze jours, les sapeurs du général de Portail rampaient méthodiquement, inexorablement vers la ville assiégée, creusant sapes et tranchées. Bien sûr, la véritable bataille ne commencerait que lorsque serait donné l’ordre d’assaut. Pourtant, il y avait déjà des morts et de nombreux blessés gisaient dans l’ambulance de campagne installée à l’ouest, sur la route de Williamsburg et déjà trop petite.

Gilles haussa les épaules, avec un soupir :

— Ce ne sera pas encore pour aujourd’hui…

Le soir tombait, en effet. Derrière les collines, le soleil avait disparu englouti par les arbres. Les trompettes sonnaient quelque part et, sur tout le camp, s’allumaient les feux. Quelques cavaliers revenaient vers le Quartier Général suivant deux hautes silhouettes bien reconnaissables, Washington et Rochambeau qui, tout le jour, sillonnaient le champ de bataille. Dans un instant, il ferait froid…

Tim avait disparu mais quelqu’un d’autre s’approchait.

— Que veux-tu, Pongo ? demanda le Breton sans se retourner. Son oreille, rompue à la vie sauvage, savait maintenant percevoir les plus légers bruits et les identifier. Il est vrai que cette fois, la respiration rapide de l’Indien laissait entendre qu’il avait couru. Il lâcha un seul mot mais magique.

— Embuscade !…

Du coup l’officier se retourna.

— Où ça ?…

— Là-bas… dans le bois… route de Hampton !

Ses deux mains ouvertes montrèrent qu’il s’agissait d’une dizaine d’hommes.

— Mais qui sont-ils ? Des Français, des Américains ?

— Américains… mais pas soldats ! Eux cachés dans arbres… Eux gens du pays… attendre officier blanc.

— Je ne comprends rien à ton histoire mais allons-y voir quand même !

Empruntant le cheval du colonel de Gimat, Gilles prit Pongo en croupe et fonça vers les bois au milieu desquels s’enfonçait la route de Hampton mais en évitant soigneusement de suivre celle-ci. Parvenu à la lisière, il sauta à terre, attacha l’animal à un arbre et, d’un geste, fit comprendre à Pongo de lui montrer le chemin. La nuit était tombée mais elle était claire et les deux hommes avaient des yeux de chat. Sans que le plus léger froissement de feuilles vînt signaler leur présence, ils s’avancèrent sous le couvert.

Le bois était silencieux. De temps en temps, la fuite rapide d’un lapin ou le cri d’un nocturne mais rien d’autre. Soudain Pongo qui marchait presque accroupi s’arrêta. On était aux abords du chemin de Hampton.

Avec précaution, l’Indien leva un bras désignant un point dans les arbres. Il y avait là, en effet, des taches plus noires, mal dissimulées par le feuillage que l’automne clairsemait : des hommes étaient cachés, attendant quelque chose ou quelqu’un. Gilles fit signe qu’il avait compris et, surveillant le sommet des arbres, s’avança lentement, lentement jusqu’à n’être plus séparé du chemin que par un buisson de ronces. Parvenu là, il tira les deux pistolets chargés qui avec une longue épée composaient son armement puis s’immobilisa sans s’occuper davantage de Pongo. Dans ce genre d’affaire, il n’y avait jamais aucun ordre à lui donner : l’Indien savait d’instinct ce qu’il devait faire.

L’attente ne fut pas longue. Le martèlement allègre d’un cheval au galop se fit entendre et, en écho, une voix qui chuchotait :

— Le voilà !…

Gilles tendit le cou, aperçut le ruban de la route, la tache claire d’un cheval blanc surmonté d’un cavalier noir.

À la cocarde blanche qui timbrait son tricorne noir, Gilles identifia un officier français et un officier que, très certainement, il connaissait. La silhouette, enveloppée d’un grand manteau noir, était vague mais la façon de monter de l’homme, avec les rênes courtes, lui rappelait quelque chose.

Tout alla très vite. Le cavalier s’engouffra dans le bois, dépassa Gilles de quelques mètres, et s’arrêta net avec un cri de fureur : du haut des arbres, un grand filet de pêche s’était abattu sur lui l’enveloppant jusqu’aux sabots du cheval qui trébucha et s’affala avec un hennissement de douleur. En même temps, les hommes en embuscade dégringolèrent des arbres. Quelqu’un cria.

— Ne le tuez pas ! Je le veux vivant !… Ça serait trop facile comme ça !

Deux cris de douleur vinrent en écho. Gilles avait déchargé simultanément ses deux pistolets dans les jambes de ce qu’il supposait être des bandits. Puis, l’épée haute, il chargea en poussant un hurlement inhumain auquel répondit le hululement de Pongo qui avait choisi de tomber, lui aussi, des arbres.

En quelques passes, car son épée ne rencontra que de longs couteaux, le Breton mit deux hommes hors de combat tandis que Pongo achevait d’assommer sa deuxième victime. Le reste prit la fuite, laissant sur place les blessés et le cavalier toujours pris dans son filet, sur son cheval abattu. Gilles s’accroupit auprès de lui.