— Eh bien ! conclut Gilles, si le Général est d’accord je le garderai donc à mon service… mais à la condition expresse qu’il n’essaie jamais de me soigner si je suis malade ou blessé.

Le nom de l’ex-sorcier lui semblant parfaitement impraticable, il en prit un morceau et le rebaptisa Pongo, ce dont l’intéressé parut ravi. Et tout de suite, Pongo se révéla d’une étonnante utilité. C’était peut-être un mauvais sorcier mais c’était un guerrier et un chasseur sans égal. Il savait faire une foule de choses, depuis les canoës d’écorce jusqu’aux huttes de branchages en passant par l’utilisation maximale du gibier abattu et l’art de trouver des racines mangeables. En outre, malgré ses jambes courtes, il était d’une force peu commune, d’une agilité extrême et d’une habileté rare : ainsi quand il ne trouvait pas ce dont il avait besoin, il s’arrangeait pour le voler sans qu’il fût même possible de le soupçonner. Enfin, son flair était plus développé que celui du meilleur limier.

— Frère renard et Pongo sur piste, Pongo vainqueur ! proclamait-il avec un large sourire.

Et Gilles, peu à peu, s’habitua à cette ombre cuivrée qui collait à lui autant que la véritable sans faire beaucoup plus de bruit. Pongo se nourrissait de rien, semblait toujours enchanté de son sort, parlait peu (Gilles mit six bons mois pour arriver à converser avec lui) mais souriait beaucoup, montrant ses immenses incisives qui furent bientôt aussi populaires dans l’armée que le plumet de La Fayette.

On mit longtemps à atteindre la Virginie qui prit peu à peu les couleurs d’une véritable terre promise. D’Elk Point où l’on attendit en vain la petite flotte du chevalier Destouches qui s’était vu barrer la route par toute la puissance navale de l’amiral anglais Arbuthnot et avait dû rebrousser chemin, il fallut remonter en Maryland, autour de Baltimore où La Fayette s’arrangea une fois de plus pour mettre les dames à l’ouvrage, contourner l’énorme baie de la Chesapeake, franchir le Potomac et finalement arriver sous Richmond qu’Arnold avait entrepris de brûler.

Le printemps se passa tout entier en escarmouches dans un redoutable jeu de cache-cache et de chat-perché où l’on passait tour à tour du rôle de chasseur au rôle de chassé mais sans qu’il fût jamais possible de mettre la main sur le traître qui, d’ailleurs, avait remplacé le général Philipps, mort subitement, et que protégeait une solide épaisseur de troupes. La petite armée de La Fayette galopait sans cesse à travers toute la Virginie qu’elle était à peu près seule à tenir puisque le général Greene était allé en découdre en Caroline avec lord Cornwallis, l’un des meilleurs généraux anglais.

Dans le courant du mois de mai, une nouvelle inquiétante arriva : Cornwallis avait plus ou moins balayé Greene et remontait rejoindre Arnold. Il ne faisait pas mystère de ses intentions touchant La Fayette et sa bande.

— Le gamin ne m’échappera pas, déclarait-il avec dédain.

On l’attendit anxieusement. Malgré son increvable optimisme, l’Auvergnat ne se faisait guère d’illusions et, le 22 mai, écrivait au chevalier de La Luzerne, ambassadeur de France auprès du Congrès :

Nous sommes encore en vie et notre petit corps n’a pas reçu jusqu’à ce jour la terrible visite…

Mais il avait tort de se tourmenter. L’approche du plus redoutable de leurs ennemis galvanisait ses hommes. La compagnie que commandait le lieutenant Goëlo, faisant office de capitaine, était survoltée. Ne disait-on pas que Cornwallis ne faisait que passer pour aller renforcer New York où Clinton ne pouvait se passer de lui pour la suprême bataille ?

— Il a dit que le gamin ne lui échapperait pas, mais il entend seulement nous balayer comme fétus de paille, déclara Gilles haranguant ses hommes. C’est donc à nous de lui barrer le passage et de lui montrer de quoi nous sommes capables. Sans Cornwallis, Clinton ne pourra pas tenir longtemps New York quand les renforts promis par le roi de France arriveront. Il faut donc empêcher à tout prix Cornwallis d’atteindre New York…

Les renforts, en effet, arrivaient. Poussés par le maréchal de Castries, Vergennes et Louis XVI avaient enfin décidé de mettre le poids d’une bonne partie de l’imposante force navale française au service des Insurgents. L’amiral de Barras de Saint-Laurent avait gagné Terre-Neuve avec quelques navires et croisait maintenant sous New-Port. En outre, à l’aube du 22 mars, le canon de partance avait tonné à Brest pour le départ d’une énorme flotte aux ordres de l’amiral de Grasse qui, par les Antilles, remonterait le long de la côte américaine. C’était peut-être la fin de la guerre qu’elle apportait, c’était peut-être la victoire…

— Il faut tenir, tenir à tout prix même si nous devons y rester jusqu’au dernier, répétait Gilles, en écho de La Fayette.

Leur tâche n’était pas facile. Ils n’étaient que 1 200 en liaison avec les petites troupes locales de soldats qui étaient surtout des partisans. Mais les chefs de ces troupes s’appelaient Lee, Sumter. On récupéra aussi les forces du baron de Steuben. En tout, pas plus de 1 500 hommes mais ils s’arrangeaient de telle façon que l’Anglais, fort d’environ 10 000 soldats, pouvait les croire infiniment plus nombreux.

À l’école de Pongo, Gilles s’était initié complètement aux subtilités de la guerre indienne. Il n’avait pas son pareil pour approcher d’un objectif sans que rien vînt révéler sa présence puis il tombait comme la foudre, frappait vite et fort puis disparaissait laissant derrière lui des corps sans vie, morts sans bien savoir comment cela leur était arrivé. Vêtu de peaux de daim cousues par l’Indien pour remplacer le bel uniforme depuis longtemps en loques et qui d’ailleurs le protégeaient infiniment mieux des moustiques, il avait acquis à ce jeu mortel une solide réputation et un aspect redoutable et farouche qui, bien souvent, rendait Tim songeur. Un jour, il lui dit :

— Tu te souviens de cet oiseau que tu as tué, sur les bords de la Susquehanna et pour lequel nous avons failli laisser nos scalps ?

— Le gerfaut ? Naturellement, je m’en souviens, répondit-il avec un haussement d’épaules et un battement de cœur.

— Eh bien, je trouve que tu lui ressembles. Il tombe du ciel comme la foudre, frappe et disparaît. Toi tu tombes du haut des arbres mais cela revient au même.

— N’exagérons rien. Je n’emporte pas mes victimes pour les déchiqueter à coups de bec…

Il riait mais il était heureux. L’amitié de Tim lui avait fait trouver d’instinct la seule comparaison qui pouvait toucher son cœur refermé. C’était comme si le lien impalpable avec les ancêtres prenait tout à coup forme et consistance. Et comme Tim ne garda pas sa réflexion pour lui seul, qu’il l’appuya du récit de l’aventure chez les Sénécas, le surnom bientôt s’attacha au jeune chef. On le totémisa, à la mode indienne au cours d’une bizarre cérémonie dans le cercle étroit de la compagnie où Pongo, pour la première fois, redevint sorcier un instant.

— Sais-tu, dit-il au jeune homme qui refusait de se prêter à un rite qu’il jugeait vaguement ridicule, sais-tu que ton chef lui-même a reçu de mes frères rouges un surnom. Pour eux, La Fayette s’appelle Kayewla, le « cavalier redoutable », toi tu seras le « Gerfaut implacable qui frappe dans le brouillard… ».

Aux acclamations de la compagnie, Pongo couvert des peintures rituelles alluma un feu, y jeta des herbes produisant une épaisse fumée et dansa en chantant tout autour d’un cercle dans lequel il avait enfermé Gilles et le feu. Puis, après une dernière invocation au Grand Esprit, il traça sur le jeune homme les signes blancs et noirs qui correspondaient à son nouveau nom et tout fut dit. La Fayette félicita son lieutenant, offrit à la compagnie un tonnelet de rhum et la fête se termina dans la fumée des pipes car le tabac était bien la seule chose dont on m’avait jamais manqué depuis l’entrée au pays de Pocahontas 3 et de George Washington. Mais dès la nuit suivante, les hommes du Gerfaut justifiaient le totem de leur chef en tombant sur un groupe d’éclaireurs de Cornwallis qui, confiés aux soins attentifs de l’ancien sorcier, révélèrent des choses étonnantes : le général anglais, après avoir abandonné Richmond, capitale de l’État depuis l’année précédente à La Fayette qui n’y avait pas compris grand-chose, venait d’évacuer Williamsburg.

Cette fois La Fayette comprit : Cornwallis, las de lui courir après, l’abandonnait à son destin et revenait à son premier projet : gagner New York à marches forcées afin d’aider Clinton à y remporter une victoire définitive ou plutôt de l’y remporter à sa place car les deux hommes se détestaient et se jalousaient autant qu’il était possible.

Désespéré, le Marquis lança toute sa troupe sur les traces des Anglais, les obligeant à se retrancher dans le bourg de Yorktown, sur l’embouchure de la rivière York qui à cet endroit rejoignait l’immense estuaire de la Chesapeake. En même temps, il envoyait à Washington une lettre suppliante qu’il lui permette de le rejoindre ou, tout au moins, qu’il lui dise ce qu’il devait faire. La chaleur était accablante, les moustiques insupportables et malgré l’arrivée d’un bataillon pennsylvanien, La Fayette ne savait plus trop à quel saint se vouer. Cornwallis fortifiait Yorktown comme s’il devait y rester toute sa vie… On était à la mi-août et aucune bataille décisive n’avait encore eu lieu…

La réponse arriva comme le tonnerre, portée par un officier français, le général du Portail : Washington ordonnait à son cher Marquis de ne pas bouger et de se contenter de surveiller Cornwallis car, se rendant enfin aux raisons de Rochambeau qui désapprouvait une bataille pour New York, il avait décidé que le fameux combat décisif aurait lieu en Virginie.

À demi étranglé de joie, le jeune général réunit tout son monde et lui jeta à la volée, comme un bouquet de fleurs les dernières nouvelles : les troupes de Rochambeau avaient quitté New-Port, effectué à Philipsburg leur jonction avec Washington, elles descendaient dans un ordre parfait qui allait faire l’admiration des Américains sur la Virginie et la flotte de l’Amiral de Grasse devait mouiller sous peu à l’entrée de la Chesapeake tandis que Barras devant New York maintenait Clinton en continuant à le leurrer sur les intentions des Américains.