Gilles se pencha un peu plus et ses lèvres touchèrent celles de la jeune fille. Elles étaient fraîches et elles sentaient la pomme. Un instant, il les sentit vivre, répondre à son baiser, se livrer. Mais quand il voulut refermer ses bras sur la mince silhouette, il eut soudain l’impression d’embrasser un buisson d’épines. Gunilla se débattit comme un chat sauvage, s’arracha de lui et, à toute volée, lui appliqua une gifle retentissante.

— Goujat ! cria-t-elle. Pour qui me prenez-vous ? Je ne suis pas votre Indienne, moi ! Et pas davantage un pis-aller…

Elle avait frappé de toutes ses forces. La joue brûlante, Gilles esquissa un geste vers elle mais elle avait déjà quitté la tente et courait dans la neige comme un lapin poursuivi. Gilles haussa les épaules.

— Dommage ! marmotta-t-il, faussement désinvolte. En réalité il était furieux et, pour se calmer, s’en alla finir la nuit chez sa fermière rousse qui s’épuisa à satisfaire un amant qu’elle n’avait jamais connu aussi grincheux.

Détestant s’avouer vaincu, Gilles essaya de revoir Gunilla mais n’y réussit pas. Quand, par hasard, au village il apercevait la jeune fille, elle s’enfuyait du plus loin qu’elle pouvait le voir… et le pot de confitures n’eut pas de second.

D’ailleurs, il l’oublia bientôt. Le mois de janvier fut affreux. Il y eut des révoltes dans les troupes de Pennsylvanie. Les soldats mal vêtus, mal nourris et pas payés du tout se rebellèrent par groupes. Washington alors frappa. Il y eut de terribles punitions, des hommes fouettés jusqu’au sang à l’issue des mutineries. Jour après jour, le front du Général en chef s’assombrissait…

Il y eut pourtant une bonne nouvelle : Sagoyewatha avait pris le sentier de la guerre contre son ancien allié Cornplanter. Les clans se dévoraient entre eux pour une femme et les traces sanglantes qui rougissaient la neige, au sud du lac Ontario et dans la vallée du Mohawk n’étaient pas seulement dues au gibier abattu ou aux loups exterminés. Washington et les rares tribus indiennes qui n’avaient pas pris parti pour les Anglais comme les Cakawangas purent respirer : les Nations Iroquoises avaient mieux à faire qu’à s’occuper d’eux… Ce qui n’empêchait pas Gilles, dévoré par l’envie de tremper son épée dans le sang de l’homme choisi par Sitapanoki, d’harceler ses chefs pour obtenir de chausser les raquettes comme Tim et d’aller, avec lui, « observer » les combats indiens. Mais toujours la permission lui était refusée.

— Vous êtes au service des États-Unis, lui dit le colonel Hamilton, pas à celui de vos haines personnelles.

Peut-être eût-il passé outre à la défense si La Fayette, revenant un soir de Philadelphie où il charmait ses loisirs forcés en faisant peindre son portrait, à la demande de Washington, par le peintre Charles Peale, en rapporta une navrante nouvelle : le traître Arnold avait repris la campagne en Virginie. Avec les troupes anglaises il ravageait et brûlait tout ce qui lui tombait sous les griffes sans que l’armée très affaiblie du général Greene, qui avait remplacé Gates dans le Sud, réussisse à l’en empêcher car il imposait là-bas, à ses anciens amis, la forme de combat qui jusqu’à présent leur avait permis de réaliser des miracles : la guérilla de coups de main et d’embuscades. Greene demandait de l’aide, d’autant plus qu’il devait descendre en Caroline pour tenter d’y arrêter Cornwallis.

La Fayette fut invité à gagner la Virginie sans plus attendre et, le 20 février, il se mettait en route avec 1 200 hommes pour gagner Hampton, sur la rive de la Chesapeake. Le chevalier Destouches devait le rejoindre avec quelques navires pour lui faire franchir l’estuaire immense. Le lieutenant Goëlo partit avec lui, heureux pour la première fois depuis bien longtemps : à défaut de Cornplanter, Arnold était exactement le gibier qu’il lui convenait de chasser.

La Fayette, pour sa part, n’était qu’à moitié satisfait : certes il était heureux de courir sus au traître mais il craignait par-dessus tout que la grande bataille du printemps qui aurait New York très certainement comme objectif ne se déroulât sans lui. Il fallut que Washington lui jurât de le rappeler à temps pour qu’il consentît à se dérider. Mais il devint presque joyeux quand l’un de ses plus chers amis vint le rejoindre depuis New-Port pour combattre à ses côtés : il s’agissait du comte de Charlus, colonel en second du régiment de Saintonge et dont le père, le maréchal de Castries remplaçait, depuis le 13 octobre l’insupportable M. de Sartines aux destinées de la Marine tandis qu’à la guerre, le comte de Ségur s’installait dans le fauteuil du prince de Montbarrey : le Roi avait fait son ménage ! Enfin, le colonel Hamilton, las de supporter le caractère abrupt de Washington, avait renoncé à son poste d’aide de camp pour rejoindre la légion La Fayette. Il avait besoin d’air et d’espace… Le corps expéditionnaire serait de valeur !

Les mois qui suivirent furent sans doute pour Gilles les plus heureux et les plus misérables qu’il eût jamais vécus. On était à peu près démunis de tout : d’argent, de vivres, de chemises, parfois de souliers. De chevaux, il n’était même pas question et les cavaliers, comme Gilles, durent aller à pied. D’ailleurs, la neige venait de faire place à l’inondation. Les fleuves en crue transformaient le sol en éponge d’où il fallait arracher ses jambes alourdies de boue, pas après pas. Pourtant jamais troupe ne fut mieux soudée que cet amalgame disparate d’Américains et de Français qui, souvent, ne se comprenaient que par signes mais avaient pratiquement aboli les notions de rang social.

Tim Thocker, pour suivre son ami… et aussi pour plaire à sa chère Miss Martha qui lui avait fait entendre sans douceur son sentiment sur son éventuelle situation d’épouse de coureur des bois, s’était résigné à s’enrôler dans l’une des cinq compagnies du Connecticut qui, avec plusieurs autres du Massachusetts, du New Hampshire, de Rhode Island et de New Jersey composaient la petite armée de La Fayette. Sa science de la forêt et son adresse au tir se révélèrent d’ailleurs d’une utilité certaine.

Chemin faisant, une nouvelle unité vint grossir les effectifs. En effet, comme on cherchait un moyen de passer la Delaware en crue dont la largeur avait doublé, Gilles entendant des cris lamentables piqua une tête dans les eaux grises et ramena triomphalement au mamelon qui tenait lieu de rive, un Indien maigre comme un clou et ficelé comme un poulet qui, à peine remis de ses émotions, se jeta à ses genoux qu’il embrassa en déversant un flot de paroles volubiles qui eurent le don de réjouir Tim.

— Il dit que tu es le fils du Grand Esprit, le frère de l’oiseau-du-tonnerre, son père, sa mère, ses plus proches parents plus quelques autres personnages de moindre importance ! Il dit aussi qu’il est désormais ton esclave, ton chien, ton bras gauche et ton meilleur ami… mais tu ferais aussi bien de le rejeter à l’eau.

— Ça ne va pas, non ? grogna le jeune homme, très occupé à réintégrer ses bottes et son habit dont il s’était vivement débarrassé. Pourquoi est-ce que je ferais ça ?

— Parce que c’est un Onondaga, donc un Iroquois et que voilà des semaines que tu jures de les exterminer tous jusqu’au dernier. En plus c’est un sorcier qui a eu des malheurs, donc un mauvais sorcier.

Les soldats massés autour des trois hommes approuvaient hautement les paroles de Tim mais Gilles n’était pas d’humeur à se laisser marcher sur les pieds.

— Quand je sauve quelqu’un je pense que c’est à moi de décider ce qu’on en fait, aboya-t-il. Et si j’ai besoin de votre avis, je vous le demanderai. Quant à cet homme…

Il le regarda, toujours à genoux devant lui et n’éprouva pas la moindre envie d’exercer sur ce malheureux une quelconque vengeance parfaitement hors de saison. C’était, en vérité, un curieux personnage, n’ayant strictement aucun point commun avec le gigantesque Hiakin de sinistre mémoire. Il avait un torse vigoureux porté par des jambes extraordinairement courtes, des bras très longs qui lui donnaient l’allure d’un chimpanzé. Quant à son visage animé par une paire de petits yeux ronds et brillants comme des perles de jais, les traits les plus remarquables en étaient un nez assez long, un menton à peu près inexistant et deux dents blanches, longues comme des touches de piano qui, dépassant légèrement sa lèvre supérieure, lui donnaient une ressemblance frappante avec un lapin.

— Dis-lui qu’il peut aller où il veut, acheva Gilles. Il est libre. Quant à nous, allons rejoindre les autres et tâchons de voir s’il est possible de retrouver ce sacré bac !…

Mais l’Indien ne voulait plus de sa liberté. Dans un charabia invraisemblable émaillé de mots d’anglais, il affirma sa volonté de s’attacher aux pas de son sauveur et de s’instituer son rempart vivant dans les combats qui ne pouvaient manquer d’attendre un guerrier de sa valeur. Puis tirant le couteau qui pendait à sa ceinture, il s’entailla le bras et jeta quelques gouttes de sang sur le jeune homme.

— Il dit que son sang t’appartient, expliqua Tim, et je commence à croire qu’il est sincère. Veux-tu de lui comme serviteur ? Au surplus, je crois que tu représentes à ses yeux une espèce de planche de salut.

Tandis que l’on se mettait à la recherche du bac emporté par la crue, le rescapé raconta son histoire. Homme-médecine d’une petite tribu Onondaga du voisinage, il portait un nom parfaitement imprononçable qui signifiait le « Castor-qui-a-trouvé-la-plume-magique-de-l’aigle » et, comme l’avait dit Tim, il avait eu effectivement des malheurs dans l’exercice de sa profession. C’est ainsi que, pour soigner la vieille mère de son chef, atteinte d’une fièvre cérébrale, il n’avait rien trouvé de mieux que faire un trou dans la tête de la pauvre femme afin que le mauvais esprit pût s’échapper librement, ce dont sa patiente n’avait pas tardé à mourir. On lui avait alors reproché non la mort de la vieille femme, mais d’avoir employé une thérapeutique défendue car la chirurgie n’était pas d’usage chez les Indiens. Et comme la grande crue du fleuve avait suivi immédiatement le départ pour l’empire des morts de la mère de leur chef, emportant une moitié de leurs wigwams avec tout ce qu’il y avait dedans, les survivants décidèrent que leur sorcier ne valait pas cher et le jetèrent tout simplement dans le fleuve, le privant ainsi des funérailles sans lesquelles l’âme d’un guerrier mort ne saurait trouver le repos. C’était surtout cette dernière circonstance qui valait à Gilles la reconnaissance éperdue d’un homme qui, en bon Indien, ne craignait pas spécialement la mort.