La situation était un peu meilleure pour les Français retranchés dans New-Port dont ils avaient relevé les fortifications mais les approvisionnements amenés de France étaient épuisés et les chefs devaient acheter à prix d’or le nécessaire pour les troupes. C’était avec une grande impatience que l’on attendait des nouvelles de France où Rochambeau avait demandé, outre les nouvelles troupes et une somme de vingt-cinq millions nécessaire à Washington, une incroyable quantité d’objets divers allant de 6 000 chemises, 10 000 paires de chaussures et 3 000 quarts de farine à 24 réchauds de cuivre et 72 seringues à clystère ! Mais Versailles semblait oublier complètement l’armée du bout du monde et ne répondait pas souvent.

Chacune des armées tuait le temps comme elle le pouvait, retranchée sur ses positions sans tenter quoi que ce soit car la saison rendait tout impossible. La Fayette seul faisait de fréquents voyages à Philadelphie pour obliger les membres du Congrès et leurs épouses à contribuer bon gré mal gré à l’effort de guerre et il parvenait souvent à arracher bien des choses nécessaires.

La veille de Noël, Tim Thocker, glissant sur ses raquettes comme un goéland sur les eaux, arriva au quartier général, portant une triste nouvelle : le 15 décembre au lever du jour, le vaisseau amiral français le Duc de Bourgogne, bientôt suivi du reste de la flotte, avait mis ses pavillons en berne et brasseyé ses vergues en deuil tandis que ses canons commençaient à tonner sous le ciel gris : haut et puissant seigneur Charles-Henri-Louis d’Arsac, chevalier de Ternay, chevalier de Malte, chef d’escadre des armées du Roi était mort dans la nuit, deux heures avant l’aube à cinq heures et demie du matin.

La nouvelle frappa Washington qui avait pu apprécier le courage et la grandeur du petit amiral taciturne et si souvent malmené par les plus jeunes de ses officiers.

— Sait-on de quoi il est mort ? demanda-t-il au messager.

— On m’a dit qu’il s’agissait d’une fièvre putride 1 mais certains parlent d’une fluxion de poitrine.

— Je vais vous dire, moi, de quoi il est mort, explosa La Fayette qui avait accueilli la nouvelle avec une peine visible. Il est mort de chagrin à cause de l’abandon tragique où le cabinet de Versailles laisse ses hommes. Cet hiver qu’il devinait désastreux l’a miné. M. de Sartines est pour les trois quarts dans sa mort car je sais qu’il encourageait de loin une indécente cabale de ses jeunes officiers contre lui. Quand donc les imbéciles surdorés des ministères comprendront-ils ce que c’est qu’une guerre… et qu’un chef !

— Qui va le remplacer au commandement de l’escadre ? demanda Gilles, attristé lui aussi comme par la mort d’un ami. Faut-il attendre une nomination de Versailles ?

— Il ne manquerait plus que cela ! Le commandement revient de droit au commandant du Neptune, le Chevalier Destouches, qui est un homme supérieur.

— C’est lui, en effet, qui a été nommé sur l’heure, répondit Tim. Mais je dois dire que les funérailles ont failli causer une révolution : les anabaptistes de New-Port n’ont guère l’habitude des grandes pompes de votre église romaine et M. de Rochambeau avait bien fait les choses : ils ne sont pas près de s’en remettre.

Le coureur des bois voyait surtout dans la nouvelle apportée une occasion de retrouver son ami et Gilles trouva, dans la présence de Tim à la modeste fête de Noël que Washington tint à offrir à ses officiers et à ses hommes, un nouveau réconfort. Avec l’inaction forcée du camp son caractère se renfermait. Il devenait moins spontané, plus silencieux. Quand il n’errait pas à travers le camp comme un loup malade, on pouvait le voir aux avant-postes rester des heures entières debout sur un mamelon, enveloppé jusqu’aux yeux dans son manteau d’uniforme, regardant le moutonnement blanc de la forêt et les croupes enneigées des montagnes comme s’il avait pu deviner à travers la distance l’endroit exact où se cachait la femme en qui il avait cru et qui l’avait trahi. Il s’interrogeait interminablement sur les buts exacts poursuivis par Sita. Pourquoi toute cette comédie ? Pourquoi si c’était l’Iroquois qu’elle souhaitait rejoindre, l’avoir incité à déserter pour la suivre ? À moins que ce ne fût pour offrir, en cadeau de joyeuse arrivée, aux bourreaux de Cornplanter, l’homme qui l’avait empêchée de le rejoindre plus tôt ? L’hypothèse était abominable et déprimante mais le jeune homme n’en voyait pas d’autre…

Pourtant si, insensiblement, et presque sans qu’il s’en rendît compte, le mépris éteignait l’amour, il ne pouvait rien contre les exigences devenues impérieuses de ses sens. La continence lui était un supplice auquel il chercha des apaisements. Il n’eut d’ailleurs aucune peine à en trouver. Ses yeux d’acier bleu, le pli désabusé de ses lèvres, son allure à la fois désinvolte et hautaine attiraient les femmes comme alouettes au miroir. Son charme et la science parfaite qu’il possédait maintenant de l’amour les retenaient.

Mais lui ne s’attachait plus : le désir assouvi, il s’en allait vers une autre conquête sans se soucier des plaintes ou des larmes qui marquaient toujours son départ.

Il passa ainsi de la plus riche fermière de New Windsor, une Junon rousse au corps plantureux qui voulait l’épouser, à la nièce du pasteur, fillette fragile et sournoise qui battait sa coulpe entre deux étreintes, pleurant qu’elle se damnait, mais trouvait des caresses de courtisane pour le ramener à elle quand il s’éloignait. Il y eut la femme d’un aubergiste et une « Molly Pitcher » aux grands yeux vides, passive et ronronnante en laquelle il chercha vainement une ressemblance avec Betty, la charmante fille qui, à Peekskill, l’avait rejoint sous sa tente. D’ailleurs, le souvenir toujours vivace de Sitapanoki empoisonnait toutes ces amours fugitives car la comparaison était par trop facile.

Une seule fois, il essuya un échec. Un soir, alors qu’il rapportait une brassée de bois pour ranimer le feu de sa tente 2, il vit une femme enveloppée d’une grande mante qui en sortait vivement et s’éloignait vers le village. Lâchant son fagot, il courut après elle, la rattrapa.

— Quand le maître d’une maison n’est pas là, ce n’est pas poli de s’introduire chez lui et d’en sortir sans l’attendre, s’écria-t-il tandis que ses bras se resserraient sur d’épais plis de laine qu’aucun corps ne semblait habiter.

— Lâchez-moi, Lieutenant ! fit la voix calme de Gunilla. Je n’avais justement aucune raison de rester sous votre tente puisque vous n’y étiez pas.

Il lâcha prise, recula et salua courtoisement la jeune fille.

— Excusez-moi, Gunilla. Je ne vous avais pas reconnue avec ce manteau. Mais, je vous en prie, revenez…

— Je n’ai plus le temps. Mrs Gibson m’attend, elle s’inquiétera si je m’attarde. J’étais seulement venue vous apporter un pot de confitures…

— Des confitures ? Comme c’est gentil ! Mais entrez, je vous en prie, rien qu’un instant… pour que je puisse au moins vous dire si elles sont bonnes…

Elle le suivit en silence, comme naguère dans les montagnes de Pennsylvanie, entra dans la tente qu’une lanterne éclairait et où il faisait presque doux. Le pot de confitures était posé près de la lanterne et Gilles le prit dans ses mains, l’ouvrit pour en respirer le parfum de fruit mais sans pour cela quitter la jeune fille des yeux. Il y avait longtemps qu’il ne l’avait vue car, depuis son arrivée au Quartier Général, Gunilla vivait dans l’ombre de Mrs Gibson qui l’avait prise en affection pour son courage et sa douceur et la traitait comme la fille qu’elle n’avait jamais eue. Auprès d’elle celle-ci menait une existence d’un calme approchant l’austérité mais s’en accommodait joyeusement. Elle ne quittait pratiquement jamais la maison ni ce jardin dont Gilles connaissait si bien les haies.

Celui-ci la regardait avec une curiosité étonnée. Debout dans la lumière jaune de la lanterne, son petit visage sérieux bien encadré par la blancheur du bonnet tuyauté d’où s’échappaient des flocons de soie pâle, elle était l’image même de la fraîcheur et de la tranquillité. Sa peau, maintenant claire et douce, avait perdu la teinte foncée et la rudesse que le servage lui avait données et ses yeux, sous la frange épaisse de leurs cils, étaient plus bleus que jamais.

Gilles se surprit à penser qu’elle devenait bien jolie. Elle le regardait en face avec pourtant une sorte de timidité et même d’appréhension. Comme un gamin, il plongea un doigt dans la gelée rose, le suça et sourit largement.

— Il y a longtemps que je n’ai rien mangé d’aussi bon ! s’écria-t-il. Merci, Gunilla !

— Ce n’est pas moi qu’il faut remercier. C’est Mrs Gibson.

— Allons donc ! Vous ne me ferez pas croire que cette digne personne s’est mise tout à coup, à se soucier de moi. Si j’étais le général Washington, je ne dis pas. Je pense donc que l’idée vient de vous… une idée charmante.

Il posa le pot, s’approcha presque à la toucher, la dominant de sa haute taille. Elle le regarda venir sans bouger. Ses yeux, grands ouverts, s’étaient attachés à ceux du jeune homme comme fait l’oiseau fasciné. Il sourit à ce regard limpide.

— … Vous aussi vous êtes charmante, Gunilla. Comment ai-je pu être assez sot pour ne pas m’en apercevoir plus tôt ?

Le reproche qu’il se faisait était sincère encore qu’il ne comprît pas très bien ce qui le poussait à faire du charme à cette petite fille. Peut-être à cause de cette propreté, de cette pureté qui émanait d’elle malgré tout ce qu’elle avait pu vivre aux mains des Sénécas. Elle n’était pas intacte car une esclave n’a guère la possibilité, si elle veut vivre, de s’opposer au désir de ses maîtres et la malheureuse avait dû subir plus d’une fois le guerrier qui l’avait capturée mais, en retrouvant une vie conforme à son éducation, elle avait réintégré sa personnalité d’antan aussi aisément qu’une main entre dans un gant. C’était à croire qu’elle s’était refait une virginité…