— Je le regrette pour vous car elle est d’une beauté rare : une splendide chatte sauvage. Mais le garçon aussi est un animal de race et je ne voudrais pas qu’il fasse de bêtises !…
— Cela m’étonnerait. Je l’ai vu se battre quand nous avons failli être pris par les Anglais. C’est un brave ! Néanmoins, je me mettrai à sa recherche quand nous aurons reçu vos ordres.
Gilles à dire vrai n’alla pas loin. Alors qu’il fuyait droit devant lui comme le daim blessé d’une flèche et qui compte sur les taillis pour la lui arracher, il passa devant la taverne à l’enseigne du Grand Washington et s’arrêta pile. Sa première idée avait été de dégringoler jusqu’à l’Hudson et d’y piquer une tête définitive. L’enseigne gaiement colorée de l’auberge où s’étalait une effigie assez fantaisiste de son chef lui fit changer d’avis. La pensée de Sitapanoki se jetant dans les bras de Cornplanter en sortant des siens le rendait malade de dégoût mais il n’allait tout de même pas se détruire pour ça comme une petite paysanne enceinte abandonnée par son galant.
— Une femelle ! cracha-t-il entre ses dents serrées, une femelle en chaleur ! On n’a jamais dû se tuer pour ça chez les Tournemine… Quitte à te noyer, mon garçon, autant le faire dans le rhum.
Et, opérant un quart de tour, il fonça tête baissée sur la porte, vint s’abattre sur une table et, braillant à tue-tête pour réclamer à boire, entreprit de se saouler méthodiquement.
Ce fut là que le découvrirent, deux heures plus tard, le général de La Fayette et l’un de ses adjoints, le colonel Poor. Superbement ivre, debout sur une table au milieu d’un cercle hilare de fantassins qui tapaient dans leurs mains pour battre la mesure, il chantait à pleins poumons quelques-unes de ces vigoureuses chansons de matelots que tous les Bretons connaissent dès l’enfance et qui rythment les manœuvres des voiles ou du cabestan.
Chantons, pour passer le temps
Les amours jolies d’une belle fille
Chantons pour passer le temps
Les amours jolies d’une fille de quinze ans…
Les soldats s’essayaient à reprendre en chœur les paroles françaises qui leur échappaient complètement et comme l’usage du rhum n’ajoutait aucune mélodie à la voix du chef d’orchestre cela donnait une assez effroyable cacophonie qui fit grimacer La Fayette.
Sa réputation était trop bien établie pour qu’il n’obtînt pas facilement le silence mais il lui fut plus difficile d’obtenir de Gilles qu’il descendît de sa table. Le Breton prétendait y demeurer pour y entamer une philippique féroce contre l’infidélité congénitale des femmes. Aidé de Poor et de deux soldats, le Marquis l’en fit descendre un peu vite mais alors l’ivrogne novice lui tomba dans les bras en pleurant comme une fontaine et en l’appelant « son cher petit général Fend-la-Bise » ce qui plongea le dernier des La Fayette dans un abîme de perplexité mais l’amusa beaucoup.
Il ne lui resta plus qu’à faire véhiculer le lieutenant jusqu’à sa tente où on le coucha et où il se mit à ronfler avec application.
— Nous voilà tranquilles au moins jusqu’à demain, soupira le Marquis. Le pronostic d’avenir est excellent mais quelle diable d’idée ce garçon a-t-il eue de s’enticher d’une femme rouge ?
— Je l’ai aperçue au moment de son départ, dit le colonel Poor, et, si vous voulez mon avis, je considère que le général Washington a été sage de la tenir hors de vue des hommes. Elle aurait mis le feu à l’armée tout entière.
— Diantre ! Vous allez me donner des regrets ! Je commence à comprendre le jeune Goëlo… et à l’envier.
À son réveil, cependant, Gilles ne se trouvait pas enviable le moins du monde. Il avait une affreuse gueule de bois et l’impression que la fin du monde était proche… En plus, quand il se risqua hors de sa tente, il s’aperçut qu’il pleuvait à plein temps et que tout le camp flottait sur un océan de boue. Il eut cependant la sagesse de ne pas permettre au souvenir de Sitapanoki la traîtresse de revenir le hanter car, si le côté sentimental de son amour sombrait inexorablement dans le dégoût et le mépris, cela ne lui faisait pas perdre pour autant le souvenir des nuits brûlantes vécues avec elle. Il fallait venir à bout du désir.
Quand il eut surmonté une violente nausée et que le sol lui parut avoir retrouvé quelque stabilité, il alla, très protocolairement, remercier La Fayette dont il avait malgré tout perçu la sollicitude à travers les fumées de l’alcool. Il le fit sans la moindre gêne car leur commune expédition à New York lui avait enfin fait apprécier le jeune Général dont l’aventure l’avait hanté à Vannes et qui l’avait tant déçu à Rhode Island. En dépit de sa voix perchée et d’un certain contentement de lui-même, le Marquis auvergnat ne manquait pas de charme. Doué d’un courage à toute épreuve ainsi que d’une parfaite courtoisie, il était en effet, totalement dépourvu de morgue. En outre, il avait l’art de s’attacher les hommes et, mis à part Washington qui le traitait en fils il avait su s’attirer le dévouement aveugle des quelque 2 000 hommes, soldats réguliers et miliciens à demi sauvages, qui composaient sa brigade. Il s’occupait en effet d’eux avec une attention de mère, dépensant largement sa fortune, l’une des plus belles de France, pour leur équipement. Sans arrêt Mme de La Fayette recevait des lettres pleines de tendresse et de demandes d’argent. Quant aux belles dames de Philadelphie où Washington l’envoyait volontiers exercer sa séduction, il était parvenu à leur faire coudre une infinité de chemises et tricoter des montagnes de bas pour sa « légion ». Il aimait d’ailleurs les femmes (ce qui ne l’empêchait pas d’aimer la sienne) et ne s’en cachait pas.
— Vous n’avez pas à vous excuser, dit-il à son lieutenant quand celui-ci vint faire amende honorable, j’ai fait exactement la même chose que vous avant de quitter la France. J’étais follement épris d’une fort belle dame mais comme je n’étais pas le seul, elle me traita fort mal et j’ai plus d’une fois demandé l’oubli à une vieille bouteille de Bourgogne. Comment vous sentez-vous, ce matin ?
— Honteux, vexé… et follement désireux de me battre… de préférence contre les Iroquois.
— Excellente chose ! Mais les Iroquois me paraissent sans intérêt quand il y a, si près de nous, cette superbe collection d’Anglais et de Hessois dont nous pourrions faire si grande chaire ! Dirai-je que vous me plaisez de plus en plus, monsieur ?
— Vous aussi, mon Général ! Puis-je seulement vous rappeler que je n’ai pas connu mon père et que mon nom est celui de ma mère ?
— Pourquoi voulez-vous que je me montre plus difficile que le général Washington ? Dans ce pays un homme en vaut un autre… et puis nous appartenons l’un et l’autre à une vieille race qui n’a pas grand-chose à voir avec les envahisseurs francs qui ont baptisé notre pays. Vous êtes Breton donc Celte, je suis Auvergnat donc Gaulois !
— Gaulois ?
— J’espère très fermement l’être parce que très peu de Francs s’établirent dans les montagnes d’Auvergne. J’aime mieux Vercingétorix défendant ses montagnes que le brigand Clovis et ses abominables successeurs.
— Mais… fit Gilles, abasourdi, les abominables successeurs ce sont…
— Les rois de France et la plupart de leurs confrères ? Mais bien sûr. Je n’aime pas la royauté, monsieur, et je ne suis venu chercher ici rien d’autre que des leçons de liberté. J’ajouterai encore ceci : mon grand-père, le marquis de La Rivière, est breton cent pour cent. Aussi donc touchez là… et allons voir quel genre d’expédition nous pouvons obtenir du général Washington. Je suis comme vous, j’ai envie d’en découdre…
Mais, malgré les objurgations de La Fayette qui l’attaqua flanqué de son état-major, Washington refusa de se laisser entraîner dans des attaques inconsidérées contre les forts défendant New York. Le Marquis eut beau répéter que des actions vigoureuses inciteraient les ministres français à de nouvelles générosités, l’Américain n’avait nulle envie de faire tuer des troupes qu’il avait tant de mal à entretenir.
— Que nous puissions tenir tout l’hiver les positions que nous avons gagnées et ce sera fort bien. D’ailleurs, il nous faut des renforts nouveaux. Le comte de Rochambeau m’a fait savoir que son fils était reparti pour Versailles à bord de l’Amazone commandée par M. de La Pérouse afin d’y demander l’envoi d’une nouvelle flotte. Les Anglais ont enfin quitté New-Port mais les vaisseaux du chevalier de Ternay ne sont pas assez nombreux pour garder l’entrée des principaux fleuves et permettre l’investissement complet de New York. Il faut attendre…
Attendre, attendre ! C’étaient là des mots que ni La Fayette ni son nouveau lieutenant n’aimaient à entendre. Ils parvinrent tout juste à obtenir permission d’attaquer de nuit deux camps de Hessois qu’ils laissèrent en assez mauvais état.
Mais ils durent bientôt faire face à un nouvel ennemi : l’hiver qui leur tomba dessus comme la foudre en plein milieu de l’automne, s’installa et ne bougea plus. Il ensevelit d’un seul coup tout le continent sans même lui accorder l’habituel et merveilleux répit de l’été indien. Les tourmentes de neige noyèrent les immenses forêts, étouffèrent villes et villages et tout fit silence tandis que les rivières gelaient jusqu’à la mer où les grandes baies de la Chesapeake et de New York virent leurs eaux blanchir et se solidifier.
Alors la misère, comme l’avait prévu Washington, s’installa dans les armées mais surtout chez les Insurgents. Les réserves étaient maigres et l’argent manquait pour acheter ce qui eût été nécessaire. Le pain des soldats, comme des officiers d’ailleurs, était un mélange de sarrasin, de seigle, de blé et de maïs quand il y en avait et il arriva souvent que l’on restât trois jours, non seulement sans viande car on n’en mangeait guère que lorsque la chasse avait été fructueuse, mais encore sans pain. Les habits n’étaient pas meilleurs. Un marché noir féroce sévissait.
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