— Alors prouve-le-moi encore ! souffla-t-elle. Le jour va bientôt se lever… et les heures seront si longues jusqu’à ce soir…

En quittant la chambre tiède, une heure plus tard, pour plonger dans le froid humide du petit matin, Gilles se sentait l’âme d’un conquérant et en oubliait de raisonner. Il avait eu une peine infinie à s’arracher des bras de Sitapanoki. La dernière capitulation de la belle Indienne l’emplissait d’un orgueil démesuré car elle s’était faite infiniment douce et même humble pour qu’il lui pardonne d’avoir osé prétendre le détourner de ses devoirs de guerrier. Durant cette dernière heure, elle l’avait comblé de caresses et de baisers dont le souvenir collait à sa peau tandis que, sifflotant une marche guerrière, il regagnait le cœur du village, les jambes un peu molles mais la tête ensoleillée. La nuit qui venait de s’écouler avait définitivement effacé en lui les dernières traces de l’adolescence car l’amant d’une femme telle que Sitapanoki ne pouvait être qu’un homme véritable.

Il ne devina même pas la mince silhouette blanche, immobile et désolée derrière l’une des fenêtres noires de la maison Gibson, qui l’avait regardé franchir la haie d’un bond avec des yeux pleins de larmes…

Toute la journée, le lieutenant Goëlo expédia son travail avec un certain automatisme et un prodigieux manque d’enthousiasme. Avec un grand sens pratique, mais une certaine absence de psychologie, le général Washington, se souvenant des fonctions occupées naguère par son nouvel officier auprès de Rochambeau, l’avait prié de remettre de l’ordre dans les registres administratifs de son groupe d’armée et de recenser les réserves bien maigres hélas ! dont on pourrait disposer cet hiver. Ce travail de bureaucrate déplaisait prodigieusement au jeune homme dont l’œil revint bien souvent se fixer sur la pendule de la cheminée tandis que, la plume en l’air et l’esprit ailleurs, il survolait en pensée des perspectives qui n’avaient pas grand-chose à voir avec les gallons de bière et les sacs de farine.

Il ne sortit réellement de sa voluptueuse rêverie que pour faire à son ami Tim des adieux distraits. Le coureur des forêts repartait pour New-Port, chargé par Washington d’une mission auprès des chefs français et très heureux au fond d’aller offrir ses hommages à Miss Martha Carpenter qu’il se reprochait d’avoir quelque peu négligée dans les derniers temps. Et le dernier coup de neuf heures le retrouva dans les cornouillers, franchissant la haie, un œil fixé sur la fenêtre rose derrière laquelle sa maîtresse l’attendait. La porte n’était pas refermée qu’elle était dans ses bras… et tout recommença.

Les nuits suivantes furent aussi folles et aussi brûlantes. Sitapanoki aimait l’amour. Elle en savait tous les détours, tous les raffinements dont bien souvent elle avait constaté la puissance sur un époux cependant sage et plein de raison. Avec ce magnifique garçon, jeune et ardent, elle atteignait au sublime. Entre des instants de sommeil qui ne les séparaient d’ailleurs pas, les deux amants s’aimaient avec une ardeur qui ne faisait que grandir chaque nuit leur mutuelle passion.

L’Indienne n’avait plus proposé à Gilles de fuir avec elle et même, quand il avait voulu remettre le sujet sur les draps ravagés de leur lit, elle lui avait fermé la bouche d’un long baiser.

— Laisse ! tout s’arrangera… nous trouverons un moyen…

Mais, peu à peu, elle l’enfermait dans l’invisible filet de ses caresses. Sa beauté, encore magnifiée par la passion, devenait lentement une redoutable drogue dont le jeune homme se montrait de plus en plus avide. Sitapanoki savait se montrer tour à tour ardente, dominatrice ou soumise jusqu’à la prosternation, superbe panthère sombre ronronnante et domptée qui s’étirait dans ses bras avec des gémissements heureux. Et chaque aube qui revenait rendait la séparation plus difficile et le jeune homme plus sombre. La petite chambre devenait pour lui un univers clos, divinement paradisiaque où régnait dans sa glorieuse nudité la belle Indienne, à la fois Ève et serpent, la belle Indienne qui s’était juré de l’avoir tout entier à elle et pour toujours.

Elle comprit que la victoire était acquise quand, un matin, à l’instant des derniers baisers il l’étreignit avec plus de passion encore que de coutume. Il l’avait aimée toute la nuit avec une sorte de fureur désespérée sans qu’elle réussît à lui arracher une explication. Mais, au moment de la quitter, il murmura les lèvres contre son cou :

— Le Général a décidé ton départ, Sita. Dans trois jours tu dois rejoindre le camp de ton époux.

Elle tressaillit, se raidit.

— Trois jours ? fit-elle d’une toute petite voix douloureuse. Seulement trois jours ?

Mais il la serra plus fort comme s’il cherchait à l’incruster en lui.

— Oui… mais, la nuit prochaine, je viendrai te chercher ! Nous fuirons tous les deux… où tu voudras… vers le grand lac dont tu m’as parlé.

C’était si soudain, si inattendu qu’elle en fut presque effrayée. Doucement, elle le repoussa, scrutant avec inquiétude son visage creusé par la fatigue et l’angoisse.

— Tu veux… véritablement m’emmener ? Abandonner toute ta vie ?

— Ma vie, c’est toi ! Chaque heure qui passe m’attache davantage à toi. Je t’aime, Sita, je t’aime comme un fou. Je ne peux pas rester là, à gratter du papier interminablement tandis que tu vas t’éloigner pour toujours. Tu ne peux pas savoir à quel point je t’aime !

— Moi aussi je t’aime, dit-elle gravement. Je ne croyais pas en venir à t’aimer autant. Tu me plaisais et j’avais envie de toi mais maintenant je ne peux même plus imaginer la vie sans toi : tu es mon maître. Mais ne vas-tu pas regretter ce que tu abandonnes ? Pourras-tu supporter…

— Il n’y a qu’une chose que je ne pourrais pas supporter, Sita, c’est de te savoir auprès d’un autre, dans les bras d’un autre, dans le lit d’un autre.

— Mais ton pays, ta famille… ta carrière ?

— Je n’ai plus de famille en admettant que j’en aie eu une un jour, je ne suis rien dans mon pays et voici longtemps que je souhaite me faire adopter par celui-ci. Quant à ma carrière… Washington m’a donné des galons d’officier cependant mes armes sont un porte-plume et un encrier. Que finisse la guerre et je ne serai plus rien ! Non, Sita, je partirai sans regret puisque je t’aurai. Ce soir, je viendrai à l’heure habituelle mais avec des habits d’homme que tu revêtiras et nous fuirons tous les deux.

Elle avait trop envie de le croire pour refuser plus longtemps sa victoire.

— Toute ma vie passera à essayer de te rendre heureux. Tu verras comme c’est beau de vivre libre, au fond des forêts, près des grandes eaux qui bondissent sur les rochers. La guerre finira un jour, alors nous deviendrons des colons, nous aurons des enfants, des terres que nous défricherons, une maison où je m’efforcerai de devenir une épouse à la manière des femmes de ton pays, un empire peut-être… Notre pays est immense et tout y est possible. Et puis je t’aimerai, je t’aimerai comme jamais femme n’aura aimé un homme !…

Entre ses mains, Gilles prit le beau visage aux yeux rayonnants et le considéra un instant avec une infinie tendresse.

— Peut-être qu’il n’y aura rien de tout cela… peut-être qu’au bout du chemin nous trouverons la mort si ton époux réussit à nous rejoindre mais peut-être que c’est là le suprême bonheur : mourir ensemble car il n’y a plus alors ni remords ni regret possible. À ce soir…

Le baiser qu’ils échangèrent fut d’une absolue chasteté. Un vrai baiser de fiançailles qui balayait les calculs et les violences avides des corps à corps. Il n’y avait plus ni vainqueur ni vaincu dans cette joute ardente où chacun d’eux avait cherché, inconsciemment, à tirer de l’autre ce qu’il en voulait, mais deux êtres qui avaient choisi d’écarter tout ce qui les séparait, tout ce qui, à la fin du compte, avait moins d’importance que l’amour, pour être tout simplement l’un à l’autre. Elle n’était plus princesse indienne, il n’était plus breton, ni soldat du Roi Louis XVI ni officier dans l’armée rebelle des jeunes États-Unis : ils étaient deux êtres neufs à l’aurore du monde. Les corps soudés par le désir avaient entraîné les cœurs alors même que leurs possesseurs s’y attendaient le moins.

Cette fois, la journée passa comme un rêve. Gilles s’appliqua comme jamais encore il ne l’avait fait à la tâche qui le rebutait encore vingt-quatre heures plus tôt, prépara un léger bagage comportant une tenue de garçon pour Sitapanoki, quelques vivres et les armes indispensables pour qui souhaite s’enfoncer dans la forêt primitive. Puis il écrivit trois lettres à laisser derrière lui : une pour Washington, une pour Rochambeau, une pour Tim dont il savait que l’aide ne lui ferait jamais défaut. Enfin, au lieu de partager le repas des autres officiers de l’État-Major, il soupa seul dans un coin de l’auberge et fuma tranquillement une pipe en attendant l’heure de rejoindre sa maîtresse.

Il se sentait curieusement allégé, délivré comme il arrive souvent lorsque l’on a pris une décision difficile. Tout était devenu si simple d’un seul coup ! Il avait suffi de dire non à l’ambition, à la vie normale, au vieux monde qui dans le carcan rigide des anciennes monarchies ne pouvait lui offrir qu’une existence étroite, amoindrie, à… Judith enfin qui l’attendrait en vain en admettant que son rendez-vous en forme de défi eût été sincère. La petite sirène rousse du Blavet avait rejoint les rêves du petit matin qu’un rayon de soleil efface. Elle était, au fond de son souvenir, une blancheur à peine charnelle, une fleur sans parfum, un reflet que l’eau emporte… Elle aussi était vaincue !

La nuit venue, alors que les trompettes sonnaient le couvre-feu, il quitta l’auberge avec un salut négligent à la ronde, gagna le cimetière où il avait caché son bagage au creux noir d’une haie et, le chargeant sur son dos, prit sa course vers la maison du pasteur. Il se sentait léger comme un oiseau. Les choses, en effet, lui avaient été singulièrement facilitées par le fait qu’il n’avait pas vu Washington de la journée : le Général en chef était parti en tournée d’inspection avec le colonel Hamilton et Gilles s’en réjouit car il ne savait pas très bien ce qu’il serait devenu sous le regard sans ombre du Général.