Washington fit un pas, posa la main sur son épaule, serra et dit simplement :

— Merci !

Le Breton se sentit plus royalement payé de ce mot et de ce geste que par un grade de colonel et une fortune. Mais la minute d’émotion était passée. Washington, brusquement, changeait de couleur tandis qu’une angoisse passait dans son regard.

— Mon Dieu !… murmura-t-il. Et l’or ?… Suivez-moi !

L’un derrière l’autre, ils coururent vers le point le plus éloigné de la cour jusqu’à une porte basse devant laquelle veillait un soldat, le mousquet sur l’épaule.

— Allez me chercher les clefs ! ordonna le Général. Elles sont dans le cabinet du général Arnold. Demandez-les au major Grant.

L’homme revint très vite, escorté de l’officier.

— Nous n’avons pas les clefs, dit celui-ci. Le général Arnold ne s’en sépare jamais…

— Alors, faites enfoncer cette porte.

Il fallut un bélier et dix hommes solides pour en venir à bout. Finalement, elle s’abattit avec un bruit de tonnerre découvrant l’entrée d’un escalier qui s’enfonçait dans le sol.

— Une lanterne ! Vite…

Suivi du major Grant et précédé de Gilles qui l’éclairait, Washington s’engagea dans l’escalier qui piquait droit dans le sol. On déboucha dans un couloir étroit au bout duquel un autre escalier s’ouvrait descendant plus bas encore. Il régnait là un froid et une humidité pénibles. Enfin, une autre porte apparut, solidement bardée de fer et si rébarbative que Gilles se demanda comment on allait pouvoir l’ouvrir sans faire sauter la moitié du fort. Mais, chose étrange, elle s’ouvrit sans difficulté quand on eut retiré la barre qui la défendait encore.

Une longue cave apparut. Elle était vide à l’exception d’une file, de tonnelets rangés dans un ordre impeccable et, apparemment intacts, car les sceaux armoriés apposés sur chacun d’eux étaient entiers.

— Dieu soit loué ! Je crois que nous arrivons à temps, murmura Washington entre ses dents. Tout de même, il faut s’en assurer ! L’homme est retors ! Ouvrez un de ces tonnelets, Major !…

L’officier en prit un au hasard, fit sauter le couvercle avec la pointe de son sabre tandis que Gilles, la lanterne haute, éclairait son travail. Ce qu’il découvrit lui arracha une exclamation.

— Des cailloux ! Il n’y a que des cailloux !

Jurant à rendre jaloux un reître, le Général renversa le tonnelet et, pris d’une sorte de rage, saisit son arme et se mit à éventrer les barils intacts : tous étaient pleins de cailloux, sauf deux qui étaient un peu à l’écart nettement détachés des autres. Mais la plus grande partie de l’or français avait disparu.

Blanc jusqu’aux lèvres, Washington regarda ses deux compagnons l’un après l’autre. Ils étaient aussi pâles que lui et Gilles tremblait.

— Il n’a pas eu le temps d’achever son travail de bandit, gronda-t-il, mais cet hiver, mes soldats vont encore mourir de faim. Le misérable ! Le lâche !

Son regard s’arrêta sur Grant.

— Faites porter les barils intacts à la trésorerie du fort et dites que l’on amène mon cheval, ainsi qu’une monture fraîche pour ce soldat. Nous allons à Robinson House. C’est la maison d’Arnold, expliqua-t-il pour Gilles. Le général La Fayette et le colonel Hamilton m’y ont précédé pour ne pas faire attendre trop longuement le déjeuner de Mrs Arnold. Son… mari doit y être car il ne m’a pas rejoint ici !… Mais comment ai-je pu être assez fou pour lui faire confiance et mettre une telle fortune à sa portée ? C’était tenter le Diable. Mais aussi comment imaginer pareil malheur ?

À une allure de tempête, les deux cavaliers quittèrent la forteresse, galopèrent vers une assez belle demeure qui s’élevait à quelques yards de la forteresse au milieu d’un agréable jardin planté de grands sapins et de cyprès. Le site, ennobli par le fleuve, était superbe et serein mais Robinson House ne l’était guère car une grande agitation y régnait. Un serviteur noir qui courait vers les écuries se contenta de jeter aux deux cavaliers un coup d’œil parfaitement indifférent tandis que, debout, devant le perron au milieu d’un groupe composé de deux Noirs et d’une quarteronne qui pleurait dans son tablier. La Fayette et Hamilton avaient l’air de tenir une conférence. Apercevant leur chef, ils s’élancèrent vers lui avec un soulagement visible.

— Ah ! mon Général, s’écria La Fayette, vous arrivez comme le Sauveur ! Nous sommes en pleine détresse ! Le général Arnold vient de partir et…

— Arnold- est un traître ! coupa durement Washington. À qui se fier, mon Dieu ! Tenez, Marquis, lisez ce que l’on vient de m’apporter.

L’un lisant par-dessus l’épaule de l’autre, les deux officiers parcoururent les papiers sans pouvoir retenir des exclamations indignées. Quand ce fut fini, leurs regards consternés convergèrent sur Gilles qui se tenait à trois pas derrière le Général.

— Oui, dit celui-ci, qui, pour calmer sa nervosité, mâchait une écorce d’arbre qu’il venait d’arracher, c’est à ce jeune homme que nous devons la découverte du complot. Il a fait preuve d’un grand courage.

— Eh mais… c’est notre grand chasseur d’Indiens ? s’écria La Fayette dont le visage consterné s’illumina d’un sourire qui lui rendit son âge. Touchez là, Monsieur ! Le dévouement d’un Français à notre cher Général et à la cause américaine double le plaisir que j’ai à vous serrer la main. M. de Rochambeau disait grand bien de vous.

Avec un frisson de joie, Gilles s’exécuta, constatant une fois de plus que ce pays était bien celui des miracles qui joignait la main d’un grand seigneur auvergnat à celle d’un bâtard breton. Mais Washington coupa court aux effusions.

— Dites-moi maintenant ce qui s’est passé ici.

Ce fut le colonel Hamilton qui se chargea du récit. En quelques phrases, il raconta comment, arrivant pour déjeuner à l’improviste à Robinson House et annonçant l’arrivée du généralissime, ils avaient trouvé Arnold qui descendait de cheval, venant de l’autre rive. Afin de ne pas risquer de se croiser sur le chemin de West Point avec Washington et de ne pas faire attendre plus longtemps sa femme, il s’était mis à table avec les deux jeunes gens. Le déjeuner commençait gaiement quand un messager était arrivé, apportant une lettre.

Arnold la lut et, sans que sa figure changeât, du ton le plus naturel, il pria ses hôtes de l’excuser parce qu’il était appelé d’urgence pour une affaire de service. Il se leva donc, sortit de la salle à manger, bientôt suivi de sa femme à laquelle il avait fait un signe et qui le rejoignit dans sa chambre. Un moment plus tard, La Fayette et Hamilton purent le voir monter à cheval et disparaître en direction du sud.

Restés seuls à table, ils trouvèrent bientôt le temps long car Mrs Arnold ne revenait pas. Ils demandèrent alors de ses nouvelles à l’esclave qui les servait et qui revint au bout d’un instant avec la femme de chambre. Celle-ci semblait dans tous ses états et pleurait comme une fontaine.

Au milieu de ses sanglots, la quarteronne leur apprit que « Mistriss était dans les convulsions » et qu’on venait d’envoyer chercher le médecin tant son état était effrayant, surtout pour une femme enceinte.

— Nous nous sommes autorisés de notre amitié, reprit La Fayette, pour monter chez elle. C’est un spectacle pitoyable. La malheureuse femme n’a plus aucun sens. Elle se tord de douleur en poussant des cris que vous pourriez entendre si nous n’avions fermé la fenêtre. Elle dit… pardonnez-moi, mon Général, mais je crois qu’il faut tout vous répéter… elle dit que vous allez venir ici pour tuer son enfant…

Gilles ne devait jamais oublier l’éclair meurtrier qui traversa les yeux bleus de Washington.

— Voilà donc ce que l’on pense de moi ici !… fit-il amèrement. Voilà donc ce que l’on peut attendre de gens que l’on aime ! Peggy Arnold n’est pas folle. Si elle le paraît c’est parce qu’elle sait que son époux est en fuite.

— Ne la verrez-vous pas ? demanda Hamilton.

— Non ! Restez ici tous deux au cas improbable où le traître tenterait de revenir chercher sa femme. Je retourne à West Point avec le Français. J’ai des dispositions à prendre avant de repartir.

Tout le reste du jour, George Washington inspecta minutieusement les défenses de West Point, envoya des éclaireurs, reçut des dépêches au milieu d’un état-major accablé de honte et réduit au silence. Gilles promu au rang d’aide de camp provisoire galopait sur ses talons prêt à courir au bout du monde sur un simple claquement de doigts.

Vers le soir, alors que tous étaient réunis dans ce qui avait été le cabinet d’Arnold pour une sorte de conseil, un esclave noir dont il fut impossible de savoir d’où il venait vint apporter une lettre. Elle était d’Arnold et Washington la lut à haute voix.

Quand on a la conscience d’avoir noblement agi, osait écrire le traître, on ne cherche pas à excuser une démarche que le monde peut trouver blâmable. J’ai toujours été guidé par l’amour de mon pays depuis l’origine de cette fatale lutte entre la Grande-Bretagne et ses colonies. Le même amour pour mon pays me dicte ma conduite actuelle, quelque contradictoire qu’elle puisse paraître au public qui rarement nous juge avec justice. J’ai trop souvent éprouvé l’ingratitude de ma patrie pour rien attendre d’elle. Mais je connais assez l’humanité de Votre Excellence pour ne pas craindre de solliciter votre protection en faveur de Mistress Arnold contre les injustices et les injures auxquelles pourrait l’exposer un désir de vengeance. Je dois en être seul l’objet. Elle est aussi innocente qu’un ange et incapable de la moindre faute. Je demande que vous l’autorisiez à retourner près de ses amis de Philadelphie ou à venir me joindre à son choix. Je ne crains rien pour elle de la part de Votre Excellence mais ne doit-elle pas avoir à souffrir de la fureur égarée des habitants ? Je vous prie de vouloir bien lui faire remettre la lettre ci-jointe et lui permettre de m’écrire. J’ai aussi à vous demander de me faire envoyer mes vêtements et mes bagages qui sont de peu de valeur. Si on l’exige, je tiendrai compte de leur prix.