Sortis on ne savait trop d’où une bande d’hommes de mauvaise mine, vêtus de défroques moitié militaires moitié paysannes enfermait maintenant le groupe dans un grand arc dont la rivière était la corde. L’Anglais, soudain joyeux, se mit à crier :
— C’est le ciel qui vous envoie ! Vous êtes des cow-boys, n’est-ce pas ? On m’a dit qu’il y en avait par ici. Tirez-moi des mains de ces hommes : ce sont des Américains.
Celui qui paraissait le chef et qui avait, s’il était possible, encore plus mauvaise mine que les autres, s’approcha de lui, non sans rafler au passage les papiers.
— Et vous, vous êtes quoi ?
— L’un des vôtres… enfin presque. Je suis officier anglais ! en mission spéciale d’ordre du général Clinton.
L’homme repoussa en arrière le bicorne crasseux mais superbement empanaché qui lui servait de coiffure et se mit à rire d’un rire qui, d’ailleurs, rappela à Gilles quelque chose.
— Un officier anglais, hein ? Eh bien, si c’est tout ce que ce brave Clinton possède en fait d’agents secrets, on ne peut pas dire qu’il soit gâté. Pour le flair tu repasseras, mon joli. On n’est pas des cow-boys nous autres, on est des skinners.
— Encore ! ne put s’empêcher de dire Gilles qui avait l’impression d’avoir déjà vécu cette scène.
Mais Tim prenait la parole à son tour.
— Tu ne t’appellerais pas Ned Paulding, par hasard ?
L’autre tourna vers lui un nez rouge et des yeux de même couleur mais visiblement charmés.
— Tout juste ! Est-ce que je suis déjà si célèbre ?
— Non, mais on connaît ton frère Sam. Il nous avait même dit de te chercher aux environs de la Crotton River. Tu peux te vanter de nous avoir inquiétés. Voilà deux jours que nous suivons cet homme qui est un espion anglais et nous avons bien cru qu’il allait nous échapper ! Si tu veux bien nous rendre ces papiers, nous allons l’emmener.
— Un instant ! Faut pas être si pressés ! Je veux bien croire ce que tu dis mais Sam et moi c’est pas tout à fait la même chose.
Il étudiait soigneusement les papiers qu’il retournait entre ses doigts aux ongles rongés et brunis par le tabac.
— … J’ai idée que ce doit valoir de l’or, ces machins-là, marmotta-t-il.
— Si c’est de l’or que vous voulez, s’écria l’Anglais qui entrevoyait sans doute une issue, je vous en donnerai. J’ai cinq cents dollars sur moi, une montre en or… Prenez-les et laissez-moi partir.
— Intéressant ça ! Donne toujours !
— Tu te dis Américain et tu vas le laisser filer ! gronda Gilles en voyant le Skinner empocher l’argent et la montre. C’est de la haute trahison et ça mérite la corde !
Ned Paulding renifla, se torcha le nez à sa manche puis adressa au jeune homme un sourire qu’il voulait aimable.
— Allons, mon mignon, calmons-nous ! On n’est pas des traîtres chez les Paulding, Sam a déjà dû te le dire. Mais on n’est pas non plus des niais. Aussi, ton prisonnier qui m’a tout l’air d’être une grosse légume britannique, c’est nous qui allons le conduire là où il doit aller. J’ai idée que le colonel Jameson, qui commande le poste de cavalerie de Northcastle pourrait bien en donner quelques dollars supplémentaires.
— C’est indigne ! Vous avez pris l’argent de cet homme ! Alors laissez-le aller ou bien rendez-le-lui. Quant à ces papiers…
— Je suis très content de les avoir, fit l’autre en les mettant dans sa poche. Mais comme vous je trouve que vous vous mêlez un peu trop de ce qui ne vous regarde pas, vous allez gentiment rester ici. Allez, vous autres ! Attrapez-moi ces deux oiseaux et attachez-les chacun à un arbre ! Avant qu’ils ne réussissent à se libérer nous aurons tout le temps de mener à bien nos petites affaires… et on y gagnera deux chevaux de plus.
Il n’avait pas fini de parler que Gilles et Tim, assaillis par vingt hommes à la fois étaient réduits à l’impuissance malgré la défense vigoureuse qu’ils fournirent. Gilles, fou de rage, hurlait comme un loup captif. Des larmes s’échappèrent de ses yeux quand il vit l’officier anglais les poignets liés à une corde attachée à la selle de son propre cheval qu’enfourchait Ned Paulding.
— Pardonnez-moi, monsieur ! cria-t-il. En vous arrêtant je faisais mon devoir mais j’aurais mieux aimé vous laisser libre que vous voir aux mains de ces misérables qui déshonorent la plus belle des causes !
L’Anglais lui sourit avec cette gentillesse qui l’avait déjà frappé chez Josué Smith.
— Je le sais, monsieur ! Depuis le temps que les Français sont nos ennemis, nous avons appris que l’honneur n’est pas un vain mot pour eux. Et soyez tranquille : il ne me viendrait pas à l’esprit de confondre ces gens avec les soldats du général Washington qui est un parfait gentleman… À vous revoir, monsieur, et merci de ce que vous avez essayé.
La troupe s’ébranla soulevant un nuage de poussière. Quand celle-ci retomba, la berge de la Crotton River avait retrouvé toute sa sérénité. Ficelés à leurs arbres, les deux garçons bon gré mal gré s’étaient intégrés dans le paysage et Gilles progressivement s’était calmé.
— Reste à savoir combien de temps nous allons rester ici, soupira-t-il en tirant sur ses cordes pour éprouver leur tension.
— Nous sommes près du gué. Tôt ou tard nous verrons bien arriver quelqu’un. Et, au fond, pourquoi nous tourmenter ? De toute façon, le coup d’Arnold est manqué. Ce colonel Jameson doit savoir lire. Il fera le nécessaire.
— À moins qu’avant Northcastle ces misérables Skinners ne tombent sur des Cow-Boys ou sur une patrouille anglaise.
— Fais confiance à Paulding : c’est un bandit dans l’âme celui-là ! Il défendra son prisonnier comme un chien son os… Et puis, nous serons peut-être bientôt libres. Il suffit que quelqu’un vienne…
Mais des heures passèrent sans que personne ne franchisse le gué. Il leur fallut attendre jusqu’au déclin du jour pour recouvrer une liberté qui leur apparut sous les espèces d’un vigoureux escadron de cavalerie régulière.
L’officier qui le commandait était le commandant en second du poste de Northcastle, le colonel Benjamin Talmadge. Il était d’âge moyen, froid, réfléchi, à peu près silencieux et son visage impassible semblait incapable de refléter la moindre émotion mais son regard sans nuances était direct et sa parole nette. Les questions qu’il posa furent brèves mais fort précises et il en écouta les réponses avec une attention profonde. L’odyssée de ces deux inconnus faits comme des voleurs ne parut pas le surprendre et pas davantage l’histoire de la nuit chez Josué Smith. Mais il fronça le sourcil quand Gilles rapporta l’intention des Skinners de vendre leur captif au colonel Jameson.
— Montez en croupe de deux de mes hommes, ordonna-t-il. Nous rentrons à Northcastle (puis, plus bas, il ajouta comme pour lui-même :) Le colonel Jameson est un bon soldat mais c’est un ami personnel du général Arnold à qui il doit beaucoup.
Ils trouvèrent le poste en effervescence et le colonel Jameson au milieu de la cour avec deux de ses officiers. Mais il n’y avait pas trace des Skinners ni de leur prisonnier. Cependant, ils ne tardèrent pas à savoir qu’ils y étaient venus et que les craintes à peine exprimées par le colonel Talmadge s’étaient réalisées : indigné de ce qu’il considérait comme un ignoble coup monté contre son cher général Arnold, le colonel Jameson n’avait rien trouvé de mieux que lui expédier le prisonnier à West Point sous la garde d’un officier, le lieutenant Allen et de quelques hommes.
Talmadge attaqua aussitôt, calmement et sans élever la voix mais chacun de ses mots porta :
— Si vous ne voulez pas avoir à répondre du crime de haute trahison devant le général Washington et le Congrès des États-Unis, colonel Jameson, vous devez envoyer à la poursuite d’Allen et faire ramener immédiatement ici le prisonnier qui appartient à l’état-major de Clinton.
Jameson eut un haut-le-corps.
— Où avez-vous pris cela, Talmadge ? Il s’agit d’un certain John Anderson, porteur d’une passe du général Arnold et de papiers qui indiquent sa qualité d’espion…
— Ce n’est pas un espion et Arnold est un traître ! Interrogez ces deux hommes qui revenaient d’une mission dont les avait chargés Washington.
Deux heures plus tard, en pleine nuit, le détachement du lieutenant Allen réintégrait Northcastle. En voyant paraître le prisonnier, visiblement las et accablé par ce nouveau coup du sort qui le ramenait alors qu’il croyait bien aller vers sa liberté, Talmadge tourna les yeux vers Gilles.
— Vous aviez raison, cet homme est bien un officier anglais, cela se voit rien qu’à sa façon de se tenir.
L’Anglais haussa les épaules avec un sourire mélancolique.
— Rien ne sert plus de le cacher. Je suis le major John André, de l’armée britannique, chargé de mission par le général lord Clinton.
Tandis qu’on l’emmenait chez le colonel Jameson, Gilles se tourna vers Talmadge.
— Quel sera son sort ?
— Celui d’un espion. Pris en uniforme, il eût été traité en prisonnier de guerre et, à la rigueur, passé par les armes. Il sera pendu ! Ses vêtements civils vont causer sa perte.
— Mais ce n’est pas un espion ! Il est venu parlementer avec Arnold, appelé par celui-ci et il était alors, je peux le jurer, en uniforme. Ce sont les circonstances qui l’ont obligé à prendre ces habits-là.
Au prix de sa vie, le Breton eût été incapable d’expliquer ce qui le poussait à prendre la défense du jeune Anglais. Il y avait, bien sûr, son sens de la justice et de l’honneur, mais aussi une sympathie instinctive contre laquelle il ne parvenait pas à se défendre. Ce garçon charmant, qui était à peine son aîné, lui plaisait. Il eût aimé devenir son ami. C’était d’ailleurs en ami qu’en pénétrant dans le poste, John André l’avait salué d’un sourire et d’un geste de la main.
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