Toujours accroupi, Gilles recula jusqu’aux buissons, se redressa.

— Bizarre tout ça ! Si on allait voir ?

— Ça me paraît une bonne idée mais à pied si on ne veut pas se faire repérer.

Renonçant au chemin sur lequel ils eussent été trop en vue, Tim et Gilles suivirent le fleuve en allant vers l’amont aussi rapidement que le permettait la prudence. Très vite, ils retrouvèrent le bruit des rames et, quand le petit bateau fut en vue, ils ralentirent leur allure, se contentant de maintenir une distance convenable entre lui et eux.

Tout à coup, la barque piqua vers la rive et disparut. L’instant suivant le bruit de rame était remplacé par le raclement du bois sur la terre.

— Ils sont arrivés, apparemment, chuchota Gilles, mais je ne vois plus rien qu’une masse sombre.

— C’est un bois de sapins ! Il tapisse une combe entre deux collines. Je connais cet endroit : ça s’appelle Long Clove. Suis-moi, nous allons, nous aussi, entrer dans ce bois et surtout, pas de bruit.

Ce n’était pas la première fois que Gilles pouvait admirer l’aisance avec laquelle le coureur des bois pouvait se déplacer dans une forêt sans faire de bruit, mais dans la circonstance, il se surpassa. Sa masse imposante avait perdu toute pesanteur tandis que sans faire seulement craquer une branchette, sans un bruit de feuille froissée, il s’avançait dans le sous-bois parfaitement obscur. Le Breton s’efforça de faire de même et y réussit assez bien grâce à ses mocassins indiens.

Soudain, Tim s’arrêta, cherchant de la main le bras de son ami : une lumière venait de s’allumer à quelques toises de l’endroit où ils se trouvaient. À la lueur d’une lanterne posée sur un tronc d’arbre renversé, ils aperçurent trois hommes. L’un, vêtu comme un paysan, était certainement le batelier. C’était lui qui venait de déposer la lanterne et déjà il se reculait dans l’ombre pour laisser plus de solitude aux deux autres. C’étaient tous deux des officiers comme le montraient clairement leurs uniformes portés sous de grands manteaux noirs identiques mais là s’arrêtait la ressemblance car l’un était anglais et l’autre américain. L’Anglais était blond, jeune, charmant avec des traits pleins de douceur et ce regard clair, cette grâce souriante qui attirent la sympathie et la retiennent. Bien différent était l’Américain, petit bonhomme d’une quarantaine d’années, agité et nerveux qui, malgré une jambe raide, semblait ne pouvoir tenir en place. La lumière jaune accusait son profil d’oiseau de proie et le tic qui, à intervalles réguliers, tiraillait son visage maigre.

Près de lui, Gilles entendit le souffle de Tim se faire plus bref et se précipiter.

— Bon Dieu ! exhala celui-ci. Le plus petit, c’est Benedict Arnold ! Le misérable !…

Poussé par son patriotisme ardent, le jeune Thocker avait paru admettre sans hésiter la trahison possible du héros de Saratoga mais, à la douleur qu’il éprouvait visiblement, Gilles comprit qu’il n’y croyait pas encore tout à fait. L’évidence lui était déchirante.

— Ton pays est grand, chuchota-t-il. Pour un traître, combien de héros ? Essayons d’avancer un peu : on n’entend rien !

Une bourrasque de vent qui s’éleva d’un seul coup et tourbillonna sous les arbres en hurlant leur facilita l’approche. Ils purent ainsi constater que les deux hommes n’en étaient guère encore qu’aux formules de politesse mais l’Américain, resserrant son manteau autour de lui, avait levé le nez et humé l’air.

— Nous allons avoir une tempête. Mieux vaudrait ne pas s’éterniser ici. Avez-vous donné une heure éventuelle de retour au navire, Major ?

— Non, Général. Le colonel Beverley qui m’y attend sait que nous en avons certainement pour longtemps. La nuit entière peut-être.

— Parfait. En ce cas, il est inutile de rester ici. Josué !

L’homme à la barque reparut au bout d’un instant. Dans la lumière, on pouvait constater que s’il était vêtu comme un paysan il n’en avait pas l’air. C’était un homme d’aspect énergique et froid dont les traits étaient fins et l’aspect distingué.

— Général ?

— Le temps se gâte et nous avons à débattre de questions longues et délicates, vous vous en doutez. Pouvez-vous, sans risque, nous donner l’hospitalité pour cette nuit ? Votre maison est si proche.

— Ma maison est prête. J’avais pris, d’ores et déjà, mes dispositions car je savais que la nuit serait mauvaise. Tout le monde dort ou a été éloigné.

— Parfait ! En ce cas, prenez la lanterne et guidez-nous. (Puis, se tournant vers l’officier anglais, Arnold ajouta :) Vous pouvez avoir entière confiance en Josué Smith, et en sa maison, Major. C’est un parfait honnête homme pour qui l’hospitalité est un devoir sacré.

L’Anglais salua, sourit avec beaucoup de gentillesse.

— Je n’en ai pas douté une seule seconde, Général, et je suis tout prêt à vous accompagner.

Les trois hommes se mirent en marche dans le vent qui revenait au moment où tombaient les premières gouttes de pluie. Gilles et Tim leur laissèrent prendre de la distance. Ils avaient d’ailleurs besoin de se remettre de ce qu’ils venaient d’entendre. Gilles pensa tout haut :

— N’y a-t-il qu’un seul Josué Smith par ici ?

— Certainement et j’avoue ne pas comprendre grand-chose si ce n’est qu’Arnold ne doit pas être le seul coquin du coin. On verra plus tard ce qu’il convient de faire mais, pour le moment, il faut les suivre.

— Et essayer d’en savoir plus. J’imagine que ce qu’ils ont de si long à discuter pourrait bien être le plan de livraison de West Point. Dans un sens c’est une bonne chose : cela prouve que rien n’est encore fait et que nous arrivons à temps !

La lumière jaune dansait entre les arbres, de plus en plus lointaine. Elle s’éteignit tout à coup, une fois hors des arbres cependant ses poursuivants purent distinguer dans l’ombre mouillée quelques bâtiments de ferme, des toits bas derrière une haie. Tout cela parfaitement obscur mais, quand ils furent contre la haie, ils virent s’allumer deux fenêtres du rez-de-chaussée.

— C’est là, souffla Tim. Allons voir et prions Dieu qu’il n’y ait pas de chien…

Une simple barrière, faisant communiquer l’arrière de la maison principale avec un petit chemin, trouait la haie qui, de l’autre côté, descendait jusqu’au fleuve. Les deux compagnons la franchirent aisément sans que le moindre bruit vînt déceler leur présence puis s’immobilisèrent, attendant un aboiement, peut-être une attaque.

— C’est idiot, fit Gilles. S’il a un chien, Smith a dû l’enfermer pour ne pas trahir la présence d’hôtes étrangers.

Ils atteignirent, en effet sans accident, les fenêtres éclairées, s’installèrent dans une bande de groseilliers qui poussaient dessous, et purent apercevoir les deux officiers en train de quitter leurs manteaux que Smith s’apprêtait à emporter. Des fauteuils à bascule étaient disposés de part et d’autre d’une grande cheminée où flambait un bon feu. Une bouillotte fumait sur un trépied de fer et, sur une petite table placée devant le feu, un grand plateau était garni de pots d’étain, d’une bouteille biscornue à l’aspect vénérable, d’une écuelle de sucre scintillant et de quelques pots d’épices. Un peu plus loin, une table supportait une lampe que Josué Smith vint allumer et tout ce qu’il fallait pour écrire. Arnold y déposa un rouleau blanc sans doute une carte.

Tandis que les deux autres s’installaient, Josué Smith, sans rien perdre de sa dignité froide, prépara des grogs bouillants puis, sur un léger salut, se retira avec autant de discrétion qu’eût pu le faire un bon serviteur, fermant la porte derrière lui.

— Eh bien, grogna Tim, nous allons pouvoir les contempler tout à notre aise en nous faisant tremper jusqu’aux os mais nous n’en saurons pas davantage. Il faudrait casser un carreau…

— J’ai peut-être une idée, fit Gilles qui, sans attendre de réponse, disparut dans la nuit, laissant Tim tapi dans le buisson de groseilliers et sacrant intérieurement de tout son cœur.

L’image paisible et douce du traître confortablement installé avec son complice devant un bon feu, sirotant un vieux rhum fumant tandis que lui-même recevait toute l’eau du ciel au milieu d’un tas de branches, était proprement insupportable à son âme de bon Américain. Mais il faisait confiance à l’esprit inventif de son ami français et il prit son mal en patience.

Au bout d’un moment en effet, la belle image paisible se troubla quelque peu. Le feu, au lieu de flamber normalement, se mit à fumer, un peu d’abord puis de plus en plus fort. Un nuage noir emplit la pièce, les deux hommes se mirent à tousser. Et Tim eut tout juste le temps de replonger dans ses groseilliers car le général Arnold se ruait sur la fenêtre et entreprenait de la relever.

— Nous allons étouffer ! entendit Tim. Je vais appeler Smith…

— N’en faites rien ! fit la voix étouffée du jeune Anglais. La cause en est ce temps affreux. Il doit tomber de l’eau dans la cheminée. Laissez la fenêtre un peu relevée et restons seuls, sinon cela risque de durer longtemps. Qu’importe s’il fait un peu moins chaud ! Venons-en à notre affaire… Le gouvernement britannique, par le truchement de sir Henry Clinton, est tout prêt à reconnaître votre retour aux idées saines en vous accordant le grade de Brigadier-Général dans l’armée plus une somme, une fois payée, de 30 000 livres sterling. Naturellement le Vautour demeurera à proximité pour vous emmener à New York avec Mrs Arnold dès que les choses seront prêtes à la forteresse. Il a trouvé un excellent mouillage où d’ailleurs nous avons passé la dernière nuit en attendant votre signal…

À cet instant, Gilles encore plus trempé qu’auparavant rejoignit son ami dans les groseilliers. Il ruisselait mais semblait tout joyeux.