Lorsque Tim lui avait demandé si elle souhaitait retourner chez elle, Gunilla l’avait regardé avec une espèce d’horreur.
— Il n’y a plus rien, que des cendres… je ne veux pas revoir ça. Mais il paraît que j’ai une tante à New York. Je pourrais peut-être aller chez elle…
On n’était plus revenu sur le sujet et la jeune fille s’était comportée, dès lors, comme si sa présence aux côtés des deux garçons n’avait plus à être remise en question. Elle était courageuse, dure au mal et jamais la moindre plainte ne s’échappait de ses lèvres. Pour Gilles, en tout cas, elle s’était muée en une sorte d’ombre familière, pas absolument indispensable mais qu’il était agréable de sentir auprès de soi.
Tout autre était l’attitude de Sitapanoki. Lorsque s’étaient dissipées les fumées de la drogue mélangée par Hiakin à sa nourriture, la belle Indienne, trompée par les apparences, s’était laissée aller à une violente colère. Elle avait amèrement reproché un enlèvement prémédité qu’elle considérait comme un véritable déshonneur et comme la pire des menaces.
— Sagoyewatha est grand et puissant, s’écria-t-elle. Il n’admettra jamais un tel affront et il n’aura de cesse qu’il ne m’ait retrouvée. Alors, rien ni personne, et surtout pas toi, jeune fou, qu’il fera périr dans les supplices, ne pourra me sauver du châtiment des épouses infidèles. On me fendra les narines, on me tailladera le visage et je ne serai plus, pour tous les hommes, qu’un objet de rebut voué aux plus durs travaux.
À cette idée, elle s’était mise à pleurer comme une enfant punie, déplorant à l’avance sa beauté détruite. Désolé, Gilles qui se souvenait d’avoir aperçu au camp deux ou trois femmes accommodées de la sorte, avait tenté de la consoler et de lui rendre confiance en affirmant que son but était de la mettre sous la protection de Washington mais ce furent des paroles dépensées en pure perte : Sitapanoki ne voulait pas être calmée.
C’est alors que Gunilla sortit de son silence pour prendre la situation en main.
— La fille de l’Algonquin piaille comme une dinde égorgée et ne donne pas une haute idée de son sang, fit-elle avec mépris. Si tu préfères devenir la concubine de Cornplanter, tu n’auras aucune peine à le rejoindre puisque c’est le destin qui t’attendait si nous n’étions pas intervenus. Va vers Schoharie. Sur les murs fumants et sur les cadavres des fermiers tu trouveras l’homme capable de protéger ta figure.
Et comme la jeune femme, saisie par la brutalité du ton, levait sur elle un regard plein de doute, l’ancienne esclave ajouta tranquillement :
— … Crois-tu donc que ce soit pour te permettre de fuir avec l’homme qu’il voulait tuer que Hiakin s’est donné la peine de mêler à ta nourriture l’herbe qui donne un sommeil profond ? Il t’avait livrée à l’Iroquois et ceux-ci n’ont fait que t’arracher de ses mains… mais tu es parfaitement libre d’y retourner !
— J’oserais même dire que ça nous arrangerait bougrement, renchérit Tim, car alors ton époux aurait une bonne raison de demander des comptes au Planteur de Maïs et de rompre leur belle alliance. Et, en outre, ma petite dame, je me demande ce que va dire le général Washington en vous voyant débarquer. Ça m’étonnerait beaucoup que ça lui fasse plaisir car ce n’était pas exactement ça qu’il nous avait demandé. Enfin, vous nous retardez et nous sommes très pressés.
Gilles, pour sa part, ne dit rien. L’algarade de Sitapanoki l’avait ulcéré au point de lui faire mépriser toute défense, toute explication. Depuis sa rencontre avec la jeune femme, il vivait dans une sorte de rêve éveillé. Il était Tristan reposant vide la coupe de philtre offerte par Yseut, il était Merlin captif des enchantements de Viviane et pas un instant il n’avait imaginé que sa passion spontanée pût ne pas être payée au moins d’une tendresse tout aussi naturelle. Il avait cru, stupidement, que la déesse aux yeux d’or avait besoin de lui, il l’avait crue malheureuse… exactement comme il avait cru que Judith se noyait.
La pensée de Judith, venue brusquement s’associer à celle de Sitapanoki, lui fut pénible, comme un reproche mais sans lui être autrement désagréable. L’image de la jeune fille était cachée quelque part dans les replis de son cœur et il savait que le jour où il lui prendrait fantaisie d’y aller voir, il retrouverait intact son amour pour elle, bien différent de ce que lui inspirait l’Indienne. C’était son corps, bien plus que son âme, que réclamait Sitapanoki. Il avait faim d’elle et il le savait mais ce qu’il était incapable de deviner, c’était ce que deviendrait sa passion le jour où cette faim serait apaisée…
Une main toucha son bras tandis qu’une voix timide murmurait :
— Pardonne-moi ! Je… je ne savais pas.
Peut-être parce que Judith habitait momentanément son esprit, la jeune femme n’eut de lui qu’un regard glacé. Doucement, il détacha la main qui s’attardait sur son bras nu, lui communiquant sa chaleur puis, s’inclinant légèrement, il murmura d’une voix courtoise mais froide :
— Je n’ai rien à pardonner. Gunilla a raison. Tu es libre d’aller où bon te semblera, Sitapanoki. Je suis désolé si je t’ai contrariée. Après tout, peut-être savais-tu que ta nourriture était droguée.
Les yeux soudain étincelants, elle se cabra.
— Que veux-tu dire ?
— Rien d’autre que ce que j’ai dit. Cornplanter est un grand chef lui aussi… et c’est un homme fort séduisant.
Le mot n’était pas achevé que la gifle avait claqué sur sa joue. Il l’accueillit avec un sourire dédaigneux, haussa les épaules.
— … Comme tu voudras…, fit-il en se détournant pour rejoindre Tim. Mais cela ne prouve rien…
Depuis, l’Indienne et lui semblaient s’ignorer et ne s’adressaient plus la parole. Elle marchait devant lui, derrière Gunilla qui, elle-même, suivait Tim et jamais elle ne se retournait. Quand l’orage les surprit sur les croupes boisées de la Pennsylvanie, il y avait plus de vingt-quatre heures que la brouille s’était installée entre eux… Les conversations étaient rares d’ailleurs car, tout au long du jour on n’entendait guère que Tim, qui de temps en temps mâchonnait entre ses dents.
— On traîne, on traîne !… Si seulement on pouvait aller plus vite…
Possédé par la même hâte, Gilles préférait se taire mais la pensée de ce qui pouvait, à chaque minute, se passer à West Point ne le quittait pas…
Le chemin qu’ils suivaient grimpait à travers bois quand, sans autre préavis qu’une chaleur grandissante, un furieux coup de tonnerre éclata sur leurs têtes. Ce fut comme un signal : de véritables trombes d’eau s’abattirent aussitôt si violentes qu’elles traversèrent en un instant la voûte légère des branches et des feuilles, inondant inexorablement les quatre voyageurs qui, sans presque avoir eu le temps de respirer, furent trempés jusqu’aux os.
— Il faut trouver un abri, hurla Tim dans la bourrasque. C’est le vent d’est et quand l’orage se forme sur les montagnes qui bordent l’Hudson, comme celui-là, il dure rarement moins de deux jours.
— Un abri ? fit Gilles en écho. Où veux-tu que nous le trouvions ? Nous sommes en plein désert.
— Certainement pas puisqu’il y a un chemin tracé. Et, tout à l’heure, quand nous avons franchi l’épaule de la montagne, il m’a semblé apercevoir une petite fumée dans la direction que nous suivons. Courons avant que le chemin ne devienne un bourbier infranchissable. De toute façon, il faudra nous arrêter. La nuit va venir et avec ce temps nous ne pourrons plus avancer.
Il donna l’exemple. Gunilla comme une mécanique bien réglée lui emboîta le pas aussitôt mais Sitapanoki était moins endurcie à la fatigue que son ancienne esclave. Non seulement elle ne suivit pas mais elle parut se tasser sur elle-même. Ses jambes vacillèrent. Immédiatement Gilles fut près d’elle.
— Tu n’en peux plus ! Je vais t’aider…
Elle se redressa comme si un serpent l’avait piquée, le fusilla du regard.
— Non ! Je n’ai pas besoin de toi.
Elle s’efforça d’aller plus vite mais en fut incapable. Dans la figure tannée de Gilles ses lèvres se retroussèrent en un sourire féroce.
— Et nous, nous n’avons pas besoin que tu nous mettes encore en retard.
Enlevant la jeune femme dans ses bras, il se mit à courir sur les traces de son ami sans même s’apercevoir du poids supplémentaire, tant il était heureux de sa petite victoire. Elle représentait cependant une manière d’exploit car Sitapanoki, la mine offensée, se garda bien de glisser ses bras autour du cou de sa monture improvisée et les garda farouchement croisés sur sa poitrine. Mais, heureusement, la fumée qu’avait aperçue Tim n’était pas loin.
À la corne du bois, une petite ferme s’appuyait à une masse rocheuse, non loin d’un trou creusé dans la montagne et dont les étais en troncs de sapin annonçaient une mine.
La maison était basse, trapue et grise avec une petite galerie de bois sous un auvent. Sous l’averse, elle avait l’air d’un fantôme de maison mais un mince filet de fumée fusait encore, courageusement, de sa cheminée. À l’approche des fugitifs, un chien aboya, quelque part et presque simultanément un homme, abrité sous une bâche, déboucha de la mine, se dirigeant vers la maison. La vue des fugitifs l’arrêta net et il leur fit face.
Son parapluie improvisé empêchait de distinguer nettement ses traits mais il était visiblement taillé sur le même patron que Tim. Quant à la voix qui sortit de sous la bâche, elle avait des résonances caverneuses.
— La paix soit avec vous ! proféra-t-elle comme s’il s’agissait d’une déclaration de guerre. Qu’est-ce qui vous amène par ici ?
— Le Ciel qui se prend pour une cascade, répondit Tim. Accordez-nous l’abri un moment, si cette maison est la vôtre : il y a des femmes avec nous.
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