La pente boisée était rude, et, dans la poitrine de Gilles, son cœur battait comme un tambour. Sa respiration faisait autant de bruit qu’un soufflet de forge. Il songea que, si les Sénécas se lançaient à sa poursuite, il serait rapidement rattrapé et repris. Mieux valait peut-être ne pas s’éloigner beaucoup, chercher une cachette et s’y tenir en attendant la nuit. Ses poursuivants n’imagineraient sans doute pas qu’il ait pu rester si près du camp mais la difficulté majeure consistait dans ses traces. Tim, cent fois, lui avait vanté le flair incroyable des Indiens pour les relever.
Le bruit d’un ruisseau l’attira. Ils étaient des centaines comme lui à descendre vers la rivière. Gilles, pensant que c’était la meilleure manière de brouiller ses traces, y entra et entreprit de le remonter, non sans plaisir car la fraîcheur de l’eau soulagea ses pieds nus abondamment écorchés.
Des hurlements encore beaucoup trop proches lui parvinrent. Ils venaient du village où, plus que certainement sa fuite avait été découverte. Cette fois, la chasse avait commencé et s’il ne trouvait pas rapidement un asile, ses chances d’échapper allaient se réduire à peu de chose…
Il chercha autour de lui. Son regard s’arrêta sur un gros arbre, sans doute fort âgé qui se dressait sur le bord du ruisseau. Une branche s’avançait au-dessus de l’eau, une branche qu’il serait peut-être possible d’attraper…
Se hissant sur une pierre que l’eau recouvrait à peine, il tendit les bras, prit son élan, sauta en priant le Bon Dieu que son élan fût assez fort car il lui serait difficile de se recevoir sur la pierre glissante. Ses mains touchèrent le bois, s’y agrippèrent. Un instant, il demeura suspendu entre l’arbre et l’eau, cherchant son souffle pour tenter un rétablissement, le réussit et se retrouva à califourchon sur la branche d’où il examina l’arbre.
C’était un vieux hêtre, l’un de ces gros fayards comme il en avait rencontré beaucoup dans ses forêts bretonnes et il pensa que le Ciel était avec lui car, souvent, quand l’arbre avait beaucoup vécu, sa maîtresse-fourche présentait un trou dans lequel un homme pouvait se cacher. Et, sans perdre de temps, il entreprit l’escalade.
Le hêtre était haut mais talonné par le danger car ses poursuivants devaient se rapprocher dangereusement, bien que l’on n’entendît plus grand-chose, Gilles le gravit dans un temps record et poussa un soupir de soulagement : le creux était bien là où il l’avait souhaité, formant, au départ des branches feuillues, comme un profond berceau dans lequel il s’installa avec un soupir de bonheur. D’en bas, il devait être parfaitement invisible, et la mousse fraîche qui tapissait son refuge était singulièrement agréable à la peau écorchée de son dos où se réveillaient les morsures récentes des coups de ceinturon. Il était grand temps qu’il disparût de la surface du sol…
Aucun bruit ne se faisait plus entendre mais, entre les arbres, des formes silencieuses venaient d’apparaître, glissant comme des fantômes sur leurs légers mocassins de daim. Les Sénécas n’avaient que trop aisément relevé la piste du fugitif !
Comme il l’avait fait lui-même, ils remontèrent le ruisseau, guettant visiblement sur les berges les traces de sortie. Le grand hêtre, vu sa hauteur, ne les intéressa qu’à peine quand ils passèrent sous son ombrage. Pas un instant, ils ne soupçonnèrent que leur gibier retenait son souffle au sommet de ce géant. En quelques instants ils disparurent sans avoir fait plus de bruit qu’un friselis à peine accentué de l’eau.
Longtemps après leur départ, Gilles demeura tapi dans son asile de mousse épiant le moindre froissement de feuilles, le plus léger cri d’oiseau, fouillant des yeux les profondeurs vertes de la forêt et attendant pour bouger que les Indiens reviennent. Mais rien ne vint sinon le sommeil qui, brusquement, réclama son corps exténué et Gilles perdit la notion du temps comme celle du monde extérieur.
Il s’éveilla tremblant de froid et de fièvre. Le soleil avait disparu. L’humidité montait des profondeurs de la vallée. La chaleur du jour avait cédé au vent du soir. Avec précaution, Gilles déplia ses membres engourdis. Il lui fallait, sans plus tarder, se chercher un autre abri car, à mesure que la saison s’avançait, les nuits devenaient plus froides. En passer une à peu près nu au sommet d’un arbre avec un bout de couverture pour toute protection, relevait de la folie pure. En outre, il devenait urgent de trouver quelque chose à manger car jamais son ventre n’avait crié famine à ce point.
Prudemment, il entreprit de redescendre. Ce fut infiniment plus difficile que l’escalade avec ses muscles douloureux et les frissons qui le rendaient maladroit. Mais une fois à terre, Gilles se mit à courir pour essayer de se réchauffer un peu. Son intention était de regagner les bords de la rivière car il ne fallait pas songer à franchir les montagnes de nuit et sans autres armes qu’un couteau, à la merci de la première bête sauvage venue. Mieux valait encore, malgré le danger, la proximité du campement… et de son champ de maïs ! Les contreforts de la montagne pouvaient en bordure de la Susquehanna offrir l’abri d’une grotte.
Il ne chercha pas longtemps. Dans l’ombre grandissante, il distingua une fissure noire, s’en approcha aussi prudemment que l’eût fait un Indien, franchit le seuil… et s’écroula sans connaissance. Une invisible main venait de lui assener sur le crâne un coup vigoureux…
Quand il refit surface, il se crut en paradis bien que sa tête sonnât comme un bourdon de cathédrale car la voix qui jurait superbement à ses côtés était celle de Tim.
— Mille millions de tonnerre de bon sang de bois ! Tu peux te vanter de nous avoir fait faire du mauvais sang. Qu’est-ce qui t’a pris, bougre d’imbécile, d’entrer dans ce wigwam au lieu de prendre la poudre d’escampette avec nous l’autre nuit ? Nous serions déjà loin ! Tandis que voilà deux jours qu’on se ronge le foie, cette brave fille et moi, à essayer de trouver un moyen de sauver ta peau. Et tout ça pour une foutue femelle à la peau noire…
Jamais Gilles ne l’avait vu encore dans une telle fureur. Il écumait littéralement et sa voix râpeuse, répercutée par la voûte de l’étroite grotte où il avait tiré le corps inerte de son ami, venait frapper douloureusement sur le crâne de celui-ci. D’une main incertaine, Gilles tâta sa tête où s’enflait une respectable bosse tandis que son regard embrassait le décor environnant : une petite caverne qui devait être profonde car l’entrée ne se voyait pas. En outre, un feu de broussailles y avait été allumé qui réchauffait agréablement son corps transi. Gunilla, l’esclave échappée, se tenait accroupie à côté sans prêter plus d’attention aux deux hommes que s’ils n’avaient pas existé. Plus que jamais d’ailleurs, elle ressemblait à un paquet grisâtre avec ses bras noués autour de ses genoux et les mèches sales de ses cheveux qui retombaient sur son visage. Elle décourageait l’intérêt à force de crasse mais Gilles était trop heureux d’avoir retrouvé Tim pour s’arrêter à de si minces détails. La force tranquille de son ami rendait tout possible.
— Crie tant que tu veux ! fit-il en riant. Tu as raison sur toute la ligne mais pourquoi diable m’as-tu assommé ?
— Je t’ai pris pour un Sénéca. Dans l’ombre, j’ai aperçu un type nu. Et avec cette peinture, faut avouer que tu leur ressembles bougrement !… Qu’est-ce qui t’est arrivé ? De là-haut, ajouta-t-il en désignant de la tête la montagne qui les recouvrait, j’ai pu observer ce qui se passait dans le village. J’ai vu revenir Sagoyewatha… au moment où je me demandais si je n’allais pas essayer de te loger une balle dans la tête malgré la distance, j’ai vu aussi arriver le Planteur de Maïs et ses démons rouges et j’ai vu enfin tout ce monde repartir bras dessus bras dessous ce matin… mais je ne t’ai pas vu filer. Aussi je m’apprêtais à faire cette nuit même une petite incursion dans ce village où tu as l’air de te plaire tellement.
— Je sais que j’ai fait l’imbécile, grogna Gilles, mais je n’ai pas pu m’en empêcher. C’était plus fort que moi, il fallait que je parle à cette femme. Mais tu vas voir que mes torts sont moins grands qu’il n’y paraît.
Et le jeune homme rendit, aussi fidèlement que possible, les étranges nouvelles que Cornplanter avait apportées au campement de Sagoyewatha. Il s’attendait, de la part de Tim Thocker, à une explosion de fureur, à des cris d’indignation quand il prononça le nom du commandant de West Point. Mais il attendit en vain. Tim se contenta de devenir d’une curieuse couleur verdâtre qui s’étendit sur son large et joyeux visage et le figea. Un instant, Tim offrit l’image d’un homme frappé à mort et Gilles, inquiet, se demanda s’il n’allait pas s’abattre d’un seul coup, comme une masse. Mais cela ne dura pas. Tim tourna le dos à son ami tandis que sa poitrine laissait échapper un soupir dont l’énormité donnait la mesure de son émotion.
— Tu as raison, fit-il enfin. Ça valait la peine de rester un peu plus longtemps pour apprendre ça. Seulement on a perdu assez de temps. Il faut filer et un peu vite ! Washington doit être averti. Mais, en attendant qu’on atteigne un lieu civilisé, il va falloir que tu te contentes de ta peinture et de ton bout de couverture comme vêtements. Je vais seulement essayer…
Il s’interrompit. Gunilla, qui avait disparu quand Gilles avait ouvert la bouche, revint en courant et se mit à éteindre vivement le feu à l’aide de terre chassée à coups de pied.
— Ça va pas, non ? gronda Tim. Qu’est-ce qui te prend ? Nous voilà dans le noir !
— Vous aimez mieux qu’on nous repère ? Il y a sur la rivière un canoë monté par quatre Iroquois qui se dirigent vers le village. Ils ne font aucun bruit et semblent se cacher car la nuit est assez claire, je ne comprends pas ce qu’ils vont faire.
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