— Il dit que jamais les récoltes n’ont été aussi belles autour de Schoharie, souffla Sitapanoki, que c’est le moment ou jamais pour faire connaître aux gens de la vallée que les Iroquois n’ont pas oublié leurs frères massacrés par le général Sullivan, qu’ils sont toujours là et réclament vengeance… Il veut brûler toute la vallée.

— Et que dit ton époux ?

— Que les fruits de la terre notre mère doivent être respectés, que l’hiver sera bientôt là et que nous aurons faim, qu’enfin, il est bon d’attaquer les soldats mais que les paysans de Schoharie ne comptent pas beaucoup de guerriers. Mais ce sont là des raisons que Cornplanter ne comprend pas. Il n’aime que le sang et les cris des victimes. Les Iroquois sont cruels mais il est le pire de tous. J’ai entendu dire que coulait en lui du sang blanc et que c’est la cause de la haine insensée qu’il porte à tes pareils.

Longtemps, la discussion se poursuivit autour du feu sans résultat apparent. Cornplanter, soutenu d’ailleurs par Hiakin, soufflait le feu et la fureur tandis que Sagoyewatha opposait tous les arguments d’une profonde sagesse. Puis, brusquement, les voix baissèrent de ton et il ne fut plus possible de rien entendre jusqu’à ce qu’enfin Sagoyewatha jetât quelques mots d’une voix forte :

— Mon époux désire réfléchir cette nuit, traduisit Sitapanoki. Cornplanter va se retirer avec les siens. Demain, il reviendra chercher sa réponse… Mais je crains bien qu’il ne gagne la partie : il n’est jamais agréable de s’entendre traiter de lâche. Pourtant je ne comprends pas l’insistance de Cornplanter. Jamais il n’a combattu en compagnie de Sagoyewatha et ses guerriers sont bien assez nombreux pour submerger Schoharie sans l’aide des nôtres.

Ces derniers mots firent tressaillir Gilles, le ramenant à cette mise en garde que Washington les avait envoyés, lui et Tim, porter au chef du clan des Loups. Qu’il se laissât entraîner à la suite de Cornplanter et le village, comme lors de la capture des deux messagers, retomberait sous la responsabilité d’Hiakin… d’Hiakin qui, justement, semblait prendre si fort le parti de l’Iroquois, d’Hiakin qui haïssait Sitapanoki…

La vieille Nemissa saisit le bras de la jeune femme et lui montra la porte impérieusement.

Au-dehors, les guerriers se dispersaient. Seul Sagoyewatha demeurait encore auprès du feu dans les braises duquel se perdait son regard songeur.

— Je dois rejoindre mon époux, murmura Sitapanoki. Nemissa va rester avec toi jusqu’à ce qu’un guerrier vienne te garder à sa place. Je suis désolée…, ajouta-t-elle avec l’ombre d’un sourire.

— Pas tant que moi, grogna Gilles. Mais, je t’en prie, dis à ton époux que je désire lui parler cette nuit même. Il faut qu’il m’entende avant de prendre sa décision.

Les grands yeux dorés s’attardèrent un instant sur le visage assombri du jeune homme. Il comprit que, sans deviner le fond de sa pensée, elle était inquiète. Alors il lui sourit.

— … Je t’en prie, Sitapanoki, dis-lui que j’ai besoin de le voir, c’est important… pour nous tous.

Il refusa de s’expliquer davantage jugeant qu’il était inutile de l’effrayer en lui laissant voir le fond de sa pensée et le soupçon qui y grandissait : la troisième tentative d’enlèvement pourrait peut-être réussir quand l’Iroquois saurait le village privé de ses guerriers et aux mains de son allié Hiakin…

C’est ce qu’il fit entendre au sachem quand débarrassé de sa tunique rouge mais le visage fermé il se courba pour franchir l’entrée de la hutte d’où, aussitôt, Nemissa disparut.

— Cornplanter ne souhaite t’emmener avec lui qu’afin de t’éloigner de tes campements, affirma-t-il audacieusement. Tu seras auprès de lui, sous ses yeux. Alors il pourra envoyer quelques-uns de ses guerriers dans ton village réduit aux femmes et aux vieillards pour y prendre ce qu’il t’envie le plus. Tu dois te méfier de lui, Sagoyewatha, car il est jaloux et il te hait.

Le visage impassible du chef Sénéca ne révéla rien des pensées qui agitaient son esprit mais les yeux aigus de Gilles remarquèrent que ses poings se serraient imperceptiblement cependant que la belle voix grave, inaltérée, murmurait presque négligemment :

— C’est là ce que t’a chargé de m’apprendre le général Washington ? Que lui importent les biens et même l’honneur d’un ennemi ? Je suis un Indien et il est un gentilhomme de Virginie…

— On peut respecter et même admirer un ennemi quand il a ta noblesse. Le Général déplore que toi et les tiens vous dressiez contre lui alors qu’il lutte pour la liberté d’une terre où vous êtes nés l’un et l’autre. Pour moi, qui viens d’un pays dont l’Angleterre est l’ennemie héréditaire, il est difficile de comprendre votre lutte entre Américains, quelle que soit la couleur de la peau. Pourquoi donc choisis-tu d’être l’homme de l’Angleterre… au point de porter son habit ?

— Les Hommes aux Habits Rouges nous traitent en alliés et en égaux. Ceux que l’on appelle les colons nous considèrent comme des bêtes sauvages. Pourtant, quand leurs ancêtres ont traversé les grandes eaux pour poser le pied sur cette terre ils ont trouvé en nous des amis, pas des ennemis. Ils ont raconté qu’ils avaient quitté leur pays aux mains des mauvais hommes et qu’ils venaient ici pour jouir de leur religion. Nous les avons pris en pitié. Nous avons pourvu à leurs demandes et ils se sont assis parmi nous. Nous leur avons donné du maïs et de la viande… en échange, ils nous ont donné du poison… l’eau de feu qui brûle et qui, en effet, nous change en bêtes. Quand tu retourneras vers les tiens… si je te rends la liberté, dis à ton Général que Sagoyewatha n’a pas besoin de ses avis, qu’il sait se garder et qu’en outre il méprise les voix doucereuses qui murmurent sournoisement afin de séparer le frère du frère.

— Ainsi, tu es décidé à suivre Cornplanter ?

— Je viens de te dire qu’il est mon frère…

— C’est faux ! Et il n’est pas non plus un véritable Indien. Sais-tu qu’il est né d’un colon ? Que son père vit encore à Fort Plain et qu’il se nomme John O’Bail ? Si tu l’ignores, le Général lui le sait et c’est pourquoi il m’a envoyé vers toi pour te dire : « Grand Chef, prends garde à l’homme que tu crois de ton sang et qui ne l’est qu’à moitié car, bien qu’il n’y ait aucun droit, il rêve de dominer les Six Nations Iroquoises. Pour y parvenir il est prêt à écraser tous les autres chefs, toi le premier.

Pour la première fois, une flamme de colère s’alluma dans le regard de Sagoyewatha et sa voix trembla.

— Ta langue siffle comme celle du serpent ! Si ambitieux que soit Cornplanter il ne peut espérer vaincre le plus grand de nous tous, le chef mohawk Thayendanega ! Alors qu’a-t-il à faire de moi qui suis moins puissant que lui ?

— Ton chef mohawk possède-t-il la plus belle des femmes ?…

Un instant, Gilles crut que le Sénéca allait lui sauter à la gorge mais la puissance sur lui-même de cet homme était exceptionnelle. Comme naguère au poteau du supplice le regard noir et le regard clair se croisèrent, s’accrochèrent… puis, avec un dédaigneux haussement d’épaules, le sachem se détourna.

— Nos paroles s’en vont avec le vent qui bientôt balayera l’armée des colons. La trahison s’y glisse et, avant qu’il soit longtemps, leur chef ne songera plus à offrir son amitié à qui que ce soit, même au plus misérable d’entre nous. Quant à toi, je déciderai demain si tu dois vivre ou mourir…

Indifférent à la menace, Gilles n’avait retenu qu’un mot parmi ceux que venait de prononcer le sachem.

— La trahison ? Que veux-tu dire ?

Mais, sans lui répondre, Sagoyewatha quitta la hutte, Gilles s’élançait pour le suivre quand, devant son nez, deux lances brusquement se croisèrent et il comprit qu’il avait encore une fois changé de statut dans le camp indien. De candidat au martyr il était passé au rang d’hôte et maintenant une raison inconnue le ramenait soudain à l’état de prisonnier.

Le léger doute qu’il conservait encore fut levé quand deux hommes envahirent son logement. L’un portait une écuelle pleine de bouillie de maïs accompagnée de poisson et d’une cruche d’eau, l’autre des piquets, des cordes et un maillet. On lui fit comprendre par gestes qu’il avait à se nourrir rapidement, ce qu’il fit sans le moindre plaisir et uniquement pour entretenir ses forces car ce ragoût indien n’avait rien de succulent. Impassibles, les deux Indiens le regardèrent faire puis, la dernière bouchée avalée, lui sautèrent dessus sans autre préavis. On le coucha sur le sol, bras et jambes écartés et l’on attacha ses chevilles et ses poignets aux quatre piquets prestement plantés dans le sol de la hutte, sans d’ailleurs paraître s’intéresser le moins du monde à ses protestations furieuses. Apparemment, Sagoyewatha n’avait aucune confiance dans la solidité de ses constructions et tenait à s’assurer que son invité ne profiterait pas de la nuit pour faire un trou dans une paroi et gagner le large. C’était d’ailleurs point par point ce que Gilles avait l’intention de faire.

Réduit à l’impuissance, furieux et humilié, très inquiet aussi, le jeune homme passa une nuit à la fois inconfortable et exténuante sous une collection de points d’interrogation qui lui tinrent lieu d’étoiles. Qu’est-ce que l’Iroquois avait bien pu dire à Sagoyewatha ? Qu’était-ce que cette trahison qui menaçait Washington et devait le conduire à une si humiliante défaite ? Où diable pouvait bien être passés Tim et la fille qui s’appelait Gunilla ?

Il réussit à s’assoupir vers la fin de la nuit mais le vacarme qui envahit le village avec les premiers rayons du soleil le tira de ce repos précaire. Il voulut bouger, poussa un gémissement de douleur et tout de suite après se mit à jurer comme un vieux troupier. Son corps était raide comme une planche, sa bouche desséchée et il avait l’impression de sentir aussi mauvais que tout le campement réuni. En outre, la peinture qui avait séché sur son corps le grattait furieusement…