Tout le village explosa en une énorme acclamation. Quelques femmes arrachèrent leurs robes et, nues, plongèrent pour nager à la rencontre des arrivants tandis que les tambours se remettaient à ronfler.

Toujours rivé à son poteau, Gilles s’efforçait de ne pas permettre à l’espoir de l’envahir. Certes Tim prétendait que la présence de Sagoyewatha représentait leur seule chance de salut mais comment réagirait-il en face d’un homme qui avait, la nuit même, tenté d’enlever sa femme ?

Les canoës touchaient terre maintenant. Les nageuses nues sortaient de l’eau. Quelques-unes tenaient, entre leurs dents, les trophées guerriers de leurs époux : des têtes tranchées qu’elles portaient par les cheveux afin de pouvoir nager. Celles qui n’en avaient pas regardaient leurs sœurs avec une affreuse envie. Cette fois, Gilles ferma les yeux, pris d’une nausée qui, heureusement, passa très vite. Les têtes sanglantes avaient appartenu à des Blancs…

Quand il les rouvrit, le chef avait mis pied à terre et pénétré dans l’enceinte du village. Et Gilles, avec une brusque joie mêlée de reconnaissance, comprit pourquoi Sagoyewatha revenait tellement à point nommé : sa main s’appuyait sur l’épaule d’un enfant et cet enfant c’était Igrak. Igrak qui, renonçant à convaincre Hiakin de relâcher ses nouveaux amis, avait dû quitter secrètement le village dans la nuit pour rejoindre son frère. Heureusement, le chef Sénéca ne devait pas être très loin mais cela expliquait du même coup la hâte du sorcier à expédier les intrus.

Guidé par l’enfant, Sagoyewatha se dirigea droit vers le prisonnier, écartant d’un geste souverain les explications volubiles que lui fournissait Face d’Ours. Quand leurs regards se croisèrent, Gilles pensa qu’il avait rarement vu visage plus fier que celui de cet Indien. Son nez busqué, ses lèvres minces au dessin dédaigneux lui donnaient une certaine ressemblance avec l’oiseau dont il portait les dépouilles et le vieillissaient. Mais le cuivre lisse de sa peau, l’éclat sombre de ses yeux profondément enfoncés, l’aisance de son corps sec aux muscles allongés trahissaient la jeunesse. Son regard était sans colère et au contraire empreint de curiosité.

— Mon frère, « l’oiseau qui ne dort jamais » m’a dit que deux visiteurs étaient arrivés chez moi. Où est ton compagnon, homme du sel ?

— Il s’est enfui cette nuit. Pardonne-lui de ne pas s’être laissé tenter par l’hospitalité de ton peuple, fit Gilles en essayant de sourire.

— Notre hospitalité, nous ne l’aurions pas ménagée à l’homme magnanime qui, pouvant garder mon frère comme otage, prenait la peine de nous le ramener. Mais tu as enfreint nos lois les plus sacrées en tuant l’oiseau blanc qui frappe comme la foudre. En outre, tu allais fuir, toi aussi… en enlevant une de nos femmes.

« Une de nos femmes » ? Se pouvait-il qu’à la faveur de l’obscurité, Hiakin n’eût pas reconnu Sitapanoki ? En ce cas la chance était peut-être encore avec les envoyés de Washington… Avec un dédain superbe mais non sans difficultés à cause des cordes, Gilles haussa les épaules.

— Je le reconnais ! Le général Washington nous a chargés, Tim Thocker et moi, d’une mission auprès de toi. Ma sottise et la fureur de ton peuple nous ont empêchés de l’accomplir et je pensais, en prenant un otage, t’obliger à discuter tout de même avec moi.

L’excuse était peut-être un peu tirée par les cheveux mais Sagoyewatha parut s’en contenter. Son regard grave s’attarda un moment sur le visage calme de son prisonnier. Ce qu’il y lut dut lui plaire. Le prisonnier avait déjà souffert dans sa chair ainsi que l’attestait la large brûlure de sa cuisse et cependant tout à l’heure, le chef Sénéca l’avait entendu chanter. Ses yeux froids, du bleu léger d’un ciel d’hiver, regardaient droit devant eux, avec fierté mais sans arrogance. Sagoyewatha hocha la tête.

— Le Grand Esprit est notre père mais la Terre est notre mère comme elle est la mère des hommes à la peau blanche qui lui demandent, comme nous, leur nourriture. Mais ils ne connaissent pas le Grand Esprit et pensent que tout ce qui vit sur la Terre a été créé à leur usage. Ils ne savent pas que l’oiseau blanc est d’essence divine…

Fasciné, Gilles écoutait. La voix du chef indien était une envoûtante musique, un velours sombre et chaud où les paroles tissaient d’étonnants reliefs. Il comprit pourquoi ce jeune homme possédait assez de prestige pour que le hautain Washington souhaitât l’attirer à lui. Néanmoins il tenta de secouer le charme.

— Eussé-je connu vos lois que j’aurais frappé tout de même ! lança-t-il audacieusement. Ton oiseau divin allait tuer une femme.

— Une esclave…

— Ma peau est de même couleur que celle de cette esclave. Si l’une de tes sœurs de race avait été attaquée, Sagoyewatha, l’aurais-tu laissée mourir ?

— Peut-être ! Quand le Grand Esprit se choisit une victime nous n’allons jamais contre sa volonté. Mais tu ne peux comprendre cela… et c’est pourquoi je te délivre.

Tirant un long couteau de sa ceinture, le chef trancha rapidement les liens qui retenaient le jeune homme au poteau. Qui le soutenaient aussi car lorsque Gilles voulut avancer, il fut pris d’un vertige. Il n’avait rien mangé, rien bu depuis la veille et l’épuisement de sa nuit d’agonie se faisait sentir. Il vacilla sur ses jambes, tâtonna à la recherche d’un point d’appui. Igrak se jeta contre lui et le soutint en criant quelque chose. Sagoyewatha sourit.

— L’enfant a raison : tu as besoin de nourriture et de repos. Viens ! Puisque tu portes la parole du grand chef blanc, tu es désormais mon hôte…

Il eut un geste impératif et deux de ces Indiens qui l’instant précédent étaient prêts à dépecer le Français en écoutant ses hurlements comme une douce musique l’emportèrent avec des soins de mère jusqu’à une hutte voisine de celle du chef.

Un moment plus tard, Gilles, nourri de maïs et de poisson grillé, un emplâtre d’herbes sur sa brûlure et enveloppé d’une chaude couverture entreprenait de réparer les dégâts des vingt-quatre heures les plus éprouvantes de sa vie en s’abîmant dans un profond sommeil…

Accroupies de part et d’autre de la couche de Gilles, les deux femmes offraient un contraste saisissant. La lueur du petit feu de branchages exaltait la beauté de Sitapanoki et accusait la décrépitude de sa compagne, sorte de momie desséchée qui fumait sa pipe avec la gravité d’un vieux pirate sur la dunette de son navire. Gilles préféra ne pas la regarder.

Se redressant sur un coude, il sourit à la jeune femme.

— Si ton époux fait de toi ma gardienne, il fait de moi l’homme le plus heureux du monde, murmura l’ancien élève de Saint-Yves, trouvant d’instinct les mots d’une galanterie toute française. Évidemment, celle-là est moins agréable ! ajouta-t-il en désignant d’un mouvement de tête la vieille à la pipe. Je m’en passerais volontiers.

— Sagoyewatha est trop sage pour ne pas savoir qu’on n’allume jamais de feu dans une forêt de pins desséchée par l’été. Quant à celle-ci, ce n’est pas toi qu’elle garde mais moi car elle est ma belle-mère. Elle se nomme Nemissa. Les terres où nous sommes lui appartiennent comme le veut la coutume des Iroquois.

Impressionné, Gilles inclina vaguement le buste en direction de la vieille femme qui le gratifia d’un coup d’œil glacé et se remit à tirer sur sa pipe comme s’il n’avait pas existé.

— On dirait que je ne lui suis guère sympathique, soupira-t-il. En tout cas il est temps de me lever. Je dois voir ton époux.

Il rejeta la couverture, se rappela juste à temps qu’il était entièrement nu dessous à l’exception de la peinture dont on l’avait enduit avant la torture et entreprit de se draper dans le tissu rugueux. Aussitôt, la vieille Nemissa fut debout et fit le geste de lui barrer le passage en prononçant quelques paroles incompréhensibles.

— Tu ne dois pas sortir, traduisit Sitapanoki. Si nous sommes ici, c’est justement pour t’en empêcher. Sagoyewatha reçoit un autre chef autour du feu du Conseil et il ne désire pas que cet autre connaisse ta présence ici.

— Qui est « cet autre » ?

— Kiontwogky, celui que l’on a surnommé le Planteur de Maïs…

— J’ai entendu parler de Cornplanter, fit Gilles se souvenant sans plaisir de l’étrange mission qui lui avait été confiée. On dit qu’il jalouse ton époux et qu’il te convoite. Que vient-il faire ici ?

— On dit vrai. Deux fois déjà, j’ai échappé à des tentatives d’enlèvement qui ne pouvaient venir que de lui mais Sagoyewatha refuse d’y croire car il est lui-même noble et droit.

— Les Iroquois ne savent-ils donc pas respecter l’épouse de leurs frères ?

— Si. Quand elles sont de leur race. Moi, je suis d’une race ennemie, une sorte de captive. Ce n’est pas un crime de voler une captive. Quant à ce que Cornplanter vient faire ici j’ai cru comprendre qu’il cherchait à entraîner Sagoyewatha dans une expédition contre les colons de Schoharie, plus haut dans la vallée…

Gilles fit un pas vers l’ouverture de la hutte. Nemissa se dressa devant lui, bras en croix, farouche et impérieuse… Doucement mais fermement il l’écarta.

— Dis-lui que je ne sortirai pas. Mais je veux apercevoir ce Cornplanter. Il faut que je sache à quoi il ressemble…

Il n’eut pas à écarter beaucoup la peau de cerf qui cachait l’entrée. Le Grand Conseil des Sénécas était juste dans son champ de vision. À nouveau la nuit était venue et, sur son obscurité, les silhouettes des Indiens éclairés par les flammes se détachaient vigoureusement. Gilles eut l’impression qu’il y en avait une multitude. Des hommes, jeunes pour la plupart, solidement bâtis sous les peintures violentes qui leur donnaient un aspect si redoutable. Il vit Sagoyewatha, toujours casqué de ses plumes d’aigle mais revêtu, sans doute pour la circonstance, d’un magnifique habit rouge d’officier anglais qui lui donnait un aspect étonnant. Il vit enfin, dressé en face de lui comme un coq de combat, un grand diable à la peau de cuivre clair dont le crâne rasé portait une sorte de diadème d’argent. L’épaisse mèche noire liée au sommet de sa tête était mêlée de plumes multicolores. De lourds bijoux d’argent étiraient les lobes largement percés de ses oreilles et s’incrustaient sous son nez arrogant. Ses yeux lançaient des flammes tandis que des paroles de colère jaillissaient comme un torrent de ses lèvres méprisantes…