Sitapanoki était là, à deux pas. Il suffisait d’un geste pour l’approcher, pour la toucher… ou simplement la regarder dormir…

« C’est de la folie ! souffla, terrifiée, la voix intérieure de sa prudence. Ne tente pas le diable. Fuis !… »

Mais les pieds de Gilles rivés à la terre pesaient comme la pierre. S’il partait, il ne reverrait jamais cette beauté surhumaine qui faisait de l’Indienne une vivante déesse de l’Amour et cette idée lui fut insupportable. La revoir ! La revoir encore une-fois, quitte à en mourir…

Une main saisit la sienne cherchant à l’entraîner.

— Que faites-vous ? chuchota Gunilla. Le temps presse…

— Un instant seulement… Laissez-moi…

— Vous laisser ? Vous êtes fou ?

— Allez-vous-en !… Rejoignez Tim, je vous suis dans un instant ! Aidez-le à enlever le rondin et laissez le passage ouvert.

Mais elle s’agrippa à lui et, dans l’ombre, il vit ses yeux briller de colère.

— Avez-vous perdu l’esprit ? C’est la hutte du chef. Si vous entrez là, rien ni personne ne pourra plus vous sauver.

— Je sais, fit Gilles avec impatience. Allez devant vous, dis-je…

Il allait détacher les mains crispées sur son bras mais déjà, avec un gémissement terrifié, Gunilla s’écartait. Le panneau de daim s’était soulevé. Une forme blanche apparaissait et Gilles, malgré les ténèbres, crut que le soleil venait de se lever.

Un instant, Sitapanoki demeura immobile en face du jeune homme, si proche qu’il pouvait l’entendre respirer. Sans regarder l’esclave, elle fit le geste de la chasser et Gunilla s’évanouit dans l’ombre.

— Qu’attends-tu pour fuir ? souffla rageusement l’Indienne. Depuis un moment j’observe « la fille de la pierre ». Je savais qu’elle essaierait de te délivrer. Alors, que fais-tu là ? Fuis !

Mais il était au-delà de tout raisonnement. Saisissant la jeune femme, il la repoussa à l’intérieur de la hutte afin que l’on ne pût les entendre. Une idée folle venait de germer brusquement en lui.

— Je suis venu te chercher, fit-il. Je sais tout de toi. Ces gens sont les ennemis des tiens comme ils sont des miens. Laisse-moi t’emmener…

Dans l’obscurité il l’étreignit et le contact de son corps réveilla le démon en lui. Elle ne se défendit pas et, contre sa joue, il entendit un rire doux.

— Tu es aussi fou que jeune, toi dont les yeux sont semblables à un glacier sous la lune. Mais je n’ai pas envie de partir. Sagoyewatha m’aime… et c’est un grand chef.

— Et toi, l’aimes-tu ? Oh, je t’en prie, viens ! Si tu veux me suivre, je saurai t’aimer comme jamais aucun autre homme ne le pourra…

— M’aimer ? Tu m’aimes et cependant hier encore tu ne me connaissais pas ?

— Je ne cherche pas à expliquer. Vois, j’aurais dû fuir trop heureux d’échapper à la mort qui m’attend et cependant il m’a été impossible de m’éloigner de toi. Il fallait que je te revoie, ne fût-ce qu’une fois. Je sais bien que tu me prends pour un fou mais tu as mis du feu en moi, Sitapanoki…

— … et c’est le feu que tu risques si tu ne pars pas immédiatement ! Toi qui sais mon nom, ajouta-t-elle d’une voix émue, sais-tu quelle éternité de souffrance te réserve Hiakin ? Tu hurleras pendant des jours, peut-être, avant que la mort te prenne et moi je te verrai détruire lentement sous mes yeux sans même pouvoir abréger ton martyre ! Si « la fille de la pierre » ne t’avait délivré, je jure par le Grand Esprit que je l’aurais fait mais maintenant fuis…

— Pas sans toi…

Et, avant que la jeune femme ait pu seulement faire un mouvement, il l’avait enlevée dans ses bras, l’emportait hors de la hutte. Il était au-delà de toute logique, de tout raisonnement. Le vieux sang paternel avec ses exigences impérieuses, son goût du rapt et de la violence réclamait ses droits. Quel que puisse être le danger, il voulait cette femme et ne tolérait plus l’idée d’une séparation.

Sitapanoki n’avait pas poussé un cri, pas même un soupir et cependant ce qui devait arriver arriva. Gilles n’avait pas fait trois pas hors de la hutte qu’une haute forme humaine lui barra le passage. Une torche allumée surgit sans qu’on pût savoir d’où elle venait, puis une autre, puis une troisième. Et Gilles, brutalement dégrisé, se retrouva en face de Hiakin et de trois hommes. D’un souple mouvement de reins, l’Indienne glissa de ses bras et disparut dans l’ombre comme une couleuvre.

— Pour avoir réussi à te libérer, il faut que les esprits des ténèbres soient tes amis, gronda le sorcier. Et tu osais voler l’une de nos femmes… mais tu ne pourras plus échapper à ton sort. Regarde : le jour va naître…

En effet, vers l’est le ciel devenait plus pâle derrière les montagnes. Un coq chanta quelque part et brusquement tout le village fut dehors comme un essaim de guêpes qu’on aurait dérangé d’un coup de pied. Des dizaines de mains s’abattirent sur Gilles. On le traîna jusqu’au poteau et il y fut, de nouveau, solidement arrimé après avoir été dépouillé de ses vêtements tandis que des femmes entassaient des brassées de bois pour allumer un nouveau feu.

Hiakin, bras croisés sur la poitrine, considérait son prisonnier avec une joie féroce.

— Ton frère, l’homme aux cheveux rouges, a échappé. C’est tant pis pour toi : tu souffriras pour deux.

Et, complaisamment il se mit à lui détailler tout ce qu’il aurait à endurer dès que les premiers rayons du soleil s’abattraient sur le village. On allait lui brûler lentement toutes les parties du corps au moyen de toute une collection d’instruments que des femmes et des vieillards apportaient au feu par brassées et cela jusqu’à ce que son corps ne soit plus qu’une plaie, on lui mutilerait le visage de façon à le rendre méconnaissable, on lui arracherait la peau du crâne et on la remplacerait par un lit de braises ardentes, on lui casserait tous les os l’un après l’autre…

Sous ce débordement d’horreur, Gilles, les yeux grands ouverts, regardait le sommet des montagnes, s’efforçant de ne pas entendre et de se raccrocher à la seule idée consolante qui fût à sa disposition : Tim était sauf, Tim était hors des griffes de ces brutes. Peut-être même avait-il réussi à voler un mousquet grâce auquel il lui serait possible, de loin, de mettre fin aux souffrances de son ami…

Deux hommes s’approchèrent du condamné, armés de vases emplis de peinture noire et rouge avec lesquelles ils se mirent à lui peindre tout le corps ainsi que le voulait la coutume iroquoise.

Le feu flambait haut maintenant, dégageant une épaisse fumée. Les haches, les poinçons et les barres de fer que l’on y avait déposés rougissaient lentement. Hiakin se mit à ricaner.

— Tu n’essaies pas d’implorer notre pitié ? Qu’attends-tu pour nous supplier…

— Les hommes de ta race que tu mets à la torture te supplient-ils de les épargner ? jeta Gilles, méprisant.

— Les Indiens sont braves, quelle que soit leur tribu. Non seulement, ils ne pleurent pas mais ils chantent devant les apprêts de leur supplice et les plus vaillants chantent encore sous la torture.

— Ils chantent ?…

Avec l’énergie du désespoir, Gilles emplit d’air sa poitrine. Une chanson lui monta miraculeusement aux lèvres. C’était celle que, souvent, au camp de New-Port, chantaient le soir les soldats du régiment de Saintonge

Dans les jardins d’ mon père

Les lilas sont fleuris

Dans les jardins d’ mon père

Les lilas sont fleuris

Tous les oiseaux du monde

Viennent y faire leur nid

Auprès de ma blonde

Qu’il fait bon, fait bon, fait bon

Auprès de ma blonde

Le vacarme du village indien avait fait place à un silence profond. Les femmes et les vieillards avaient ralenti le pas en allant porter leurs outils au brasier. Il y avait moins de haine dans les regards où passait quelque chose qui ressemblait à du respect : le prisonnier chantait… Dans le silence des montagnes sa voix résonnait comme un cri de victoire et, soudain, au seuil de la grande hutte, Gilles vit paraître une forme blanche qui accéléra les battements de son cœur. Sa voix mourut sur les derniers mots. C’était l’ange de la mort qui venait à sa rencontre sous les traits de la femme qui lui avait fait perdre la tête !…

Mais d’un seul coup le soleil bondit dans le ciel comme une boule de feu et la vallée s’illumina. Ce fut le signal. Un vieil homme à peu près chauve à l’exception d’une maigre mèche grise qui lui pendait du crâne saisit une longue tige de fer rouge et marcha vers le poteau. Avec une sorte de fureur désespérée Gilles se remit à chanter.

La caille, la tourterelle et la jolie perdrix

Et ma jolie colombe… qui chante jour et nuit…

La dernière parole atteignit un aigu brutal. L’extrémité de la tige de fer venait d’être appliquée sur sa cuisse… En une seconde il fut inondé de sueur. La douleur avait été atroce et se poursuivait en élancements lourds tandis qu’une écœurante odeur de chair brûlée s’élevait. Il serra les dents, puis, cherchant l’air, tendit toute sa volonté pour reprendre sa chanson. C’était une vieille maintenant qui s’approchait armée d’une griffe rougie.

Qui chante… pour les filles… qui n’ont pas de mari…

La vieille souriait comme sourit une tête de mort en agitant sous le nez du prisonnier son horrible instrument dont il sentait déjà la chaleur. Mais soudain une clameur se fit entendre. Sur l’un des postes d’observation regardant la rivière, un Indien hurlait quelque chose en faisant de grands gestes… Une voix lui fit écho : celle de Sitapanoki.

— Sagoyewatha !… Il revient !…

L’attention, instantanément, se détourna du supplicié pour aller vers la grande porte de l’eau que l’on ouvrait largement. De son poteau, Gilles put voir le coude de la rivière littéralement couvert de canoës emplis de guerriers. Coiffé de plumes d’aigle, un homme grand et maigre au maintien imposant se tenait debout, bras croisés, à la proue du canot de tête. Telle une barbare divinité des eaux, il érigeait sur les nuages brumeux qui traînaient sur la rivière une haute statue de cuivre.