Hamilton ramena les hôtes de son chef jusqu’aux palissades de rondins qui bordaient le fleuve. Là, près de l’entrée du camp, s’élevaient un groupe de constructions moitié tentes, moitié huttes indiennes, où s’agitaient quelques créatures qu’à leurs bonnets à bavolets on pouvait reconnaître pour des femmes. C’étaient des « Molly Pitcher », sortes de cantinières qui, dans la bataille, portaient de l’eau aux soldats, aidaient les chirurgiens et s’efforçaient d’améliorer l’ordinaire des troupes par des moyens de fortune dans lesquels les emprunts discrets aux fermiers des environs entraient pour une bonne part. Leur nom venait d’une femme héroïque qui, à la bataille de Monmouth Courthouse, avait fait le coup de feu à la place de son mari blessé et ravitaillé en eau tout le régiment. C’était un sobriquet où entrait, au fond, beaucoup de tendresse.
Le jeune colonel se dirigea vers l’une de ces femmes, petite créature noiraude, sèche comme un pruneau et deux fois plus courte de taille que ses compagnes mais qui néanmoins paraissait exercer sur elles une sorte d’autorité.
— Jeanette Mulligan, dit-il, le Général vous envoie ces deux garçons. Ils sont ses hôtes et il désire que vous en preniez soin jusqu’à demain matin. Ils ont besoin de nourriture et de repos.
Jeanette abandonna le baquet dans lequel elle lavait du linge, essuya ses mains à ses hanches et vint se planter sans répondre devant Tim. L’œil mauvais, elle considéra le chargement du garçon, renifla.
— Et ça ? fit-elle en désignant Igrak d’un doigt encore savonneux. Faut en prendre soin aussi ?
— Plus encore que des deux autres ! riposta Hamilton, imperturbable. Otage du Général !
— Alors qu’il le garde lui-même ! C’t’un Iroquois ! Et j’en veux pas chez moi ! Harvey, mon homme, a été scalpé et brûlé vif à German Flats par les démons du chef mohawk Joseph Brant. J’aimerais mieux crever que donner seulement une pincée de maïs à l’un de ces bandits ! Allez ouste ! Dégagez ! Qu’on m’enlève cette vermine et si le Général n’est pas content il aura qu’à venir lui-même me demander des explications. Pas vrai, vous autres ?…
Le groupe des femmes qui s’était massé autour du baquet à linge comme autour d’un autel approuva en chœur.
Cette approbation unanime arracha un large sourire à la « Molly Pitcher ».
— … Vous voyez, colonel Hamilton, on est toutes d’accord ! Alors mettez votre Indien où vous voulez mais pas chez nous. Quant à ces deux-là…
— Madame, intervint Gilles doucement en saluant aussi profondément que s’il eût été en face d’une grande dame, nous ne vous demandons rien d’autre qu’un coin abrité où cet enfant puisse continuer à dormir. Nous nous chargerons nous-mêmes de le nourrir. Ainsi que vous l’a dit le Colonel, il est d’une grande importance pour votre Général.
La stupeur arrondit les yeux de Jeanette qui parcoururent toute la personne du jeune homme depuis ses mocassins boueux jusqu’à sa chevelure blonde emmêlée.
— Qui c’est celui-là ? Il est sale comme un peigne, beau comme un dieu et il parle comme un mylord. À ça près qu’on m’a jamais parlé comme ça… Madame, qu’il a dit ! Madame !… À moi !
— Je suis Français, fit Gilles en riant, et vous êtes une femme. Pour nous, toutes les femmes sont… des dames. Je suis venu avec l’armée du roi de France afin de combattre avec vous et c’est moi qui ai capturé cet enfant. Le Général le considère comme précieux. Je vous en prie… Madame… donnez-nous un coin pour lui ! Mon ami ne peut pas le garder sur son dos toute la nuit.
De la plus imprévisible façon, Jeanette Mulligan rougit comme une jeune fille et battit des paupières. Elle esquissa même une petite révérence et soudain souriante :
— Me regardez pas comme ça, mon jeune Monsieur ! Vous avez des yeux, des yeux ! Tenez, on va vous conduire.
Sans s’expliquer davantage, elle mena elle-même les voyageurs jusqu’à une tente dont elle expulsa à grands coups de pied quelques chaudrons et autres instruments de cuisine. Après quoi, elle les pria de se considérer là comme chez eux en ajoutant qu’ils n’avaient qu’à demander ce dont ils avaient besoin.
Les bienfaits de Jeanette et de ses compagnes ne s’arrêtèrent pas là. Visiblement subjuguées par le jeune Français, elles s’empressèrent autour de lui, faisant apparaître comme par miracle du pain pas trop rassis, de la viande mangeable et de la bière fraîche. Puis, Gilles ayant manifesté l’intention de se laver au fleuve, on lui octroya généreusement un morceau du savon que les « Molly Pitcher » fabriquaient elles-mêmes.
— C’est pas ici que tu aurais dû aller traîner tes guêtres, rigola Tim tandis qu’ils barbotaient de conserve dans l’eau tiède de l’Hudson chauffé de soleil. C’est aux Grandes Indes. Tu y aurais trouvé tout de suite une place de sultan. Toutes ces femelles sont déjà amoureuses de toi.
— Qu’est-ce que tu vas chercher ? Il ne doit pas y avoir tellement de Français ici. Je suis pour elles une espèce de bête curieuse, voilà tout.
— Ça, pour être curieuses, elles le sont. Regarde un peu le boqueteau à gauche : elles sont toutes derrière à surveiller notre trempette. Probable qu’elles veulent s’assurer qu’un Français c’est fait comme un Américain.
Et Tim, piquant vers le fond, offrit un instant son derrière au soleil avant de disparaître dans l’eau et gagner le large à la manière d’une grosse loutre tandis que Gilles choisissait de se laisser porter paresseusement par le grand fleuve dont les eaux vertes coulaient si majestueusement entre des vallonnements boisés. Il était difficile à cette minute de croire que l’on était en guerre car toute cette riche campagne était d’un calme presque divin. Mais, ici et là, s’élevaient des fortins faits de rondins dont la fraîcheur disait assez la nouveauté et vers l’aval du fleuve, des fumées suspectes se dissolvaient lentement dans le bleu du ciel. Enfin, en nageant vers l’autre rive, Gilles put apercevoir dans le lointain de longues aiguilles noires : les enfléchures des navires anglais ancrés dans l’Hudson : New York n’était pas à beaucoup plus de dix lieues…
Le vrai visage de la guerre reparut, dans l’incendie du soleil couchant quand le tonnerre d’une troupe à cheval éveilla les échos de la campagne : trois escadrons de cavalerie surgirent tout à coup de la poussière et s’engouffrèrent entre les portes largement ouvertes du camp, hurlant à pleins poumons un chant sauvage qui sentait la victoire. À leur tête, une sorte de centaure aux vêtements tailladés et tachés de sang qui riait de toutes ses dents blanches en brandissant un sabre rougi. Seuls ses genoux maintenaient le démon superbe qui lui servait de monture.
— Le Colonel Delancey, commenta Tim. Et un morceau de la fameuse cavalerie de Virginie. Qu’en dis-tu ?…
— Rien ! fit Gilles dont les yeux dévoraient l’étonnant carrousel équestre, la splendeur des bêtes et l’enthousiasme communicatif qui jaillissait du groupe. J’admire ! Je crois que je vais aimer me battre avec ces gens-là…
Couché à même le sol dans une couverture presque propre prêtée par Jeanette, Gilles resta éveillé tard dans la nuit, écoutant les bruits du camp et le cri des oiseaux de mer qui lui rappelaient tellement sa Bretagne. Malgré la fatigue, l’excitation chassait le sommeil. Il avait hâte que le jour revînt, hâte d’apprendre quelle tâche leur réservait cet étonnant général Washington dont les Anglais eux-mêmes disaient : « Il n’y a pas un roi en Europe qui n’aurait l’air d’un valet de chambre à côté de lui… » Jusque-là il n’avait rien vu de la guerre, sinon d’interminables préparatifs, un accrochage à distance, en mer, avec les croisières anglaises et la routine d’un camp retranché : les manœuvres, les parlotes, la politique… et les joies de l’intendance. Mais les hommes qui l’entouraient luttaient depuis des mois et chaque jour qui revenait voyait briller les armes et le sang. Il voulait sa part de tout ça… et vite !
Tout à coup, malgré le vacarme dont les ronflements de Tim emplissaient la tente, il perçut un froissement léger. Le pan de toile qui fermait la tente se souleva sans bruit puis le froissement reprit. Quelqu’un rampait à l’intérieur…
La main de Gilles glissa contre son flanc, atteignit la poignée du couteau de chasse pendu à sa ceinture et se referma fermement dessus. En même temps, il se dégageait doucement des plis de la couverture, prêt à résister à toute attaque… Mais déjà des mains tâtonnaient sur lui tandis qu’une odeur de savon et d’herbe mouillée envahissait ses narines.
Vivement, il saisit l’une des mains… et comprit qu’il s’agissait d’une femme au très léger cri qu’elle poussa.
— Qui êtes-vous ? chuchota-t-il… Que voulez-vous ?
— Chut !… Tu vas réveiller ton ami. Jeanette Mulligan m’envoie… je suis Betty, sa nièce. Quant à ce que je veux…
— Eh bien ?
Elle eut un petit rixe étouffé et il sentit tout à coup deux mains chaudes glisser contre sa poitrine par l’ouverture de sa chemise de daim, en écarter brusquement les deux pans.
— Jeanette veut que je te souhaite la bienvenue au nom des filles d’Amérique, souffla Betty, moqueuse. Elle dit que tu devrais être content parce que tous les Français ne pensent qu’à ça !
Et d’un seul coup, elle se jeta contre lui. Une poitrine tiède et dure, des cuisses fermes, un ventre brûlant, une bouche humide, tout cela parut s’incruster sur le jeune homme qui referma instinctivement les bras.
Quand ses doigts touchèrent la peau douce d’un dos nu, il sentit la fille frémir longuement comme sous une décharge électrique qui se communiqua irrésistiblement à son propre corps. Retrouvant soudain la grande faim d’amour qu’il s’était découverte dans les bras de Manon, Gilles accepta joyeusement ce cadeau inattendu. L’honneur des Français était en jeu. Arrachant le reste de ses vêtements, il étreignit furieusement un corps qui parut se creuser sous lui pour mieux le recevoir et donna libre cours à son appétit de plusieurs mois.
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