Fersen fit la grimace et poussa un soupir à faire effondrer le reste de la casemate.

— Où M. de Lauzun a décidé de se produire pour apprendre aux dames les romances préférées de Sa Majesté la Reine. J’aimerais tellement mieux aller me coucher, Monsieur…

— Moi aussi, mon ami ! Mais vous n’êtes pas là pour vous amuser. Nous sommes en guerre. Bonne chance, vous autres !…

Un quart d’heure plus tard, Gilles, vêtu de daim et transformé en frère jumeau de Tim, quittait à la suite de son ami les vieilles fortifications. Au-dehors, la nuit était claire, chaude et lumineuse avec ce goût d’air marin qui fait oublier les pires canicules. Tim s’engagea dans les hautes herbes d’une prairie qui s’étendait vers le nord de l’île et se terminait par un boqueteau. Mais, quand Gilles voulut pousser Igrak sur ses traces, le jeune Indien refusa d’avancer et Gilles dut rappeler Tim.

— Je ne comprends pas ce qu’il dit, chuchota-t-il. Je crois qu’il a parlé de scalps !

À demi courbé dans les herbes, le chasseur et le jeune Indien échangèrent quelques paroles rapides puis Tim se mit à rire.

— Il ne veut pas rentrer chez lui, expliqua-t-il. Il dit que s’il n’a pas de scalps à rapporter il ne pourra pas devenir un guerrier, on le reléguera chez les squaws avec les papooses !

— Et ça te fait rire ? On ne peut cependant ni le laisser là ni lui permettre d’aller récolter les chevelures dont il a besoin.

— Oh ! s’il n’y avait que moi, je ne verrais aucun inconvénient à ce qu’il aille scalper ton ami Lauzun et quelques-uns de ses bonshommes. Mais je crois que j’ai une meilleure idée. Allez vous cacher dans ce boqueteau et attendez-moi.

— Où vas-tu ?

— Ne t’inquiète pas. Je n’en ai pas pour longtemps.

Et il disparut sans faire plus de bruit qu’un chat. L’herbe se referma sur lui comme l’eau de la mer sur un poisson. Après une demi-heure qui parut à Gilles aussi longue qu’une grande semaine, il reparut tenant négligemment à bout de bras une sorte de paquet blanchâtre tragiquement taché de sombre. Gilles regarda avec un frisson quand il le tendit à l’enfant avec une espèce de solennité.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? souffla-t-il. Tu n’as tout de même pas…

Imperturbable, Tim salua profondément Igrak dont les yeux s’étaient mis à briller dans la nuit et murmura entre ses dents.

— On boit sec, chez les hussards et on n’en dort que mieux. Je n’ai eu aucune peine à enlever ces perruques pour l’absence desquelles ils seront punis demain ce qui réjouit fort mon âme altérée de vengeance.

— Mais… le sang ? Car il y a du sang dessus.

— Un poulet attardé que j’ai saigné dessus. Ça fait très réel, tu ne trouves pas ? D’ailleurs, regarde ce gosse. Il est heureux comme un roi et il y croit. Évidemment, ce sera plus difficile de faire avaler la chose à son frère mais je m’expliquerai avec lui. Si tu veux mon avis, le courage de ce garçon est amplement démontré. Et puis… et puis il faut filer de là et à chaque jour suffit sa peine ! En route ! Il y a un village de pêcheurs en face de Prudence Island où on pourra trouver un canoë pour gagner la terre ferme…

Le cri d’une chouette dérangée fit écho au rire de Gilles mais, un instant plus tard, le boqueteau avait retrouvé sa tranquillité…



1. Colonel en second du Régiment de Saintonge.

2. C’était le titre porté par le premier Ambassadeur des États-Unis.

3. En 1916, quand les États-Unis entrèrent en guerre, le grand Sachem des Iroquois adressa au Kaiser une déclaration de guerre personnelle.

4. Armand de Gontaut-Biron, duc de Lauzun possédait, en effet, ce double sang agité.

5. Consistait à attacher un homme par un filin suiffé à l’une des vergues hautes et à le laisser retomber brutalement dans la mer. Parfois le condamné devait passer sous le vaisseau d’un bord à l’autre.

CHAPITRE VIII

LA CAPTIVE

— Trois millions ! Trois millions seulement !

Sidéré, Gilles contempla un moment sans rien dire le chef des Insurgents, se demandant comment il devait prendre la chose et si c’était là une forme de l’humour particulier de ce gentilhomme dont l’aspect l’avait, à première vue, tellement impressionné. Mais le général Washington relisait la lettre de Rochambeau avec une attention qui excluait toute forme de plaisanterie et le jeune homme ne put s’empêcher de relever sa dernière parole.

— Seulement ? fit-il timidement. Puis-je me permettre de vous faire observer, Monsieur, que c’est une somme énorme ?

Le beau visage sévère du Virginien s’éclaira d’un sourire fugitif. Un court instant, il eut le charme d’une mer hivernale sous un rayon de soleil. Washington aimait la jeunesse, la spontanéité et le ton vaguement scandalisé de ce jeune Français vêtu de daim et qui s’exprimait si aisément en anglais, l’amusait.

— Pour un régiment, ou même pour une ville assiégée, j’en suis parfaitement d’accord. Mais pas pour une armée qui manque de tout depuis trop longtemps. Il nous faudrait trente millions… Néanmoins, ajouta-t-il très vite, ceux-ci seront les bienvenus et nous permettront de parer au plus pressé. Je vais, sur l’heure, donner les ordres nécessaires pour qu’un détachement aille prendre livraison aussi discrètement que possible.

Discrètement ! Lui aussi ! L’histoire de ce chargement d’or prenait des airs de comédie burlesque. Rochambeau et Ternay se cachaient pour l’apporter, Washington se cachait pour le recevoir, exactement comme s’il n’était pas chez lui. La mine expressive de Gilles n’échappa cependant pas à l’œil gris du Général.

— Quelque chose qui ne va pas ?

Gilles devint rouge brique.

— Pardonnez-moi… mon Général ! C’est cette grande discrétion qui me surprend. Vous êtes ici dans votre camp, au centre de votre armée. Que pourriez-vous craindre ?

— Rien, en effet, si ce n’est les marchands, les fournisseurs de cette armée justement. Que l’on me sache en possession d’une somme importante et l’on me fera payer deux ou trois fois plus cher ce que j’ai tant de peine à arracher à des prix déjà prohibitifs ! En outre, mes hommes n’ont pas reçu de solde depuis cinq mois. Ils pourraient s’imaginer que le temps des vaches grasses est revenu. Ce qui est loin d’être le cas ! Aussi vous demanderai-je, à vous aussi, la plus grande discrétion. Laissez-moi maintenant, Messieurs. Vous avez fourni une longue marche et vous devez avoir besoin de repos. Je vous reverrai demain. Jusque-là, le colonel Hamilton prendra soin de vous, ajouta-t-il en désignant son aide de camp qui se tenait debout près de la porte dont il barrait l’accès.

Gilles et Tim saluèrent et s’apprêtèrent à quitter la modeste maison qui servait de Quartier Général à Washington depuis qu’il avait atteint avec ses troupes le village de Peekskill sur la rive gauche de l’Hudson. Mais le Général les rappela.

— Un moment ! Monsieur de Rochambeau me dit qu’il souhaite vous voir rester à mon service pendant quelque temps. Il me dit aussi que vous avez fait une capture intéressante : le frère d’un chef indien ?

Cette fois ce fut Tim qui se chargea de répondre.

— Le propre frère de Sagoyewatha, le chef du clan des Loups des Indiens Sénécas qui est…

— Je sais qui est « Red Jacket », coupa Washington. C’est pourquoi je considère le fait avec intérêt. Mais il faut que j’y réfléchisse. À demain !

Les deux amis se retrouvèrent dehors, trottant avec Igrak qu’ils avaient récupéré au poste de garde, sur les talons d’un colonel Hamilton qui ne devait pas avoir plus de vingt ans. Celui-ci les guida à travers la ville de toile que la guerre avait fait pousser au pied des montagnes, sur la colline de Peekskill et que Gilles considéra d’un œil intéressé. Bien que le camp américain fût sensiblement de même importance que le camp français de New-Port, il était loin de montrer la même richesse. Les tentes dont les portes se masquaient derrière de bizarres cheminées, bien utiles en hiver, étaient noircies, sales et rapiécées. Les soldats, habillés n’importe comment et parfois fort déguenillés, portaient, quand ils en avaient, des habits grisâtres et de curieux chapeaux de cuir bouilli ornés, par-derrière, de plumets défraîchis qui ressemblaient à des touffes d’herbe. Quant à l’armement, visiblement d’un autre âge, il avait dû voir, non seulement la perte du Canada par les Français dix-sept ans plus tôt, mais la conquête de certaines des treize étoiles du nouveau drapeau américain dont les trois couleurs flottaient joyeusement sur toute cette misère.

— Si j’étais le Général, je ne ferais pas tant le dédaigneux sur l’or qu’on lui apporte, remarqua Gilles à voix basse. J’ai l’idée qu’il en a grand besoin. En bonne justice, il aurait dû me sauter au cou.

— Il vous a souri, fit le colonel Hamilton qui avait entendu. C’est signe, chez lui, d’une joie exubérante. Quant à nos soldats, s’ils ne paient pas de mine ils savent se battre. Et attendez d’avoir vu notre cavalerie ! Votre La Fayette prétend qu’il en a rarement admiré une aussi belle…

— Je ne pensais pas de mal de vos soldats, Colonel. J’y aurais eu mauvaise grâce car vous pourriez, de votre côté, juger des troupes du roi de France sur mon aspect qui n’a rien de reluisant.

En effet, les émissaires de Rochambeau n’avaient pas mis cinq jours à couvrir les quelque quarante ligues de chemin forestier, coupé d’étangs et de fondrières qui les avaient menés de Rhode Island aux rives de l’Hudson. Ils étaient sales à faire peur, répandaient un fumet capable d’effrayer un blaireau et devaient lutter pour ne pas montrer leur fatigue. Tout au moins Gilles car Tim, habitué depuis longtemps aux longues courses en terrain difficile, avait, en quittant la tente du Général, chargé tranquillement Igrak sur son épaule sans même le réveiller. Le jeune Indien exténué s’était endormi comme une masse aux pieds de la sentinelle à qui on l’avait confié en arrivant…