Rochambeau n’eut que l’écho des derniers mots car Gilles était déjà dans le vestibule. Au-dehors, la chaleur était accablante. En quittant la fraîcheur relative de la maison Wanton, Gilles eut l’impression d’entrer dans un four. Il eut envie d’ouvrir la veste dont le drap trop chaud l’étouffait mais ce n’était pas le moment de se faire rappeler à l’ordre par un officier pour mauvaise tenue. Il se mit néanmoins à courir vers Long Wharf Street avec l’impression que le ciel, incroyablement vide, lui versait du plomb fondu sur la tête. La mer, décolorée, aveuglait par son éclat blanc…
Ce fut avec un vrai soulagement que Gilles s’engouffra dans l’ombre fraîche du magasin de Martha, fleurant bon le chanvre des cordes neuves et le tabac. Il y régnait un calme inhabituel, même à cette heure paisible où les trois quarts de la ville faisaient la sieste, car Martha considérait comme déplorable et abrutissante cette habitude de dormir l’après-midi.
Pour sa part, elle en employait le temps à toutes sortes d’activités ménagères typiquement féminines, en compagnie de Rosa, sa grosse servante noire qui, elle, ne dormait jamais, telles la confection de ses robes, de ses confitures ou encore l’élaboration d’une de ces énormes tourtes aux pêches qui étaient sa spécialité et dont se régalaient ses voisines ou les dames de son ouvroir quand elles venaient passer la soirée avec elle. Mais dans la cuisine, attenante au magasin, aucun bruit ne se faisait entendre non plus et, quand Gilles frappa doucement personne ne répondit.
Il entra néanmoins sans hésiter et jura superbement en découvrant Martha en personne, petite montagne de percale à carreaux bleus et blancs, couchée sans connaissance devant son fourneau sur lequel une grande bassine de groseilles mijotait doucement. Elle gisait entre l’écumoire poissée de sucre qui avait échappé de sa main et une lourde poêle à frire qui avait dû servir à l’assommer.
En dehors de cela, une chaise renversée, une tasse qui achevait de répandre son thé sur la table, une trace de main qui avait raflé quelque chose sur le sucre blanc échappé d’un plat, tout cela disait qu’il s’était passé un petit drame. Mais du jeune Indien point et de Tim pas davantage ! Quant à Rosa, elle brillait par son absence.
Gilles commença par relever la jeune fille, l’installa dans le grand fauteuil à bascule placé près de la fenêtre et après s’être assuré qu’elle ne présentait aucune blessure, se mit en devoir de la ranimer à l’aide d’un torchon trempé dans un seau d’eau et manié sans trop de douceur.
En quelques secondes, le traitement vigoureux produisit son effet. Martha ouvrit de grands yeux bleu porcelaine, poussa deux ou trois soupirs et porta une main incertaine vers sa tempe qui bleuissait à vue d’œil. Elle laissa errer sur Gilles qui lui tapait dans les mains un regard incertain.
— Que m’est-il arrivé ? demanda-t-elle du ton languissant qui convient d’ordinaire à pareille situation.
— Voilà justement ce que je voudrais savoir. Où est Rosa ? Où sont Tim et l’Indien ?
Ce dernier mot fut, apparemment, un trait de lumière pour Martha Carpenter. Rétablie comme par miracle, elle vira au rouge brique, bondit sur ses pieds et se mit à parcourir sa cuisine en désordre en poussant des clameurs indignées au milieu desquelles le jeune homme eut quelque peine à démêler ce qui s’était passé.
Il finit par comprendre qu’à son arrivée avec le jeune Indien celui-ci était si calme, que Tim l’avait déficelé, non sans lui enlever les armes qu’il maniait déjà si bien. Puis il demanda à Martha de lui donner à manger.
— Je n’étais pas trop contente, s’écria celle-ci, car je trouvais que ce jeune Indien avait mauvaise façon et mauvais regard. Mais Tim y tenait et lui aussi avait faim. Je leur ai servi du bœuf en saumure bouilli, des beignets et de la mousse au sirop d’érable. Dieu me pardonne ! Il fallait voir comme il dévorait, ce jeune sauvage. En même temps, il parlait, de temps en temps, dans sa langue barbare…
— Il répondait aux questions de Tim ?
— Oui et sans perdre un coup de dent. Par mon balai, j’aurais dû lui donner de la mort aux rats… Quand il a été bien repu, il a eu l’air de s’endormir alors Tim m’a demandé la permission de l’installer sur des couvertures dans l’appentis tandis qu’il irait lui-même récupérer le canoë que vous avez caché. J’ai dit oui, bien sûr. Tim l’a emporté là-bas, il a fermé la porte à clef et il a mis la clef dans sa poche et moi je me suis mise à mes confitures de groseilles. Rosa est au verger où elle cueille des pêches. J’étais en train de les écumer quand j’ai reçu un grand coup sur la tête… et puis je ne sais plus rien. Mais ça ne peut être que cette petite brute qui m’a fait ça. Il me semble que j’ai une cloche à la place du crâne. Est-ce que vous ne pourriez pas me passer…
— Excusez-moi, Miss Martha, mais maintenant que vous voilà réveillée il faudra vous soigner vous-même ! Où est l’appentis ?
— Derrière la maison, à main droite…
Il était déjà dehors. Un coup d’œil lui suffit pour s’assurer que, si la porte, fermée à clef par Tim était toujours dans le même état, en revanche l’étroite lucarne percée dans le mur à hauteur d’homme béait largement, son cadre de bois treillagé arraché. Le gamin ne devait pas avoir autant sommeil que Tim et Martha l’avaient imaginé et il avait dû trouver un outil à l’intérieur du petit bâtiment pour se livrer à ce travail de menuiserie. Par acquit de conscience, Gilles jeta un coup d’œil à l’intérieur en se hissant à la force du poignet et vit qu’en effet l’appentis était vide. L’Indien avait pris la clef des champs.
« Ce n’est pourtant pas large, cette ouverture », marmotta-t-il pour lui-même. « C’est une vraie couleuvre que ce moutard. »
En tout cas, il lui fallait retrouver cette couleuvre le plus vite possible, et Tim aussi par-dessus le marché puisque Rochambeau les attendait. Il hésita un instant sur ce qu’il convenait de faire. Le mieux était peut-être d’aller à la rencontre de son ami qui connaissait trop bien les mœurs des Indiens pour ne pas trouver tout de suite la meilleure piste. Mais l’idée lui vint que peut-être le gamin, sachant que Tim était allé chercher son canoë, pouvait être resté au port et s’y tenir caché en attendant la nuit grâce à laquelle il pourrait voler un canot de pêcheur et ainsi quitter l’île en évitant les abords du camp.
Repassant par la maison juste le temps de dire à Martha qu’il allait fouiller le port et de lui demander d’y envoyer Tim dès qu’il reparaîtrait, Gilles se mit à arpenter le long quai de bois, passant en revue la flottille de canoës rangés sagement contre les pieux de l’estacade.
L’endroit était désert à l’exception de trois ou quatre débardeurs qui ronflaient au soleil, appuyés contre une pile de bois de charpente. Seul, un canot détaché de l’un des navires français barrant la rade approchait à force de rames sur l’eau calme. Craignant que ce ne fût La Fayette, Gilles protégeant ses yeux de sa main contre la réverbération, prit le temps d’examiner ceux qui se tenaient debout à l’arrière. Mais, reconnaissant la silhouette courte de M. de la Pérouse, son tricorne en auréole et auprès de lui, la forme plus élancée de M. Destouches commandant le Neptune, il reprit ses recherches sans plus s’en inquiéter.
Il arrivait à la hauteur de l’auberge de Flint, où Rochambeau avait passé sa première nuit, quand une véritable clameur en jaillit. Une de ces clameurs qui ne trompent pas il y avait là toute une collection de soldats occupés sans doute à tout autre chose qu’à leur service. Sachant la sévérité avec laquelle Rochambeau et Ternay surveillaient le comportement de leurs hommes, Gilles pensa qu’il serait peut-être bon d’entrer pour jeter un coup d’œil et tenter de calmer l’agitation avant que MM. de la Pérouse et Destouches n’en recueillent les échos en mettant pied à terre.
Il poussa la porte, vit qu’il était temps d’intervenir et que, par la même occasion, il avait trouvé ce qu’il cherchait. En effet, le jeune Indien était là, attaché contre l’un des piliers de bois qui soutenaient le toit de l’auberge et qu’il embrassait, toujours aussi impassible d’ailleurs mais lorsque Gilles pénétra dans l’auberge, il vit dans le regard que l’enfant tournait vers lui, une angoisse qui lui rendait son âge. Ce gosse avait peur, comme tous les gosses du monde aux prises avec un tas de brutes.
En effet, installés à une table à quelques pas de lui, une trentaine d’hommes de la légion de Lauzun se bousculaient à qui mieux mieux pour déposer des pièces de monnaie sur cette table où l’on jouait au pharaon.
— Allons, messieurs, qui en veut ? glapit une voix que Gilles reconnut avec un tressaillement de colère. Il faut monter vos mises un peu plus haut ! Ce jeune et vigoureux sauvage que j’ai eu le bonheur de capturer atteindrait certainement un meilleur prix qu’un négrillon au prochain marché aux esclaves de Boston ou de Providence.
— S’il vaut si cher, grogna quelqu’un, pourquoi est-ce que tu ne le gardes pas pour toi ? Vends-le toi-même !
— Parce que, quand on sort d’où je viens on a plus besoin d’argent que d’un esclave, ricana Morvan de Saint-Mélaine. Et toi tu ne poserais pas de question aussi stupide si tu avais encore de quoi miser ! Allons, messieurs, du nerf !… Vous profitez là d’une occasion exceptionnelle.
Debout au seuil de la taverne, Gilles s’accorda un instant pour examiner son ennemi. Depuis leur rencontre sur le port de Brest, la veille du départ, il n’avait pas revu le frère de Judith. Mais, en parcourant les rôles de l’armée qu’il avait à sa disposition en tant que secrétaire du Général, il avait pu se convaincre de ce qu’aucun Saint-Mélaine n’y était inscrit et il en avait conclu que Morvan s’était engagé sous un faux nom.
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