Demeuré seul avec son secrétaire, Rochambeau alla jusqu’à une petite table supportant une carafe et des verres, se versa une grande ration d’eau qu’il but avec une visible satisfaction. Puis, avec un soupir trahissant une sorte de soulagement, il revint s’asseoir dans le fauteuil abandonné par le chevalier de Ternay.
— Allez dire à la sentinelle que je ne veux être dérangé par personne et sous aucun prétexte puis, en revenant, fermez cette porte au verrou, Gilles. J’ai à vous parler.
Le jeune homme rougit d’orgueil. C’était la première fois que le Général l’appelait par son prénom et il y avait mis un ton d’intimité inhabituel. Il exécuta l’ordre reçu avec d’autant plus de rapidité.
— Bien ! Maintenant tirez les stores. Il fait de plus en plus chaud.
La grande lumière du soleil qui baignait la pièce fit place à la pénombre et Gilles revint prendre sa place derrière la table à écrire, saisit une plume et s’apprêta, croyant que le Général allait dicter, à la tremper dans l’encre. Mais Rochambeau hocha la tête.
— Laissez cela ! J’ai dit que j’avais à vous parler. Dites-moi, mon garçon, avez-vous eu des nouvelles de votre ami Tim Thocker récemment ? Compte-t-il revenir prochainement à New-Port ?
— Il est revenu ce matin, mon Général, et il doit à cette heure m’attendre chez Miss Carpenter avec le jeune Indien que j’ai capturé.
— Un Indien ? Qu’est-ce que cette histoire ?
— Je voulais vous en parler, mon Général, mais M. de La Fayette m’a fait entendre que vous aviez des choses plus importantes à voir qu’un jeune Indien.
— Décidément, M. de La Fayette n’est pas loin de se prendre pour le président du Congrès américain ! Racontez !
Rapidement, Gilles retraça son aventure du matin, sa rencontre avec La Fayette, l’arrivée de Tim et ce qui s’en était suivi. Mais à mesure qu’il parlait, le front soucieux de Rochambeau semblait se dérider graduellement.
— Excellent ! finit-il par s’écrier quand Gilles eut fini son récit. Voici le prétexte que je cherchais… Il reste maintenant à savoir si je puis compter sur vous, sur votre dévouement.
De rouge qu’il était, Gilles devint pâle.
— C’est me faire injure que le demander, mon Général. Ma vie est à vous. Je suis prêt à vous la donner avec joie, conclut-il avec simplicité.
— Je n’en ai jamais douté et je vais vous en donner la preuve. Dans un moment, vous irez me chercher votre ami Tim et ce jeune Indien. Mais d’abord écoutez-moi attentivement car j’ai une importante mission à vous confier.
— À moi ?
— Oui et qui pourrait être le début de votre carrière. Vous en jugerez mieux quand vous saurez qu’il s’agit d’un secret d’État, d’une importance capitale pour la conduite de cette guerre. Un secret que j’ai partagé jusqu’ici avec l’Amiral seul… Écoutez bien ! Ce dont Washington manque le plus depuis près d’un an c’est d’argent ! Si vous aviez été à Versailles et à Paris cet hiver vous auriez appris, comme tous ceux qui s’intéressent aux Insurgents, l’état désastreux dans lequel son armée a passé ce même hiver. Des troupes mal vêtues, sans souliers, sans nourriture et presque sans armes ! Leur Congrès a signé une admirable déclaration d’Indépendance mais ses membres, dont certains d’ailleurs penchent pour l’Angleterre afin de ne rien perdre d’une vie douillette, crient comme si on leur arrachait la peau quand on leur demande de l’argent. Ils veulent bien être libres mais sans que cela leur coûte un penny et je ne dirai jamais assez l’admiration que je porte à ce Washington et à ses troupes misérables qui ont su tenir dans de telles conditions.
— Pourtant, osa objecter Gilles, le pays semble riche.
— Il l’est et le deviendra plus encore mais ses marchands, je vous l’ai dit, tiennent à leur fortune plus qu’à leur liberté. Le dollar-papier ne vaut plus rien à leurs yeux en face de l’or anglais. Ils n’en veulent plus. C’est donc de métal que Washington a besoin avant tout ! Et il y a dans les cales du Duc de Bourgogne trois millions de livres en or. C’est là le secret que je vous confie car hormis M. de Ternay personne n’en sait rien.
— Sauf le Roi, je pense, et les Ministres…
— Le Roi l’ignore… officiellement. M. Vergennes, le ministre des Affaires extérieures, le sait mais aimerait mieux se faire couper la langue plutôt que l’avouer. Cet or a été réuni par un armateur fabuleusement riche, le financier Leray de Chaumont qui abrite Benjamin Franklin depuis son arrivée.
Gilles tressaillit. Ce nom, il l’avait déjà entendu et dans des circonstances trop désagréables pour l’avoir oublié. Le temps d’un éclair, il revit la tête en pain de sucre du Nantais, dans la taverne de Yann Maodan, ses petits yeux brillants et son long nez fendu. Il entendit sa voix chuintante susurrer, parlant d’un grand seigneur qui armait pour l’Amérique ces fabuleux navires au mirage desquels s’était pris Jean-Pierre Quérelle : « Il se nomme M. Donatien Leray de Chaumont… » Bien sûr, il avait appris par la suite que le financier n’était pour rien dans l’infâme trafic dont son camarade avait été la victime mais l’émotion d’entendre à nouveau ce nom n’en fut pas moins désagréable.
Rochambeau cependant continuait :
— Un messager a été envoyé, avant notre départ, à Washington, par un cutter rapide mais je crains fort qu’il ne soit jamais arrivé, sinon nous aurions trouvé certainement un véritable comité d’accueil ou, à tout le moins, M. de La Fayette serait arrivé avec l’escorte convenable pour convoyer une pareille somme.
— Mais… comment a-t-il été possible d’embarquer tout cet or sans que personne s’en doute ?
— On l’a chargé de nuit, quand le navire était à quai dans la Penfeld. Ce sont des serviteurs sûrs de M. de Chaumont qui l’ont apporté, caché sous des balles de fourrage pour les chevaux…
— Les balles de fourrage que l’on a déchargées ensuite parce que l’on n’emmenait pas les chevaux ?
— Exactement ! Il a bien fallu les enlever mais les sacs étaient déjà cachés par une double cloison derrière les barils de poudre de réserve. Maintenant, il faut que Washington fasse prendre livraison de cet or dont le secret doit être gardé jusque-là car on ne sait jamais quelle trahison peut naître d’un bruit… et nos bons amis Anglais n’hésiteraient pas une seconde à nous attaquer s’ils connaissaient la présence de cet or : il a trop d’importance pour les rebelles.
» Maintenant, voici ce que vous allez faire : sous couleur de ramener votre jeune Indien dans sa tribu afin de ne pas indisposer les indigènes et d’essayer de nous créer quelques alliés de ce côté, vous allez quitter New-Port avec votre ami Tim Thocker qui vous servira de guide puisque vous ne connaissez pas le pays… Vous irez au quartier général de Washington et vous lui direz ce que je viens de vous dire. Rien de plus, mais rien de moins. Pendant ce temps, M. de La Fayette continuera sans doute à me chercher noise au sujet de cette troupe que je réclame vous comprenez maintenant pourquoi ! Allez et ramenez-moi Thocker et l’Indien. La Fayette est à bord et ne les verra même pas.
Mais, au lieu de s’élancer vers la porte, Gilles resta sur place. Il se sentait immensément fier de la confiance dont on l’honorait mais il n’en éprouvait pas moins une vague impression de malaise due à la conscience profonde qu’il avait de son peu d’importance. Ne sachant guère dissimuler il l’avoua sans détour.
— Pourquoi me faire cet honneur, mon Général ? M. de La Fayette qui est général, grand seigneur et l’un des vôtres n’est-il pas plus indiqué que moi pour le recevoir ? Dites-lui ce qu’il en est ! Il repartira aussitôt et reviendra avec l’escorte que vous demandez.
Rochambeau lui jeta, sous ses paupières à demi baissées, un regard vif.
— Vous pensez que je me méfie de lui ? En aucune manière, mais il n’en va pas de même de l’homme à qui appartient cette fortune. Leray de Chaumont n’aime pas La Fayette et s’il avait voulu lui confier l’or, il l’eût fait embarquer à Rochefort, sur l’Hermione et non à Brest sur le Duc de Bourgogne.
» Quant à M. de Vergennes, sans l’autorisation de qui je n’aurais jamais accepté d’embarquer l’or, il désire lui aussi que Monsieur de La Fayette soit tenu autant que faire se pourra en dehors de cette affaire car il le tient pour un jeune fou aux idées dangereuses. Je ne peux pas leur donner tout à fait tort. Le Marquis est jeune, sa tête est chaude et il ne réfléchit pas toujours suffisamment. Paré de ses plumes dorées et de sa vanité, il serait fort capable d’aller déverser le trésor en plein Congrès pour bien montrer à ces messieurs ce qu’il est capable d’apporter comme aide à la Cause. Et Dieu sait alors quelle serait la part réelle qu’en aurait Washington. Ces explications vous satisfont-elles ? ajouta-t-il sur un ton narquois qui rétablissait la distance un instant abolie.
— Parfaitement, Monsieur le Comte ! Un mot encore cependant, si vous le permettez.
— Dites.
— Ce M. Leray de Chaumont… pourquoi tient-il tellement à aider les Insurgents ? La somme est énorme.
— … mais il est fort riche ! L’un des hommes les plus riches d’Europe, je pense. L’un des plus rancuniers aussi et voici des années qu’il a une dent fort longue contre l’Angleterre qui a bien failli réduire à néant sa flotte négrière. Enfin, c’est à la fois un joueur et un financier. Que les nouveaux États-Unis remportent la victoire, gagnent leur indépendance et rejettent l’Angleterre à la mer et les possibilités offertes par cet immense pays rendu à lui-même seront à ses dimensions. Leray sait bien qu’alors il décuplera au moins la fortune avancée. Le jeu en vaut, comme on dit, la chandelle ! Maintenant, allez vite, mon garçon, le temps presse…
— J’y vais tout de suite, mon Général !…
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