Sans obéir, Gilles fronça les sourcils et le regarda. Il avait parlé français, sans le moindre accent mais l’uniforme qu’il portait était totalement inconnu du jeune homme. C’était une sévère tenue noire, égayée cependant par une culotte, un gilet et des revers blancs. Le tricorne gris de poussière, posé sur les rouleaux blancs de la perruque portait une cocarde également noire.

— Qui êtes-vous vous-même ? riposta-il, désagréablement prévenu par la voix haut perchée du personnage, un long jeune homme dégingandé aux traits fins, à la peau blanche enjolivée de nombreuses taches de rousseur mais à qui un grand front fuyant et des sourcils trop arqués donnaient une physionomie perpétuellement étonnée et vaguement offensée. Vous parlez français mais vous n’appartenez pas à l’armée de M. de Rochambeau, car je ne vous connais pas.

— En effet ! J’appartiens à l’armée des États-Unis ! Je suis…

Il n’eut pas le temps de décliner son identité. Un nouveau personnage accourait et se jetait à son cou.

— Gilbert ! Mon bon ! Enfin vous voilà ! s’écria joyeusement le vicomte de Noailles. Par la mordieu nous en étions à nous demander si vous ne nous aviez pas complètement oubliés. D’où sortez-vous ?

— Du camp du général Washington, bien sûr. Et c’est à moi, bien plutôt, de vous demander d’où vous sortez. Savez-vous que vous avez un mois de retard ? Qu’avez-vous donc fait en mer, durant tout ce temps ?

— Ce qu’on y fait quand on doit traîner un convoi de trente escargots à voile chargés comme des baudets. Vous avez beau jeu de nous reprocher notre lenteur avec votre petite corvette qui ne portait guère que vous. Enfin vous voilà, c’est le principal ! Dites-moi un peu maintenant pourquoi vous vous en preniez à ce jeune homme sans même vous donner la peine de descendre de cheval ?

— Pourquoi ? cria l’autre, indigné. Ne voyez-vous pas qu’il a osé s’emparer d’un jeune Indien, sans doute pour en faire un esclave… ou un souvenir. Ce pauvre petit doit appartenir à ces Indiens Narraganset si paisibles et si…

Il écumait de colère cependant que Gilles le regardait avec angoisse. Gilbert ! Noailles l’avait appelé Gilbert ! Se pouvait-il que ce jeune homme grincheux fût…

Le Vicomte, qui avait suivi avec amusement la progression de la pensée sur le visage du jeune homme, se mit à rire de bon cœur.

— Eh oui, mon pauvre ami ! C’est votre grand, votre précieux La Fayette qui vous fait l’honneur de vous molester. Il faut vous y faire ! Quant à vous, Marquis, vous devriez montrer plus de bonne grâce à l’un de vos fidèles ! Voilà un garçon qui s’est sauvé de son collège et a traversé les mers pour vous rejoindre et vous l’insultez presque. Je vous présente le secrétaire de notre grand chef, Gilles Goëlo, breton, homme de lettres, d’épée et d’esprit.

La Fayette ébaucha un sourire mais son regard ne perdit rien de son expression offensée.

— Je vous sais gré, Monsieur, de votre bonne intention mais quelle diable d’idée avez-vous eue d’aller enlever cet enfant à ces pauvres, à ces braves Narraganset…

— Faites excuse, m’sieur le marquis, intervint une voix traînante, mais ce moutard n’est pas du tout un Narraganset. C’est un Sénéca du clan des Loups et j’ crois pas me tromper beaucoup en avançant que c’est le jeune frère du chef Sagoyewatha, un bon ami des Anglais, celui qu’ils ont baptisé Red Jacket depuis qu’ils lui ont fait cadeau d’un habit rouge.

Et, pareil à quelque dieu sylvestre dans une pièce à sensation, Tim Thocker, imposant dans ses habits de daim gris, le chef couronné de sa casquette de raton, surgit de derrière les chevaux, sa longue carabine sur l’épaule et une paire d’oies sauvages dans une main. Comme d’habitude, personne ne l’avait vu ni entendu venir.

Il sourit avec bienveillance à La Fayette, tendit, sans complexe, ses oies sauvages à Noailles qui les prit machinalement puis se mit en devoir de remettre sur ses pieds le jeune Indien que Gilles tenait toujours non sans adresser à son ami un nouveau sourire, bien plus chaleureux que le premier.

— Belle prise, mon gars, apprécia-t-il. Ça sera intéressant de savoir où tu l’as trouvé et surtout ce qu’il faisait à Rhode Island, si loin des feux de son grand frère.

— Je l’ai trouvé dans la baie d’Atton, répondit Gilles et, justement, je l’apportais au Général pour qu’il essaie d’en savoir davantage.

— Vu que le Général ne parle ni le sénéca, ni l’iroquois, ni aucun des sacrés dialectes de ces sacrés Peaux-Rouges, ça m’étonnerait qu’il y arrive.

— Eh bien, et toi ?

— Moi ? Je parle tout ça !

— Alors, conclut La Fayette, rendu encore plus nerveux par le démenti qu’il venait d’essuyer, chargez-vous-en et voyez ce que vous pouvez en tirer. Au surplus, ajouta-t-il en se tournant vers Gilles, cette histoire d’Indiens peut attendre tandis qu’il me faut parler de toute urgence à M. le comte de Rochambeau et à M. le chevalier de Ternay. L’armée n’a que trop perdu de temps ici. Il faut aller de l’avant que diable, de l’avant ! Le Roi n’a pas envoyé des troupes pour qu’elles croupissent ainsi au bord de la mer.

De nouveau, Noailles se mit à rire.

— Nous sommes tous de cet avis-là ! Dites seulement où vous voulez nous emmener si vite ?

La Fayette considéra sévèrement son beau-frère, avec une nuance de pitié.

— Mais à New York, voyons ! N’avez-vous pas entendu dire que Clinton tenait la ville ? Je n’arrive pas à comprendre que vous n’y fussiez pas encore rendus. Conduisez-moi sur l’instant à votre chef…

Et suivi de son aide de camp, le marquis de La Fayette major général de l’armée des États-Unis, s’engouffra dans la maison Wanton où les marins de garde eurent tout juste le temps de lui présenter les armes.

Gilles et Tim demeurèrent face à face, le jeune Indien toujours ligoté, planté entre eux comme un piquet.

— Eh bien ! soupira le jeune Breton. Si c’est là tout le cas qu’il fait d’une capture. Quand je pense qu’il voulait me faire relâcher ce petit fauve.

— Bah ! C’est naturel. Pour lui tous les Indiens se ressemblent. Il est de ces gens qui croient s’y connaître, qui invitent en même temps un Algonquin et un Iroquois à souper et qui s’étonnent ensuite qu’après la tarte au sirop d’érable du dessert l’un de ses convives s’en aille tranquillement avec le scalp de l’autre. Mais c’est toi qui as raison : l’est fichtrement intéressant ce petit bougre !

Et, sans transition, Tim se mit à dévider, à toute vitesse, un discours accompagné de grands gestes à l’intention du jeune Indien qui ne parut d’ailleurs pas s’y intéresser beaucoup dans les débuts.

Son regard ne refléta d’abord qu’un franc dégoût et sa bouche se pinça. Mais, à mesure que Tim parlait il se détendit quelque peu et finit par laisser tomber du bout des lèvres quelques sons qui n’étaient pas des cris et qui, logiquement, devaient former des mots.

— Qu’est-ce qu’il dit ? demanda Gilles.

— Eh bien, justement, il ne dit rien, sinon qu’il est un guerrier et que, comme tel, nous avons toute latitude pour l’appliquer au poteau de torture mais que ça ne nous servira pas à grand-chose car il ne nous offrira que deux ou trois sourires de mépris, même si on le débite en petits morceaux.

— Au poteau de torture ? Ce gosse ? Mais il nous prend pour qui ?

Tim haussa les épaules et hocha la tête avec une certaine gravité.

— Pour des ennemis valables. Et ne t’imagine pas que l’histoire du poteau n’est qu’une boutade. Si je connais bien les Sénécas, ce gosse, comme tu dis, vient d’atteindre l’âge de la puberté et il se soumet aux épreuves rituelles qui feront de lui un guerrier. Cette incursion chez nous doit être son expédition probatoire.

— Et ça voudrait dire ?

— Que son frère n’a pas obligatoirement quitté ses campements mais que lui a parcouru un long chemin afin de rencontrer des aventures assez nobles pour mériter de devenir plus tard un chef. Des aventures qu’en attendant, on se racontera le soir autour des feux de camp.

— Mais enfin qu’espérait-il en venant ici ? Nous déclarer la guerre à lui tout seul ?

L’idée ne parut pas surprendre exagérément Tim.

— Il appartient à une tribu iroquoise et les Iroquois sont capables de tout 3 mais, plus simplement, ce garçon est venu faire sa petite provision de scalps. Plus il en rapportera et plus il sera considéré.

— Il faudrait pour cela que nous y mettions de la bonne volonté, marmotta Gilles, désagréablement impressionné. En attendant cela ne dit pas ce que nous allons en faire… ou plutôt ce que toi tu vas en faire car on m’appelle.

En effet, l’un des soldats de garde à la porte de la maison Wanton venait de crier son nom. Le général devait avoir besoin de son secrétaire. Cette fois Tim se mit à rire.

— Je vais en faire ce qu’il ferait de nous s’il était à notre place ! fit-il avec bonne humeur : le livrer aux squaws ! J’aimerais voir ce que ce guerrier va faire en face des beignets d’acacia et des confitures de Martha.

Martha Carpenter était l’amie de cœur du coureur des bois et, en vérité, ces deux-là semblaient bien faits l’un pour l’autre. Solide gaillarde fraîche et blonde comme une jatte de crème, elle gérait avec vigueur et compétence l’important magasin de shipchandler que lui avait légué son père.

Avec un clin d’œil à son ami, Tim, toujours sans le déficeler pour plus de commodité, installa le jeune Indien sur sa vaste épaule, ramassa ses oies abandonnées par Noailles et mit le cap sur l’angle de Long Wharf Street où sa bien-aimée régnait sur un univers de cordages, d’ancres, de filets de pêche, d’instruments de navigation, d’outils en tout genre et aussi sur des pipes, des tonnelets de tabac ou de rhum, de la poudre à fusil et, en bref, de tout ce qu’il fallait pour équiper un bateau et assurer un sort supportable à son équipage.