Or, non seulement les ordres de l’État-Major étaient des plus sévères : interdiction de causer le plus petit déplaisir aux naturels du pays (donc pas question de courtiser leurs femmes !) mais encore les jolies anabaptistes de New-Port semblaient considérer les Français comme une légion de suppôts de Satan qu’il importait de tenir à l’écart. Quant aux filles de joie, ce corollaire habituel des armées en campagne, il n’y en avait point et, naturellement, il avait été impossible d’en embarquer. C’était donc, dans le camp français, une abstinence pleine de grogne péniblement contenue par la crainte des châtiments corporels. Gilles, pour sa part, préférait se réfugier dans le rêve et dans un exercice physique intensif.

Laissant son uniforme près de la source, il courut vers un rocher en surplomb qui lui servait toujours de plongeoir et piqua une tête dans l’eau calme de la baie sans provoquer même une éclaboussure. Il nagea ainsi pendant quelques instants en direction d’un îlot chevelu puis, se retournant sur le dos, se laissa porter par le flot en s’efforçant de ne penser à rien. Il n’avait pas envie de battre des records, ce matin. L’eau était merveilleusement fraîche et limpide. Hormis le cri des mouettes et le froissement doux du ressac, on n’entendait aucun bruit et Gilles se sentait bien. Il était le premier homme sur la terre et ce pays magique était le royaume d’où il tirerait la force de devenir aussi grand que lui.

Il en était à songer qu’il serait bon, peut-être, de se tailler ici sa place au soleil, d’y ramener Judith pour y vivre avec elle une longue vie d’amour quand son instinct lui signala quelque chose d’anormal, un objet insolite qu’avait effleuré son regard vagabond. Se retournant rapidement sur le ventre, il eut juste le temps de voir disparaître, dans les grandes herbes où s’abritait la source, l’arrière d’un canoë comme il n’en avait pas vu encore aux appontements de New-Port. Celui-là était petit, peint en rouge vif avec une sorte de gros œil noir et blanc peint sous sa pointe courbe.

Les récits de Tim lui revinrent brusquement en mémoire. Le chasseur lui avait longuement dépeint les légers bateaux des Indiens, faits d’écorce de bouleau et souvent enluminés de vives couleurs. Mais, toujours d’après Tim, les tribus indiennes les plus proches de Rhode Island se situaient surtout dans la vallée de l’Hudson et le nord du Connecticut. C’étaient, pour la plupart, des Iroquois et des Mohawks, résolument hostiles aux Insurgents et à la solde des Anglais.

Le sang de Gilles ne fit qu’un tour. Ce canoë qu’il avait vu disparaître devait être celui d’un espion venu reconnaître la puissance du camp français, ou peut-être même un éclaireur préparant la voie d’une attaque. On disait que le grand chef mohawk Thayendanega, l’homme des Anglais depuis que sa sœur avait épousé sir William Johnson qui, en Amérique du Nord, régnait pratiquement sur les Six Nations iroquoises du haut de sa superbe demeure du mont Johnson, avait déterré la hache de guerre et repris les sentiers du combat loin de ses campements de Canajoharie, dans la vallée de l’Hudson. On disait aussi que sir Henri Clinton qui défendait New York contre Washington concentrait des forces sur Long Island, la grande île plate derrière laquelle s’abritait la ville assiégée, afin de préparer une attaque contre Rhode Island.

En rassemblant tous ces on-dit, Gilles se fit une idée à peu près exacte de ce que pouvait être le canoë suspect et, nageant entre deux eaux, il gagna rapidement l’endroit où il l’avait vu disparaître, se glissa dans les hautes herbes sans faire le moindre bruit jusqu’à ce qu’il aperçût la source.

Ce qu’il découvrit le surprit quelque peu : le propriétaire du canoë était bien un Indien comme il l’avait supposé, mais ce n’était qu’un gamin âgé d’une douzaine d’années.

Son corps couleur de cuivre était nu à l’exception d’une bande de daim brodée de perles colorées qui s’attachait à sa taille par un lien de cuir et passait entre les jambes pour retomber, devant et derrière, en deux pans évoquant un étroit tablier. Mais sa poitrine et sa figure étaient peintes d’étranges dessins blancs et noirs qui lui donnaient un air féroce. Quant à ses cheveux noirs comme du jais, ils étaient rasés de chaque côté de la tête pour ne plus former, au sommet du crâne, qu’une longue queue nouée d’un lien rouge et traversée d’une courte plume blanche.

Mais Gilles ne s’attarda guère à étudier l’aspect pittoresque de son visiteur car celui-ci était tout juste occupé à entasser son uniforme et ses armes dans la légère embarcation.

D’une brusque détente de ses jarrets, le jeune homme bondit, arracha sa chemise des mains du petit voleur qui, surpris, lâcha prise. Mais c’était un garçon aux réflexes rapides car une seconde plus tard il avait arraché de sa ceinture un tomahawk emplumé et le brandissait dans son poing crispé avec un visage tellement déformé par la colère, sous ses peintures barbares, qu’il n’en gardait rien de l’enfance. Néanmoins, Gilles se mit à rire.

— Tu es trop jeune pour manier les armes, mon garçon. Laisse donc tomber cette hache dont tu ne saurais pas te servir !

Le démenti fut immédiat et fulgurant. Avec un cri aigu, le jeune Indien lança le tomahawk qui siffla comme un serpent… et seul l’instinct sauva Gilles en l’écartant juste ce qu’il fallait pour ne pas être atteint. Une fraction de seconde plus tard et l’arme le frappait en pleine poitrine.

Il eut à peine le temps de réaliser. Déjà le jeune Indien suivait le chemin de son tomahawk et se ruait sur lui, brandissant un couteau qu’il devait porter caché sous son semblant de costume.

Cette fois, Gilles sentit la moutarde lui monter au nez. Ce gosse multicolore commençait à l’agacer et il se voyait mal en train de se battre avec lui. Le seul traitement convenant à un gamin de cet âge, pourvu de tels instincts ne pouvait être selon lui qu’une vigoureuse fessée mais il lui apparut bientôt qu’il ne serait guère facile de la lui appliquer d’autant plus qu’il était lui-même nu comme un ver et sans la moindre arme. Déjà le jeune Indien se collait à lui.

Contre sa peau, Gilles sentit une autre peau, lisse et glissante mais désagréablement parfumée à l’huile de poisson, un corps à la fois nerveux et insaisissable : l’impression de lutter avec une anguille. Mais malgré la souplesse de l’enfant et sa hargne, malgré le couteau, le combat n’était pas égal. Désarmé, le jeune sauvage se vit bientôt réduit à l’impuissance, chose qu’il supporta fort mal. Entre les mains de Gilles qui le plaquait au sol, il rugissait littéralement, crachant le feu et la fureur et se tordant comme un reptile sous la poigne de son vainqueur.

Pour le faire tenir tranquille, celui-ci dut employer le moyen qui lui avait si bien réussi pour immobiliser Judith lors de son pseudo-sauvetage dans le Blavet. Frappé d’un coup de poing au menton, le jeune Indien se détendit, ferma les yeux et partit docilement pour le pays des rêves.

Gilles alors commença par se rhabiller tout en surveillant le garçon du coin de l’œil puis il alla explorer le canoë qui contenait à vrai dire peu de chose : une couverture habilement ornée de dessins aux couleurs violentes, un sac contenant une grossière farine brune à l’odeur forte qu’il devina être le fameux pemmican dont lui avait parlé Tim, cette nourriture habituelle des Indiens dont le coureur des bois semblait d’ailleurs faire quelque cas, un arc à la taille d’un enfant, des flèches neuves et enfin une corde de fibres tressées dont il se servit pour ligoter son prisonnier avant qu’il ne reprît ses esprits et sa défense.

Ceci fait, il amarra solidement la petite embarcation en prenant bien soin de la dissimuler dans un creux de rocher, puis chargeant le jeune garçon sur son épaule, il remonta en direction du camp. Mais, au lieu de piquer droit sur les quartiers il emprunta un sentier qui gagnait directement New-Port.

Enfant ou pas, son captif était un Indien dont la seule présence ne pouvait qu’indiquer la proximité d’une tribu ou d’un campement. Il fallait en avertir immédiatement le général en chef car la nouvelle pouvait être d’importance. Or le quartier général, tant terrestre que maritime, était installé dans l’une des principales maisons de la ville et Gilles, malgré le poids de l’enfant, se mit à courir dès qu’il aperçut le clocher de Trinity Church tant il avait hâte de rencontrer son chef.

La maison de John Wanton, fils du gouverneur de Rhode Island, se situait dans Point Street, la plus importante des quelques rues composant New-Port. Comme la plupart de ses voisines, c’était une maison de bois peinte en blanc avec un grand toit à pans coupés et des fenêtres à l’anglaise garnies de petits carreaux. Le tout était posé sur la verdure d’un grand verger plein de pommiers noueux et de fragiles cerisiers qui lui donnaient un air champêtre bien qu’elle fût la demeure de l’un des principaux magistrats de la ville.

Telle qu’elle était, cette maison avait été mise à la disposition du chevalier de Ternay pour y établir le bureau de la Marine et le trésor de l’expédition. L’État-Major s’y réunissait également car la situation du domaine Wanton équilibrait à peu près les distances entre les vaisseaux en rade et le camp de l’armée.

Lorsque Gilles y parvint avec son fardeau qui avait depuis longtemps retrouvé ses esprits et qui gigotait autant qu’il le pouvait, il était pourvu d’une escorte de cinq ou six gamins attachés à ses pas, mi-admiratifs, mi-inquiets et qui lui faisaient part de leurs commentaires. Mais, au moment où il allait pousser la barrière, il fut rejoint par deux cavaliers. Couverts de poussière, ils arrivaient par le chemin du nord et s’arrêtèrent près de lui. L’un d’eux l’apostropha brutalement.

— Hé là ! l’homme ! Êtes-vous fou d’avoir capturé un enfant indien ? Ne savez-vous pas que vous risquez de jeter sur cette ville toute une tribu ? Lâchez-le immédiatement ! Et d’abord qui êtes-vous ?