À l’expression féroce des yeux du rouquin, il y avait gros à parier que Gilles entrait pour une bonne part dans cet embarquement insolite. La lettre de Judith ne faisait que confirmer. Mais, bien loin de s’en inquiéter, la présence de Saint-Mélaine cadet fit éprouver à Gilles un sentiment de joie : c’était une bonne chose pour Judith que l’inquiétante paire formée par ses frères fût séparée et d’autre part cela signifiait aussi qu’on le jugeait assez redoutable pour le poursuivre de l’autre côté de la terre !… Il devenait un personnage !… En conclusion de quoi ce fut d’un pas assez conquérant que Gilles mit le pied sur le pont du Duc de Bourgogne. Sa confiance en lui-même augmentait d’heure en heure.

À cinq heures du matin, le jour suivant, le canon de partance tonna sur Brest dont les habitants, avec un bel ensemble, se jetèrent à bas de leurs lits. De toutes parts on se précipita vers les meilleurs postes d’observation pour voir s’ébranler la flotte du chevalier de Ternay et son pesant convoi. Mais, tandis que les fonctionnaires de l’Arsenal et les officiers de la garnison escaladaient en hâte les tours médiévales du château, tout un peuple se rua vers les collines qui dominaient le Goulet. En même temps, une brusque floraison de voiles rouges ou bleues se mit à éclore aux mâts des bateaux de pêche faisant de la rade un gigantesque champ de fleurs.

Le vent vif balayait le ciel redevenu clair par grandes bouffées vivifiantes qui emportaient sur la mer les chansons rythmées des hommes attelés aux cabestans. Sous les mugissements des porte-voix, ils halaient les lourdes ancres.

Sur la dunette du Duc de Bourgogne le petit amiral, raide comme un piquet dans son bel habit bleu sombre à épaulettes d’or, une flamme d’orgueil au fond des yeux, regardait monter lentement les misaines, les huniers et les perroquets tandis que le comte de Médine, son capitaine de pavillon, commandait les manœuvres d’appareillage du vaisseau amiral.

À cinq heures et demie, le Duc de Bourgogne était sous voiles et tournait sa proue vers le Goulet. Alors l’un après l’autre, les 42 navires composant l’escadre et le convoi envoyé au secours des Insurgents par Sa Majesté Louis le Seizième, par la grâce de Dieu roi de France et de Navarre, glissèrent dans son sillage pour s’en aller vers le grand large et vers l’une des plus nobles aventures que les hommes aient jamais connues.

Sous les vivats frénétiques de ceux qui avaient tant travaillé pour eux s’éloignèrent le Neptune de M. Destouches, la Provence de M. de Lombard, le Conquérant de M. de la Grandière, la Surveillante, l’héroïque navire de M. du Couédic ressuscité à force de travail et venu aux ordres de M. de Gillard, l’Amazone, la rapide frégate de M. de la Pérouse, tous oiseaux de mer mués en chiens de garde des vingt-huit bateaux, plus lourds et plus lents, du convoi.

Mais, peu à peu, les acclamations et les roulements de tambours s’éteignirent, puis les canons des forts de Bertheaume qui tonnaient un dernier salut. Il n’y eut plus que le grand souffle du vent, la mer libre qui s’ouvrait sous les figures de proue fraîchement peintes et dorées plongeant avec l’ensemble d’un ballet bien réglé dans la longue houle de l’Iroise en direction des dangereux parages du raz de Sein.

Debout près de la lisse, à quelques pas du groupe chamarré des officiers, Gilles regarda s’éloigner la Bretagne et son enfance…



1. Noailles, Fersen, Damas, Dillon, Rochambeau junior et Lameth.

2. Amarrer sur deux ancres.

DEUXIÈME PARTIE

LES CANONS DE YORKTOWN

CHAPITRE VII

UN CHASSEUR DE SCALPS

En approchant des côtes américaines, Gilles passa des heures rivé aux rambardes du Duc de Bourgogne, s’usant les yeux à fouiller les lointains pour découvrir plus vite un pays que ses rêves lui avaient montré comme fabuleux. Son imagination bretonne aidant, il avait attendu des choses inouïes, des forêts démesurées, des couleurs inhabituelles, des habitants extraordinaires tels ces Indiens dont il avait entendu parler presque chaque soir au cours d’une interminable navigation de soixante-dix jours. Certes, son goût des paysages fut satisfait : ils étaient grandioses et les forêts plus que majestueuses mais les quelques bourgades entraperçues n’étaient guère encourageantes : un lot de maisons blanches tassées autour d’un clocher, pas tellement différentes de celles de son pays, des gens vêtus comme tout le monde et pas le moindre canoë chargé de rameurs empanachés et multicolores. Les uniformes français étaient infiniment plus gais et pittoresques que les costumes américains.

L’arrivée à Rhode Island n’avait guère arrangé cette espèce de déception. Le camp des Français y était planté sur une pointe couvrant la petite ville de New-Port, entre le port dont un marais le séparait et l’étroite baie d’Atton. C’était un très bel endroit. On y découvrait le chapelet d’îles vertes, entre lesquelles les navires de l’escadre tendaient une chaîne fermant hermétiquement les approches de New-Port. Au-delà, s’étendait la longue île plate de Conanicut où se voyaient les restes d’un fortin, détruit l’année précédente par les Anglais au moment de leur retraite, et la grande maison solitaire qui servait d’hôpital aux quelque 420 malades de l’armée que l’on avait tirés des navires. C’étaient aussi les eaux bleues et scintillantes de l’immense baie de Narraganset, étrangement calmes depuis que la guerre avait interrompu le grand trafic entre Rhode Island, l’Afrique et les Indes occidentales.

Naguère encore, les bateaux, que les gens de New-Port construisaient de leurs mains, sillonnaient les mers, gagnaient les côtes de Guinée pour y prendre de riches cargaisons d’esclaves puis cinglaient vers la mer Caraïbe où le « bois d’ébène » se muait en sucre et en mélasse que l’on ramenait ensuite à New-Port pour en faire du rhum… que l’on revendait en Afrique aux multiples roitelets noirs fournisseurs des navires négriers. Bien que la ville appartînt surtout à l’austère secte des anabaptistes, ce commerce s’était révélé si fructueux que le gouverneur avait levé un impôt de trois dollars par tête d’esclave grâce auquel il avait pu faire paver toute sa cité. Mais la guerre avait mis un terme à tout cela. Prise et reprise, New-Port était de nouveau au pouvoir des Insurgents qui l’avaient offerte comme base à leurs alliés français.

Ce n’était peut-être pas une base très sûre car ses habitants se scindaient encore en deux camps : les riches marchands « tories » demeurés aveuglément fidèles à la mère patrie anglaise et les autres, les « whigs » insurgents, paysans ou intellectuels qui rêvaient de n’être plus qu’Américains et qui tous possédaient une copie soigneusement calligraphiée de la fracassante Déclaration d’Indépendance de Thomas Jefferson que le premier Congrès avait votée et signée en 1776. Et comme on ne savait pas très bien comment le vent allait tourner, chacun des deux camps s’abstenait autant que possible de trop proclamer ses convictions. Mieux valait voir venir.

Rochambeau et son secrétaire s’en étaient aperçus quand, le 10 juillet, ils avaient touché terre, avec le seul état-major. Et Gilles n’était pas près d’oublier l’étrange impression ressentie lorsque l’Amazone la frégate de M. de la Pérouse sur laquelle le général en chef avait pris place pour pénétrer dans le port, s’était approchée des longues estacades vernies d’algues. Il était neuf heures du soir. Le ciel était mauve et les maisons blanches de la ville semblaient, seules, garder un dernier reflet de lumière. Dans l’étroit clocher de Trinity Church, l’église baptiste, une cloche tintait mélancoliquement mais c’était bien le seul bruit que l’on entendît car le débarquement des Français n’attira strictement personne sur le port ou dans les quelques rues.

Non seulement le Gouverneur ne parut pas, ni aucun personnage officiel, mais encore les portes demeurèrent obstinément fermées comme à l’approche de quelque envahisseur. Tout ce qu’on vit, ce fut derrière les petits carreaux des fenêtres à guillotine, la pâleur d’un visage anxieux, l’éclat d’un regard méfiant. C’était tout juste si l’on ne percevait pas les chuchotements. Et l’atmosphère était si oppressante autour de ce petit groupe d’officiers isolés sur le quai désert qu’elle vint à bout du flegme de Fersen.

— Quel accueil amical ! À quoi pensent ces gens-là ? s’écria-t-il en remarquant la mine sombre de son chef. Croient-ils que nous avons fait soixante-dix jours de mer pour trouver portes closes ? Retournons à bord et allons toucher terre dans un endroit plus hospitalier.

— C’est à moi, monsieur, de décider ce que l’on fait, coupa la voix calme de Rochambeau. J’ai ordre de m’installer ici et je m’y installerai. D’ailleurs, vous avez tort de vous plaindre : ces gens nous ont tout de même envoyé des pilotes côtiers pour entrer dans la baie. Laissons-leur le temps de s’habituer à nous.

— Vous êtes bien bon ! intervint M. de Charlus 1. Mais il vous faut tout de même retourner à bord. Le chef du corps expéditionnaire français ne peut pas camper sur une place de village.

— Si vous le permettez, monsieur, hasarda Gilles, pour qui le retour à bord ressemblait trop à une espèce de désertion, j’aperçois là-bas une enseigne qui pourrait être celle d’une auberge.

Un chœur d’exclamations horrifiées lui répondit mais il ne s’émut pas pour autant.

— Dans un village, c’est toujours par l’auberge que l’on commence quand on veut entrer en contact avec les habitants…

— Et on a bien raison, approuva Rochambeau en souriant. Va pour l’auberge ! Montrez-nous le chemin, mon ami.