— Ce soir même ? fit Gilles, étonné d’une telle hâte. Craignez-vous que M. de Lauzun ne veuille l’acheter tout de même et l’embarquer en secret ?
Pour la première fois, Fersen se mit à rire, chose qui lui arrivait rarement.
— Il n’oserait tout de même pas. Mais je désire régler cette question au plus vite pour une raison que le secrétaire du Général ne peut pas ignorer : mon régiment, le Royal-Deux-Ponts, embarque demain matin, partie sur le transport Comtesse de Noailles, partie sur le vaisseau de ligne Jason où je dois prendre place avec les autres officiers. Ordre du Général en chef, ajouta-t-il avec un soupir qui trahissait son peu d’enthousiasme. J’espère seulement que le départ ne se fera pas trop attendre et que nous n’allons pas tourner indéfiniment au bout des chaînes d’ancre…
Il allait, au grand désespoir du Suédois, se faire attendre encore quelque temps. Le 17 avril, Rochambeau, par la plume de son secrétaire, avait beau confier à son Ministre : « Si le temps se nettoie, j’irai coucher à bord du Duc de Bourgogne au plus tard demain pour profiter, sous les ordres de M. le Chevalier de Ternay, du premier vent du nord… » Ledit vent du nord ne se montra ni le 18 ni les jours suivants bien qu’à la date prévue, le Général eût effectivement mis son sac sur le vaisseau amiral dont le chargement était complet et qui comprenait, outre une partie du régiment de Saintonge avec M. de la Valette, son colonel, et M. de Charlus, colonel en second, deux Américains assez mystérieux qui intriguaient énormément Gilles mais dont il ne parvenait pas à s’approcher.
L’un après l’autre, d’ailleurs, les navires quittaient le port et gagnaient la rade pour s’y affourcher 2 et attendre dans la plus stricte discipline (aucune permission de quitter le bord n’était accordée) et le plus profond ennui que l’ordre d’appareiller fût enfin donné.
Aussi impatient que les autres, Gilles trouva néanmoins un peu de répit. Depuis son engagement, il avait travaillé comme un esclave mais dès que le Duc de Bourgogne fut en rade, il se vit, au contraire, dans une situation privilégiée car, seul de tout le navire, il allait à terre chaque jour pour exécuter les ordres de ses chefs et, entre autres, pour chercher le courrier, officiel chez le comte d’Hector ou personnel à l’hôtel de l’amiral. Un courrier qui, bien sûr, ne le concernait jamais.
Une seule fois, en réponse à la lettre enthousiaste qu’il lui avait écrite au soir de son engagement, il avait reçu de son parrain une longue épître amicale, pleine d’encouragements et de bons conseils, qu’il avait gardée précieusement comme le seul lien le rattachant encore à la terre. Mais il ne souffrait plus de la solitude qui avait été sienne durant les premiers jours : les deux grands chefs qui, en dehors des réunions d’état-major tuaient le temps en jouant aux échecs, lui montraient beaucoup de bonté et, depuis l’affaire du cheval, il avait noué avec Axel de Fersen une espèce de complicité qui se traduisait, du côté de Gilles, par quelques commissions faites à terre, pour le reclus du Jason qui, en dehors des conférences d’état-major à bord du vaisseau amiral, s’ennuyait ferme. Enfin l’agressif duc de Lauzun s’était embarqué, lui aussi, et avait pris place sur la Provence mouillée à quelques encablures. L’on n’en n’entendait plus guère parler, sinon au moyen des concerts que, pour se désennuyer, il faisait donner chaque soir par la musique de sa légion.
— S’il osait, il donnerait des bals, grommelait le chevalier de Ternay, agacé par ces flots de musique dont chaque crépuscule emplissait la rade.
— Il oserait volontiers s’il avait la permission d’amener des femmes à bord, répondait Rochambeau.
Et les deux hommes, avec un soupir, faisaient fermer les fenêtres pour s’absorber plus commodément dans leurs combinaisons.
Le temps impitoyable et l’ennui accablaient l’escadre et le convoi immobile dont les unités venaient chaque jour s’ajouter les unes aux autres. À bord du Neptune, le jeune Noailles, embarqué avec le 2e bataillon du Régiment de Soissonnais, tuait le temps en d’interminables bagarres avec le non moins jeune Arthur de Dillon dont le sang irlandais s’accommodait aussi mal de l’inaction que des plaisanteries parfois mordantes du Vicomte.
Vint, enfin, ce 1er mai qui allait passer sur Gilles comme un météore : en laissant une trace brûlante.
Ce fut, d’abord, à la fin de l’après-midi la nouvelle tant attendue qui balaya la rade comme une traînée de poudre : le vent tournait, le vent se décidait enfin à souffler du nord. Une immense acclamation monta qui, des vaisseaux, gagna le port et s’abattit sur la ville. Aussitôt, ce fut sur toute la flotte une activité fébrile. Le chevalier de Ternay fit savoir que, si le vent se maintenait, on mettrait sous voiles à l’aube et envoya sur l’heure une frégate la Bellone reconnaître les parages d’Ouessant pour voir si d’aventure aucune escadre anglaise n’y aurait poussé subitement.
Pour la dernière fois, Gilles reçut l’ordre de gagner la terre afin de s’assurer qu’aucun nouveau courrier n’était arrivé et, pour la dernière fois, il gagna l’hôtel du cours Dajot où l’Amiral et le Général recevaient leurs lettres privées.
Il traversait la cour de la maison pour gagner les bureaux quand il s’entendit appeler par le concierge.
— Hé là-bas ! Jeune homme !… Hé ! monsieur le Secrétaire, s’il vous plaît ! Il y a une lettre pour vous…
Le mot l’atteignit comme une balle et l’arrêta net.
— Une lettre ? Pour moi ? Que fait-elle chez vous ? Elle devrait être avec le reste du courrier.
Le bonhomme lui offrit un sourire à la fois futé et entendu.
— Allons ! Une jolie petite lettre comme ça, on ne la met pas avec le courrier d’un Amiral ou d’un Général. Ça vient d’une femme cette petite chose à cachet bleu.
Au bout de ses gros doigts, le concierge agitait en effet un petit billet artistement plié et scellé d’un petit cachet dont Gilles déchiffra les armes avec un battement de cœur : c’étaient les merlettes de Saint-Mélaine.
L’émotion fut si violente qu’il resta là un instant, tournant et retournant le billet sans se résoudre à l’ouvrir sous l’œil goguenard du préposé à la porte, visiblement dévoré de curiosité.
— … Ben vrai ! fit celui-ci n’y tenant plus ! On peut pas dire que vous soyez pressé de lire ! Ça devrait être intéressant tout de même.
Gilles haussa les épaules. Jetant un coup d’œil furieux à l’indiscret, il reprit sa course vers le bâtiment principal, grimpa quatre à quatre l’escalier pour retrouver l’abri de la mansarde qui, avant l’embarquement, lui avait servi de logement. Elle avait repris son aspect inhabité mais il s’y sentait tout de même encore un peu chez lui et personne ne pouvait voir ce qu’il y faisait. Là seulement il se décida à briser le cachet, à déplier la lettre et retint un sourire de bonheur.
L’écriture était maladroite, enfantine. Quant à la signature, elle consistait seulement en un grand J d’une forme nettement extravagante. Et le texte ne comportait que peu de lignes mais il lui parut digne des plus grands poètes.
On me dit que vous avez bien débuté, que de grands espoirs vous sont permis si vous savez vous montrer digne de la confiance que l’on met en vous. Surtout n’y manquez pas car un échec désolerait plus de monde que vous ne l’imaginez. Et ne perdez pas de temps car trois ans sont vite passés.
Néanmoins, je vous supplie de prendre garde à vous car dans cette guerre où vous allez, il se peut que le danger le plus grand ne vienne pas forcément de l’ennemi officiel. Un autre vous guette, plus perfide. Ouvrez bien les yeux car j’en sais qui auraient beaucoup de chagrin si vous ne reveniez pas..
La tournure mystérieuse de ce billet ne laissait pas d’être inquiétante. Pourtant Gilles, sur le moment, n’y prêta pas la moindre attention : il débordait de bonheur. Il baisa une bonne dizaine de fois le gros J maladroit, lut et relut le texte sans rien vouloir y voir d’autre que l’inquiétude de Judith. Elle le mettait en garde contre quelque chose d’imprécis, comme si elle n’osait pas en dire davantage mais cela signifiait seulement qu’elle avait peur pour lui et qu’elle désirait profondément le revoir vivant. De là à penser qu’elle l’aimait un peu, il n’y avait qu’un pas et, ce pas, le jeune homme le franchit avec enthousiasme.
Fourrant le bienheureux billet sur sa poitrine, entre sa chemise et sa peau, il dégringola dans les bureaux, rafla le courrier du Général et, aussi vite qu’il était venu, regagna les quais de la Penfeld pour rejoindre le bateau.
Il se dirigeait vers la chaloupe du vaisseau amiral qui érigeait, en plein milieu de la rade, sa muraille doublée de cuivre, armée de 86 canons et ses mâts immenses quand il vit arriver sur lui quelques hommes qu’à leurs dolmans rouges à grands brandebourgs il reconnut pour appartenir au régiment de Lauzun. Ils se dirigeaient vers un transport la Françoise dont on achevait tout juste le chargement en eau potable. Vu l’importance du matériel à embarquer l’Amiral avait dû, au dernier moment, réclamer trois navires supplémentaires, la Françoise, le Turgot et le Rower. Le retard du vent aurait du moins permis cette augmentation d’effectifs…
La petite troupe croisa son chemin et, au moment où il passait près d’elle, Gilles, d’un seul coup, comprit ce qu’était au juste la menace annoncée par Judith. Sous le bonnet à long pan, l’un de ces hommes le regarda, tournant même la tête pour le revoir encore et cet homme c’était Morvan, le frère de la jeune fille qu’il avait si proprement expédié dans le Blavet.
Ce ne fut qu’un instant. Déjà les soldats franchissaient la coupée de leur transport et disparaissaient dans ses flancs laissant Gilles songeur rejoindre son propre bord. Il y avait là un mystère : que faisait un gentilhomme breton dans un régiment saintongeois ? Et que faisait ce Morvan qu’on lui avait dépeint comme une sorte de bête sauvage, parfaitement incapable de supporter la moindre discipline et croupissant normalement au fond d’un repaire sylvestre en compagnie de son aîné, dans une troupe régulière ? Était-ce l’attrait de l’aventure américaine ou bien celui de la vengeance… ou les deux à la fois ? À moins qu’il ne s’agît d’une troisième obscure raison.
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