Un autre soir, ce fut pis.

— … Savez-vous ce que l’on m’envoie ? s’écria-t-il d’une voix tremblante de colère en agitant une lettre armée d’un insolent sceau rouge presque sous le nez de Rochambeau.

— Ma foi, non ! Est-ce toujours une défense de bouger ?

— Pas cette fois-ci ! Mais c’est presque aussi stupide… Ce que le Ministre m’envoie, depuis son bureau de Versailles… c’est la route que je dois suivre : la pointe du Raz, le cap Ortegal et le cap Finisterre ! Comme si j’avais besoin de ses conseils ? Et il ajoute qu’il faut à tout prix suivre une route aussi éloignée que possible des côtes d’Angleterre ! C’est le bouquet ! Mais de qui se moque-t-on ? Qui a passé sa vie sur mer, M. de Sartines ou moi ?

Et l’ancien chevalier de Malte, froissant la lettre ministérielle, en fit une boule qu’il envoya rouler jusque sous les pieds de Gilles. Et, comme le jeune homme se baissait pour la ramasser :

— Laissez cela ! Vous êtes trop jeune pour vous inquiéter des idioties d’un Ministre !

Rochambeau s’était mis à rire mais, quittant son siège, il rejoignit le petit amiral tremblant de colère et posa sur son épaule une main amicale et apaisante.

— Calmez-vous, mon ami ! J’admets bien volontiers qu’il y a là une outrecuidance difficile à endurer. Mais n’oubliez pas que nous devrions être déjà loin et qu’après tout le Ministre ignore si les vents n’ont pas tourné et si vous recevrez jamais sa lettre ! Prenez que nous sommes partis et voilà tout ! N’êtes-vous pas votre propre maître, beaucoup plus que moi ? Vous êtes le chef de cette expédition tandis que je suis seulement envoyé au général Washington pour combattre, je ne dirai pas sous ses ordres mais selon ses directives.

Ternay haussa les épaules avec un petit sourire.

— Vous êtes un habile diplomate, mon cher comte. Comme si vous ne saviez pas que j’ai ordre, moi, de ne pas vous quitter d’une semelle. Cela revient au même… C’est égal, vous avez un Ministre plus facile à vivre que le mien.

La grimace du Général pour être muette n’en fut pas moins explicite. Il avait, lui aussi, ses problèmes. Le matin même il avait reçu du prince de Montbarrey, ministre de la Guerre, une lettre un peu sèche aux termes de laquelle le haut fonctionnaire s’étonnait du peu de complaisance mis à satisfaire le jeune duc de Lauzun qui, fort bien en cour et habitué du cercle de la Reine, se plaignait amèrement de ce que l’on refusât d’embarquer ses chevaux.

— Mes hommes sont des cavaliers, des hussards, se plaignait-il aigrement : À quoi peuvent servir des hussards sans chevaux ?

— Sur le papier, il a raison, conclut Rochambeau en tirant à son tour la lettre ministérielle, mais avec la meilleure volonté du monde il est impossible de lui donner satisfaction et un ordre du Ministre n’y changera rien ! J’avais cru, cependant, qu’il aurait compris mes explications.

En effet, le Général avait longuement exposé le problème au bouillant cavalier. Pour transporter des chevaux de l’autre côté de l’Atlantique, il fallait des navires-écuries. Or, on n’en avait qu’un seul, l’Hermione, qui pouvait tout juste embarquer vingt chevaux et il en fallait au moins deux cents. Encore n’arriveraient-ils pas en bon état mais sur un navire non aménagé, ils n’arriveraient pas du tout… Cela n’avait servi de rien : Lauzun s’était entêté. Il s’était plaint.

— Et me voilà, conclut Rochambeau, contraint de désobéir à mon Ministre…

— Laissez-moi régler cela, coupa Ternay. Je n’en suis pas à un ennemi près.

Le soir même, le chef d’escadre signifiait fort vertement au jeune Duc d’avoir à cesser ses plaintes et à se tenir tranquille.

— Des chevaux, monsieur, vous en trouverez sur place. Il vous sera facile de remonter vos hommes. Ceux que nous embarquerions ne résisteraient pas. Il est vrai que nous pourrions toujours les manger.

Lauzun blêmit.

— Vous semblez oublier, monsieur le Chevalier, que vous avez vous aussi un Ministre et que Sa Majesté la Reine…

— Sa Majesté ne commande pas d’escadre, que je sache ! coupa rudement le marin. Quant à vous, monsieur, vous voudrez bien vous souvenir que sur mes navires, je suis seul maître après Dieu. Néanmoins, si la loi de la mer vous paraît trop dure et si vous préférez retourner aux joies plus douces de Trianon… (Puis, sans transition, se tournant vers Gilles :) Faites prévenir l’Arsenal de ma décision : Nous n’emmènerons aucun cheval. L’Hermione sera chargée avec le matériel hospitalier qui ne pourra être embarqué sur le navire-hôpital.

Pâle de colère, Lauzun toisa le jeune homme puis son regard venimeux revint se poser sur l’Amiral.

— Il n’en ira pas toujours à votre fantaisie, monsieur l’Amiral ! Et nous ne serons pas toujours en mer…

Pour la première fois depuis qu’il travaillait sur son vaisseau, le chevalier de Ternay regarda Gilles. L’ombre d’un sourire passa sur son visage fatigué.

— M. de Lauzun me détestait, il va me haïr. Mais je crains bien, mon garçon, de vous avoir attiré dans cette haine. Il ne vous pardonnera pas d’avoir été le témoin de sa défaite !

Le jeune homme planta hardiment son regard bleu dans celui du marin et sourit à son tour.

— Sous votre commandement, monsieur l’Amiral, je n’ai rien à craindre. N’êtes-vous pas maître après Dieu ? Et, en somme, M. le duc de Lauzun n’est qu’un homme. Moins vigoureux que moi peut-être…

Rochambeau se mit à rire.

— Eh bien ! s’il vous entendait ! Heureusement pour vous la Bastille est loin ! Mais seriez-vous disciple de Jean-Jacques Rousseau ?

Gilles rougit jusqu’aux oreilles mais garda la tête droite.

— J’ai lu ses livres, mon Général. Et je les admire. Mais je ne suis pas vraiment son disciple car ce que je connais des hommes m’incite peu à voir en eux des frères.

— Vous savez déjà cela, à votre âge ? soupira le chevalier. J’ai mis infiniment plus de temps que vous pour en arriver à la même conclusion. Maintenant, laissez-nous, allez porter votre message chez M. le comte d’Hector. Mais prenez garde à vous tout de même.

Heureux comme il ne l’avait pas été depuis son engagement, Gilles regagna la terre ferme. Peut-être s’était-il fait de Lauzun un ennemi puissant mais, en contrepartie, il avait le sentiment d’avoir gagné la sympathie de ses deux chefs qu’il apprenait peu à peu à admirer et ce plateau-là de la balance était infiniment plus lourd que l’autre.

En mettant le pied sur le port, la première personne qu’il aperçut fut Lauzun en personne. Le Duc exprimait visiblement sa colère à un interlocuteur impassible qui n’était autre que Fersen. Gilles entra dans son champ de vision et, dès qu’il le vit, il s’écria :

— Tenez, mon cher comte, voilà le gratte-papier du Général qui s’en va convertir notre navire-écurie en lazaret ! Si vous aviez espéré embarquer ce magnifique cheval que je vous vis l’autre jour et que je vous offris d’acheter il faudra y renoncer. Vous n’aurez droit, comme nous-mêmes, qu’aux rosses américaines… s’il y en a !

Du haut de sa blancheur scandinave, le Suédois considéra calmement le Français que la colère faisait plus rouge que son bel habit galonné d’or et haussa les sourcils.

— Mais il y en a ! fit-il gravement. Je sais bien que vous venez de Sénégambie, mon cher Duc, mais je pensais que vous étiez mieux au fait des us et coutumes d’Amérique. Que croyez-vous que montent nos bons amis les Anglais ? Des ânes ?… Quant à moi, je me suis laissé dire que ce général Washington, parfait gentilhomme de Virginie, était l’un des tout premiers cavaliers du monde. Nous aurons au moins des chevaux frais.

— Comptez là-dessus ! s’écria Lauzun hors de lui.

Et enfonçant d’un coup de poing son tricorne ourlé de plumes blanches sur sa tête, il tourna ses talons rouges et se dirigea à grandes enjambées vers la rue de Siam.

Le bel officier du Royal-Deux-Ponts eut un petit rire puis, brusquement, se tourna vers Gilles qui, s’entendant interpeller, s’était arrêté, sourcils froncés, se demandant s’il devait, oui ou non, provoquer en duel le duc de Lauzun.

— Est-ce vrai ? demanda-t-il.

— Très vrai, monsieur le Comte. Voici l’ordre.

— C’est fort fâcheux ! J’espérais bien faire passer Magnus chez les Insurgents.

— Magnus ?

— Mon… Notre cheval, fit le Suédois sans sourciller. Mais j’imagine que vous lui aviez trouvé un autre nom ?

— C’est vrai ! répondit Gilles sans pouvoir se défendre d’un brin de mélancolie, je l’avais appelé Merlin.

— Oh ! L’Enchanteur ?

— Bien sûr ! Je suis de sa terre.

— C’est un joli nom. Mais cela ne me dit pas ce que nous allons en faire. Après tout, son sort vous regarde presque autant que moi et je vous avoue que je répugne fort à le vendre. Puisque vous êtes de ce pays, ne voyez-vous personne qui accepterait de le garder et de le soigner comme il le mérite pendant que nous serons à la guerre ?

Les yeux de Gilles se mirent à briller comme des étoiles.

— Vous me feriez confiance ?

Fersen n’hésita même pas.

— Mon Dieu oui ! Vous ne l’avez pas volé par goût du lucre mais parce que vous en aviez besoin. Et puis… vous l’aimez, je l’ai vu tout de suite. Ce sont de ces choses qu’un homme de cheval sent chez un autre. Alors, votre idée ?… Mais poursuivons notre chemin car je crois que vous oubliez votre mission.

Alors, en gagnant l’Arsenal, Gilles parla de Guillaume Briant, de sa passion des armes et de la cavalerie, de sa maison basse et des prairies du Leslé. Il en parla même avec tant de conviction qu’avant même d’avoir atteint l’hôtel de l’Amiral Blanc, le Suédois avait pris sa décision : l’un de ses serviteurs, nanti d’une lettre de Gilles, d’une autre de lui-même et d’un peu d’argent partirait le soir même pour le domaine des Talhouët.