— Et puis ?
— Eh bien ! vous avez manifesté une si touchante vénération envers ce bon La Fayette que j’ai eu envie de lui amener, sur place un si vigoureux partisan. Il n’en a pas tellement et vous êtes même le premier que je rencontre d’aussi spontané. Peste ! Un garçon qui fuit son collège et vole un cheval pour le rejoindre ! Gilbert en sera fou de joie.
Dans son honnêteté native, Gilles faillit rectifier, dire qu’au fond, dans cette affaire, la Fayette n’avait pas été son unique mobile mais il se retint. Et puis les paroles du vicomte venaient de lui apprendre qu’il appelait le héros par son prénom.
— Vous l’appelez Gilbert ? fit-il avec un respect nouveau car, pour lui, le nom de Noailles ne signifiait pas grand-chose. Est-ce que vous le connaissez donc si bien ?
Cette fois, le Vicomte éclata de rire.
— On voit bien que vous venez de votre province ! Mais mon cher, il est mon beau-frère, puisque nous avons épousé les deux filles de mon oncle d’Ayen ! Et je constate avec douleur, ajouta-t-il avec une grimace comique, que mes modestes efforts n’ont pas eu, sur la jeunesse bretonne, le même retentissement que les siens ! Vous rêviez de lui mais vous ignoriez totalement, n’est-ce pas, que je me faisais tanner le cuir à la Grenade sous M. d’Estaing tandis qu’il courtisait les Insurgents ? Oh ! la gloire est une maîtresse bien capricieuse. Il est vrai que moi je n’étais pas tout seul.
Gilles crut que le ciel s’ouvrait : son sauveur était un héros.
— Vous étiez ? Oh ! Monsieur le Vicomte, je ne vous quitte plus ! Je m’attache à vos pas pour que vous me disiez tout ce que vous avez vécu là-bas. Je vais…
— Vous allez vous dépêcher d’aller tout droit où votre chef vous a envoyé tout à l’heure ! coupa Noailles en tapant sur l’épaule du jeune enthousiaste. Le Général est un homme précis qui déteste en bloc la fantaisie et le retard. Quant à mes souvenirs, nous avons devant nous de longs jours de mer, nous aurons tout le temps ! Filez, maintenant… Jusqu’à ce que nous mettions à la voile vous n’aurez plus beaucoup de loisirs. Le Général voudrait partir dans deux jours mais si nous sommes partis dans douze nous pourrons nous estimer heureux.
Gilles découvrit bien vite que Noailles n’avait rien exagéré et qu’un travail accablant l’attendait qui dépasserait de beaucoup le simple courrier du général en chef. Levé aux aurores, il dut partager son temps entre Rochambeau qui faisait continuellement la navette des vaisseaux aux casernes trop petites où s’empilaient les régiments et l’Intendant de l’Armée, M. de Tarlé à qui le général le prêtait obligeamment à cause de sa vitesse de compréhension et qui était partout à la fois, car il avait à réunir dans le port de Brest tout ce qui était nécessaire à une armée en campagne.
Dans sa candeur naïve, Gilles s’était imaginé qu’un embarquement pour la guerre était une chose de pure beauté : dans des uniformes tout neufs hérissés d’armes étincelantes on grimpait à bord de grands navires aussi beaux que des châteaux de rêve, on hissait les voiles et l’on s’envolait vers la gloire dans le poudroiement du soleil et le fracas des cloches. Il découvrit bientôt que, pour en arriver à cette minute sublime, il fallait se livrer à un travail de bénédictin, aussi peu glorieux que possible dans la poussière des sacs de farine et dans l’air confiné des magasins où il fallait disputer aux rats aussi bien les pièces de drap que les tonneaux de porc salé. Il découvrit qu’une escadre était une sorte de dragon à plusieurs têtes dans le ventre duquel on n’en finissait pas d’enfourner vivres et munitions sans compter une foule de choses hétéroclites qui allaient du vin de messe à des vaches et à des cageots de poulets. Il n’était pas le page empanaché d’un hautain chevalier complètement détaché des sordides nécessités terrestres, il était tout bêtement le marmiton de Gargantua.
Alors, un registre ou un rouleau de papiers sous le bras, il galopa des bureaux de l’Intendance aux Entrepôts où s’entassaient par milliers les couvertures, les chemises, les paires de souliers, les outils de tout genre, les batteries de cuisine, la farine, le lard, le riz, l’huile, le vin, la viande salée, les choux, les pois secs, les raves, etc., aux quais de la Penfeld où l’on préparait fébrilement les bateaux qui allaient emporter tout cela et qui n’étaient même pas encore au complet.
Une activité intense régnait à l’Arsenal, à la corderie, à la poulinerie, aux forges dont les grandes flammes éclairaient les nuits, aux toileries et dans tous les ateliers chargés d’armer les navires dont certains étaient encore aux bassins de radoub. Les équipes d’ouvriers ou de bagnards, doublées, travaillaient jour et nuit. Le jour sous la pluie qui ne cessait pas et la nuit à la lumière des chandelles quand elles ne s’éteignaient pas. Et Gilles exténué et un rien déçu avait tout de même l’impression d’assister à la naissance d’un géant ; Brest était en train d’accoucher d’une flotte et d’une aventure.
De temps en temps, alors qu’assis à une petite table dans la grand-chambre de poupe du Duc de Bourgogne il écrivait, sous la dictée du Général l’une des nombreuses lettres dont il couvrait le prince de Montbarrey, ministre de la Guerre, il apercevait le groupe brillant des six aides de camp 1 parmi lesquels Noailles et Fersen. Mais si le jeune vicomte trouvait toujours un mot aimable, un encouragement pour lui, le beau Suédois semblait le reconnaître à peine et sans le moindre plaisir. Peut-être avait-il encore sur le cœur le vol du cheval ?…
Il répondait à son salut par un signe de tête distrait sans s’occuper autrement de lui. Il avait d’ailleurs la réputation d’un homme froid, plutôt distant, volontiers distrait comme s’il poursuivait un rêve intérieur. Il se mêlait peu aux bavardages de ses compagnons qui, lorsque les grands chefs avaient tourné les talons, s’en donnaient à cœur joie. Et le parfum frivole des potins de Versailles envahissait alors l’austère décor du navire.
Parfois, le duc de Lauzun, chef d’une légion de cavaliers volontaires étrangers, et le comte de Ségur, colonel du Régiment de Soissonnais auquel appartenait le jeune Noailles, s’attardaient un moment auprès du groupe joyeux. Gilles, alors, écoutait de toutes ses oreilles, se croyant transporté par quelque magie dans l’antichambre même du Roi. Naturellement, on parlait beaucoup de femmes, dont Lauzun était grand amateur.
Mais, en dehors des conférences d’État-Major, il était rare que les aides de camp fussent tous réunis car le travail ne manquait pas et Rochambeau, qui les connaissait bien, avait toujours quelque mission à leur confier, de jour tout au moins car la nuit on essayait de s’ennuyer le moins possible. Grâce à eux, Brest retentissant des violons des bals, des chansons à boire et du tintement des verres joint à l’incessant vacarme de l’Arsenal, devint sans peine la ville la plus bruyante du royaume. Pendant quelques jours tout au moins, car bientôt le chevalier de Ternay et le comte de Rochambeau mirent bon ordre à tout cela en faisant charger les navires au fur et à mesure qu’ils étaient prêts. On était déjà suffisamment en retard ainsi que Gilles le constata dès le début de ses fonctions.
En effet, le plan d’embarquement prévu pour les régiments avait pris son début d’exécution la veille même de son arrivée. Espérant mettre à la voile le 8 avril, le chevalier de Ternay avait décidé initialement que l’on embarquerait le 4 le Royal-Deux-Ponts, le 5 la Légion de Lauzun, le 6 le Régiment de Soissonnais, le 7 le Bourbonnais et le 8 les trois compagnies d’Auxonne-Artillerie, appartenant au régiment de Toul, et le régiment de Saintonge, en provenance de Crozon et de Camaret. Ils devaient déjà être réunis à Roscanvel et, de là, transportés directement à bord du vaisseau l’Ardent et de transports entre lesquels ils seraient répartis. Mais comme à cette date rien n’était prêt ce fut totalement impossible, d’autant plus que le temps devint franchement exécrable.
Les vents étaient contraires au point que le 10 avril, un vaisseau, le Saint Joseph et un brûlot espagnol, la Santa Rosa qui avaient tenté de quitter la rade furent jetés à la côte. Les bourrasques ne cessaient de cracher aux visages des deux chefs, de plus en plus soucieux, des paquets de pluie rageurs.
Mais Gilles découvrit bientôt que cette immobilisation était pleine d’enseignement. Tandis que dans les bureaux de l’Arsenal et sur le port il voyait peu à peu se former l’escadre et le lourd convoi qu’elle allait escorter, tandis qu’il apprenait à reconnaître les sept vaisseaux de ligne des deux premières divisions, les flûtes de la troisième, les frégates et les vingt-huit transports, les pavillons de leurs commandants et la répartition des troupes dans cette cité flottante, dans la grand-chambre de poupe du Duc de Bourgogne il vivait, muet comme une planche et presque aussi raide, les espoirs et les angoisses des deux commandants suprêmes en face des ordres souvent absurdes de leurs ministres respectifs et de l’absence de nouvelles concernant cette terre révoltée vers laquelle ils allaient emmener tant de braves gens. Les dernières nouvelles reçues dataient en effet de plus de six mois : elles disaient que la situation du général Washington n’était pas des meilleures et que les troupes anglaises du général Clinton tenaient toujours New York. Néanmoins, les ordres du chevalier de Ternay portaient qu’il devait faire route sur Rhode Island… sans que Versailles se fût préoccupé de savoir si les Insurgents s’y maintenaient toujours.
Et Gilles prit l’habitude, peu à peu, de voir le petit amiral entrer en fureur à presque toutes les arrivées du courrier ministériel.
— M. de Sartines se moque de moi, s’écria-t-il un soir tandis que le plancher résonnait de son pas inégal. Ne prétend-il pas m’interdire de sortir de Brest si d’aventure des croisières anglaises s’approchent d’Ouessant ? Il m’écrit que les intentions des amiraux Graves et Walsingham étant inconnues ne peuvent être qu’inquiétantes. Depuis quand les Anglais nous font-ils part de leurs intentions, je vous le demande ?… Autant m’interdire de jamais quitter la terre. Contre qui croit-il que nous allons nous battre ?
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