Les trois hommes se saluèrent. Mais Gilles sentit au cœur un pincement désagréable en voyant s’éloigner, aux mains du valet, le cheval qu’il s’était pris à aimer. Cette fois, il allait être vraiment seul…
Tout à coup, Noailles, qui décidément s’intéressait à lui, revint sur ses pas.
— Où comptez-vous descendre, jeune homme ? demanda-t-il. Il n’est pas plus facile de se loger ici que de prendre place sur un vaisseau du Roi.
— Cela n’a plus guère d’importance, maintenant ! Le mieux serait même de repartir tout de suite…
Il n’ajouta pas pour où car il n’en savait strictement rien. N’avait-il pas promis à son parrain de ne revenir à Hennebont qu’une fois devenu un homme ? Douarnenez serait encore la meilleure destination après tout. Peut-être Mme du Couédic trouverait-elle un moyen ?
— Je ne vous le conseille pas, fit le vicomte gravement. La nuit commence à tomber et, Dieu me pardonne, la pluie également ! Ce n’est pas un temps à errer sur les chemins… surtout à pied puisque vous voilà démonté. Passez au moins la nuit ici.
— Dans ce cas on m’a indiqué l’auberge du Pilier Rouge, près la maison de poste des Sept-Saints. L’aubergiste est de mon pays.
— Eh bien, allez-y et n’en bougez avant demain. La nuit, dit-on, porte conseil. Ce n’est pas toujours vrai mais au moins elle apporte le repos et vous en avez besoin…
— Que faites-vous donc, Noailles ? reprocha la voix mécontente du Suédois qui revenait sur ses pas. Le temps se gâte et nous allons être trempés. Laissez ce garçon aller se faire pendre où il voudra. L’affaire est terminée.
Le geste de colère impulsif de Gilles, prêt à sauter au visage de cet insolent Suédois qu’il commençait à détester, fut arrêté net par la main du jeune Noailles.
— Je viens ! fit-il calmement. Puis, plus bas : Promettez-moi de ne pas quitter Brest avant demain midi.
— Mais, je…
— N’allez pas vous imaginer Dieu sait quoi mais faites-moi cette promesse. Si je ne vous ai pas donné signe de vie, à midi vous serez libre de partir.
— Ce sera du temps perdu… mais je promets, monsieur, et vous remercie quoi qu’il en soit !…
Demeuré seul sur le quai, Gilles, s’interdisant d’épiloguer sur les paroles sibyllines de ce Vicomte dont il ignorait tout, se mit sans plus tarder en quête du Pilier Rouge. Il avait eu son compte de déceptions pour la journée et préférait faire taire son imagination.
Pourtant, une autre déception l’attendait à l’auberge. Quand il se présenta à l’hôte, celui-ci, dans un beau geste tragique, leva les bras au ciel.
— Une chambre ? Mais qu’est-ce que le cousin Guillaume s’imagine ? Que ma maison est aussi grande que le palais du Roi ? Non seulement je n’ai plus de chambre, pas même pour moi, mais il ne me reste pas le plus petit cabinet ! D’ordinaire, je loge les gens de la campagne, les colporteurs, les petits commerçants mais avec tout ce monde qui encombre la ville j’en suis venu à loger des officiers. J’ai même un colonel. Un Monsieur de quelque chose, chamarré sur toutes les coutures. Chez moi…
De toute évidence, il ne revenait pas de cet honneur sans pourtant s’en montrer pleinement satisfait. Le Colonel devait être encombrant.
— Écoutez, plaida Gilles, ne pouvez-vous me trouver un petit coin, même au grenier ? Il faut absolument que je reste ici jusqu’à demain midi. Je… j’attends des nouvelles d’un ami. Et puis, j’ai faim, je suis las. Guillaume Briant m’avait dit que vous vous chargeriez de moi. Je peux payer, vous savez !
Maître Corentin Briant ôta son bonnet pour se gratter la tête plus commodément.
— Pour ce qui est de la nourriture, c’est tout simple mais c’est le logement qui est difficile. Savez-vous qu’il y a des gens qui couchent sur les plages à cette heure ? Mais d’un autre côté, si je vous laisse coucher dehors, le cousin Guillaume est homme à ne jamais me le pardonner… Bon, écoutez, si vous voulez vous contenter d’une botte de paille et d’un coin de la remise, ça pourra aller. Il n’y a pas beaucoup de place parce qu’elle est pleine, la remise. La voiture du Colonel, une grande machine avec des beaux coussins de drap la remplit tout entière…
— Il ne m’en faut pas plus, s’écria Gilles tout joyeux. Donnez-moi vite à manger et montrez-moi ma botte de paille…
Une heure plus tard, l’estomac bien lesté par une somptueuse cotriade parfumée à tous les poissons de l’Iroise et par un grand bol de cidre chaud, Gilles, le moral déjà bien relevé traversait la petite cour du Pilier à la suite de l’aubergiste qui portait une lanterne d’une main et une botte de paille de l’autre.
La porte de la remise ouverte découvrit une énorme machine vert pomme aux brancards relevés qui tenait à peu près tout l’espace. La figure de Gilles s’allongea.
— Je ne suis pas gros, fit-il, mais vous croyez que je pourrai entrer là-dedans ?
— Bien sûr, fit maître Briant imperturbable en jetant sa paille un peu au hasard entre les deux grandes roues, Ça n’a l’air de rien mais, de ce côté-là, vous voyez, on peut même ouvrir la portière. Ah ! pour une belle voiture c’est une belle voiture ! Et l’intérieur, donc ! Je parierais mon bonnet qu’on peut y dormir aussi bien que dans un lit.
Ce fut dit sur un tel ton que Gilles regarda fixement le bonhomme puis se mit à rire.
— Vous avez sûrement raison, maître Briant ! Cette paille va me valoir une excellente nuit jusqu’à l’aube. Je me lève toujours très tôt.
— Alors, ne faites pas de bruit et fermez bien la porte. Le cocher couche au-dessus mais il s’enivre presque chaque soir et il ne se lève pas avant le milieu de la matinée ! Drôle de cocher d’ailleurs ! Si j’étais colonel…
Quelques minutes plus tard, confortablement installé sur les coussins de la berline verte, Gilles oubliait tous ses soucis et plongeait dans un profond sommeil pour y rêver que, devenu colonel à son tour, il chargeait à la tête de ses troupes contre les portes du couvent d’Hennebont, en arrachait Judith et l’emportait, en croupe de Merlin jusqu’au fond d’une forêt aux arbres immenses peuplée d’hommes de toutes les couleurs…
Le chant du coq le tira de sa félicité pour le replonger dans une réalité aléatoire qu’il envisagea néanmoins avec plus d’optimisme que la veille. Et les premières lueurs d’une aube chassieuse le trouvèrent à moitié nu en train de se laver à grande eau à la fontaine de la cour.
Il mit à s’habiller et à se coiffer un soin tout particulier puis, après une solide soupe au lard en guise de petit déjeuner, Gilles s’installa dans la salle d’auberge pour attendre quelque chose dont il ignorait ce que cela pourrait être… qui d’ailleurs ne viendrait peut-être pas. Mais on lui avait fixé midi comme terme à cette attente. Ensuite, il verrait à prendre le coche de Landerneau d’où il lui serait possible de gagner Châteaulin et, de là, Douarnenez et le château de Kerguelénen en Pouldergat où résidait son dernier espoir. En courant beaucoup, il pourrait peut-être revenir à temps pour le départ et, de toute façon, Mme du Couédic trouverait bien quelque capitaine de frégate ou de vaisseau à qui l’expédier.
L’œil sur la grosse horloge de châtaignier dont le battement lourd rythmait la vie de l’auberge, Gilles attendit longtemps. Neuf heures sonnèrent, puis dix, puis onze, grignotant l’espoir mis dans les paroles assez vagues, il est vrai, du jeune Vicomte.
De l’espoir, il ne lui en restait plus du tout et l’aiguille de l’horloge approchait de midi quand un soldat du régiment des vaisseaux encadra dans la porte de l’auberge une large silhouette blanc et bleu.
— Le sieur Goëlo, Gilles, c’est bien ici ? clama-t-il du seuil sans daigner entrer.
Il n’eut pas à se répéter. Gilles était déjà debout.
— C’est moi.
— Veuillez me suivre.
— Où cela, je vous prie ?
— À l’hôtel de Monsieur l’Intendant Général où vous êtes attendu d’extrême urgence. Il faut vous hâter !
— Dans ce cas, je vous suis.
Confiant son mince bagage à Corentin Briant, Gilles, le cœur battant nettement plus vite que d’habitude, suivit le soldat. Sans échanger un seul mot, l’un derrière l’autre, ils traversèrent ainsi la majeure partie de la ville jusqu’au grand Arsenal et jusqu’au majestueux hôtel, gardé militairement qui servait à la fois de logis et de quartier général à celui que l’on appelait l’Amiral Blanc, l’Intendant Général, représentant tout-puissant du ministre de la Marine et maître absolu des chantiers, des entrepôts et du Grand Arsenal ; pour lors M. le comte d’Hector, un grand malade nerveux qui combattait ses fréquents étourdissements par des chasses interminables.
Une grande agitation régnait dans cet hôtel. Des officiers chamarrés y croisaient des fonctionnaires affairés qui, la plume d’oie sur l’oreille, couraient d’un étage à l’autre transportant des papiers ou de gros registres. Le vestibule et l’escalier résonnaient comme tambours des bruits de pas, des courses et des conversations.
Toujours derrière son guide, Gilles gagna le premier étage où il fut confié à un planton. Par une courte galerie et un long couloir on le mena jusqu’à une porte que l’on ouvrit en annonçant :
— Voici la personne que vous attendez, Monsieur le Secrétaire !
Gilles, un peu éberlué, se trouva dans une pièce aussi éclairée par une haute fenêtre nue que le permettait le temps si triste. Les murs étaient revêtus de cartes marines, de plans et d’une assez belle peinture représentant un combat naval sous un ciel fuligineux. Deux tables, une grande, chargée de papiers et de registres et une petite qui ne supportait qu’une écritoire et du papier blanc formaient, avec une grosse armoire, le principal de l’ameublement. Quant au personnage assis à la grande table qui leva les yeux à l’entrée de Gilles, c’était un homme maigre et pâle à la mine funèbre et au long nez chaussé de bésicles mais qui portait perruque blanche, habit de beau drap d’Elbeuf couleur châtaigne et chemise à jabot plissé.
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