— Une… grâce ?
Gilles se mit à rire.
— Rassurez-vous, pas la mienne ! Simplement, et puisque je ne connais personne ici, je voudrais que vous fassiez connaître mon sort à la seule personne au monde qui se soucie de moi : monsieur l’abbé Vincent-Marie de Talhouët-Grationnaye, recteur de la cité d’Hennebont et mon parrain.
— Je m’en chargerai, Monsieur, coupa Noailles. Si un Talhouët est votre parrain, vous êtes presque des nôtres. Mourez en paix !
Gilles remercia d’un sourire et, sans plus tarder, tomba en garde, murmurant intérieurement une courte prière. Le Suédois engagea le fer aussi calmement que s’il eût été à la salle d’armes. Un sourire froid n’avait pas quitté ses lèvres et, de toute évidence, il s’attendait à régler rapidement le compte de son voleur. Or Gilles, qui n’avait guère plus d’illusions sur lui-même, constata avec étonnement qu’il parait assez aisément les premiers coups portés. Un vague espoir lui revint tandis qu’il s’efforçait de se rappeler tout ce que Guillaume Briant lui avait appris et, surtout, de maîtriser son impétuosité. Ce n’était guère facile car la longue silhouette blanche qui lui faisait face semblait mue par une sorte de mécanisme indestructible et jouait un jeu si serré qu’il ne laissait place à aucun jour…
Tout à coup, il entendit Fersen rire et rougit de colère.
— Me direz-vous ce que vous trouvez si drôle ? cria-t-il.
— Drôle n’est pas le mot. Simplement j’aimerais savoir combien de fois vous vous êtes battu en duel, mon petit monsieur.
— Vous voulez dire par là que je suis maladroit ? Sachez donc que c’est la première fois…
— Je m’en doutais ! Et vous n’êtes pas le moins du monde maladroit ! Novice plutôt… et cela se sent.
— Que cela ne vous conduise pas à me ménager…
L’épée haute, il allait se lancer, follement, dans une attaque insensée quand, au risque d’être blessé, Noailles se jeta entre les deux combattants.
— L’épée au fourreau, messieurs, je vous en supplie ! s’écria-t-il. Regardez qui nous arrive !
En effet, deux hommes venaient de tourner l’angle du bastion et s’avançaient vers le théâtre du duel. Leur vue arracha une espèce de gémissement au Suédois.
— Voilà bien notre chance ! Pour une fois que je viole les consignes, il faut que ce soit le général en personne qui me prenne en faute. Je suis bon pour les arrêts, au moins…
— Et pour faire bonne mesure, marmotta le vicomte, il est accompagné de l’Amiral. Nous sommes gâtés !
— Pardon, messieurs, intervint Gilles, inquiet. Voulez-vous dire que ces deux gentilshommes…
— Sont le comte de Rochambeau, notre général en chef et le chevalier de Ternay, chef d’escadre dont les vaisseaux doivent nous mener outre-Atlantique. Nous sommes pris la main dans le sac et je ne donne pas cher de nos postes d’aides de camp. Vous voilà sauvé, monsieur.
Gilles allait répliquer qu’il n’était pas sauvé autant que l’imaginait le vicomte mais déjà les deux promeneurs étaient à portée de voix. L’un très grand, la cinquantaine, le visage plein et les traits réguliers quelque peu bouleversés par une profonde cicatrice à la tempe, laissait voir le grand cordon de Saint-Louis sous son manteau ouvert. C’était le général. L’autre, petit homme sans âge, chétif, la mine triste, arborait la veste rouge et l’habit bleu sombre des officiers de la Marine Royale. C’était l’amiral… Il étayait d’une canne la boiterie qu’il devait à une ancienne blessure.
— Compliments, messieurs ! fit sèchement Rochambeau. Vous êtes arrivés d’hier, vous êtes de mes aides de camp depuis ce matin et déjà vous enfreignez mes ordres ? Les duels sont interdits ! Vous le savez et cependant…
Gilles, alors, osa intervenir, mû par un obscur espoir.
— Si vous le permettez, mon général, fit-il timidement en saluant avec tout le respect dont il était capable, il ne s’agissait pas d’un duel.
Rochambeau se tourna vers lui et le toisa.
— Me prenez-vous pour un aveugle ou pour un sot ? De quoi s’agissait-il alors, s’il vous plaît ?
— D’une leçon… méritée !
— Vraiment ? Mais d’abord, qui êtes-vous ?
— Un jeune Breton présomptueux. J’étais, hier encore, élève au collège Saint-Yves de Vannes et je viens d’arriver à Brest… pour y saluer Mme du Couédic à qui je suis recommandé afin qu’elle veuille bien se charger de mon avenir…
Avec une naïveté fort bien jouée, il raconta comment, ayant voulu admirer le port, il y avait rencontré les deux officiers, leur avait demandé son chemin et avait échangé quelques paroles avec eux.
— Je leur ai dit que mon plus cher désir était d’embarquer avec l’armée et de vous servir, mon général. Alors ils se sont moqués de moi en disant que, pour une guerre, on avait besoin de gens sachant se servir d’autre chose que d’une plume et je leur ai proposé de leur montrer ce que je savais faire ! Je dois dire, ajouta-t-il avec un sourire, que ces messieurs avaient sans doute raison. Je ne suis pas très fort aux armes…
— Du tout, du tout ! intervint le vicomte en entrant avec enthousiasme dans le jeu de Gilles. Vous vous en tirez fort bien, mon petit monsieur.
Les yeux froids du général se posèrent tour à tour sur chacun des trois jeunes gens mais s’arrêtèrent sur le Suédois.
— C’est aussi votre avis, monsieur de Fersen ?
— Absolument, mon général. Ce jeune garçon est plein de talents… de toutes sortes. Il peut faire une bonne recrue.
— Fort bien ! En ce cas, je vous laisse à vos amusements, messieurs, et vais reprendre avec M. le chevalier de Ternay notre inspection des abords. Ah ! j’allais oublier, jeune homme, ajouta-t-il en revenant vers Gilles. Vous m’avez bien dit que vous étiez adressé à Mme la comtesse du Couédic ?
— En effet.
— Vous n’avez pas de chance. Madame du Couédic est partie pour son château de Kerguelénen. Depuis la mort de son époux, la vie à Brest lui était trop pénible. Si vous désirez aller vers elle, il vous faut retourner jusqu’auprès de Douarnenez… À vous revoir, monsieur…
— Mais, mon général…
Le vent emporta la protestation de Gilles. Déjà, Rochambeau lui avait tourné le dos et rejoignait son compagnon qui, préférant laisser le général en chef s’arranger comme il l’entendrait avec ses subordonnés, s’était éloigné de quelques pas et regardait la mer. Les deux hommes disparurent rapidement dans le vent qui soulevait leurs grands manteaux noirs, suivis des yeux par Gilles bien près du désespoir. C’était sa chance qui s’en allait. Madame du Couédic absente de Brest, il n’avait plus aucun moyen d’approcher l’un des chefs dont il espérait tellement ! Le temps d’aller à Douarnenez, surtout à pied puisqu’il n’avait plus de monture, de revenir et l’escadre, sans doute, serait déjà loin…
Un toussotement le rappela à l’existence de ses compagnons d’aventure qu’il avait, pour l’heure, complètement oubliés.
— Eh bien, monsieur, fit Noailles. Venez-vous ou bien prétendez-vous passer la nuit ici ?
En se retournant il vit que le Suédois s’était rhabillé et agrafait son manteau.
— Excusez-moi, dit-il. Je vous avais oubliés. Est-ce que nous ne nous battons plus ?
Fersen haussa les épaules.
— Vous ne trouvez pas que cela suffit ? L’alerte a été chaude mais je reconnais que votre présence d’esprit nous a tirés de ce mauvais pas. Je vous en rends grâce et m’estime d’autant plus satisfait que vous m’avez rendu le cheval… emprunté ! Restons-en là et rentrons à Brest.
Et, sans plus attendre, il s’éloigna lentement sur le chemin du bac tandis que Gilles, déçu, regrettant presque une mort qui eût tout arrangé, reprenait à son tour ses vêtements sous l’œil intéressé de Noailles demeuré auprès de lui.
— Qu’allez-vous faire ? demanda enfin le Vicomte quand ils se remirent en route. Et qu’est-ce que cette Mme du Couédic, dont je n’ai pas l’honneur de connaître autre chose que le nom, était censée faire pour vous ?
Sensible au ton plein de sympathie de cet inconnu, Gilles le lui dit tout simplement, se permettant seulement un soupir en ajoutant :
— Maintenant tout est perdu. Le temps d’aller à Douarnenez et de revenir et vous serez tous partis. Tout à l’heure, je n’ai pas su retenir le général qui n’a d’ailleurs aucune raison de s’intéresser à moi. Je ne serai jamais son secrétaire et je n’irai jamais rejoindre ce Monsieur de La Fayette dont on dit qu’il est un héros digne de l’Antiquité. À moins que l’on n’accepte de m’enrôler dans l’un des régiments en partance.
— N’y comptez pas ! On refuse du monde !
— Comment cela ? Ce serait bien la première fois qu’un sergent-recruteur bouderait un volontaire. Je les ai vus bien souvent à l’œuvre : ils ne reculent devant rien pour augmenter leurs effectifs.
— Certes ! On vous acceptera à bras ouverts si vous choisissez l’un des régiments stationnés ici, Karrer ou autre. Mais c’est pour l’Amérique que l’on refuse du monde. Comprenez donc ! Il y a déjà trop de troupes pour le nombre de navires disponibles. Le chevalier de Ternay, que vous venez d’apercevoir et qui s’imagine toujours que le ciel va lui tomber sur la tête, refuse d’embarquer plus de cinq mille hommes. Il y en a près de dix mille ici. Quant aux officiers volontaires, j’en sais plus d’un qui restera à terre, attendant un très éventuel prochain départ. On ne vous prendra pas.
Ne voulant pas payer l’intérêt du jeune noble en gémissements, Gilles s’efforça de faire bonne contenance et, bien qu’il eût la mort dans l’âme, sourit courageusement.
— Eh bien ! fit-il, voilà qui met fin à mon rêve. Mais je vous remercie, monsieur, de vous soucier de mon sort, ajouta-t-il en saluant le jeune homme.
On reprit le bac comme à l’aller. Au pied de la tour de La Motte-Tanguy, Fersen retrouva son valet qui avait stoïquement attendu en promenant Merlin et qui rendit à Gilles son bagage.
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