Habitué à l’élégance mesurée de Vannes, Gilles trouva que cette ville n’était pas belle mais, tout au bout de la longue rue de Siam qui la traversait, se montraient les eaux grises de la Penfeld chargées d’une forêt de mâts immenses où claquaient des flammes multicolores.

Guillaume Briant, en lui remettant son équipement et un peu d’argent de la part des Talhouët, lui avait conseillé l’auberge du Pilier Rouge, un établissement modeste, tenu par un sien cousin et proche de la maison de poste des Sept Saints ; mais Gilles, incapable de résister à l’envie de contempler enfin les grands vaisseaux du Roi, remit à plus tard la recherche de son logement. Il descendit jusqu’au port et demeura émerveillé par la splendeur du spectacle.

Hautes murailles de bois rouge, bleu, ou chamois, châteaux de poupe aux vitres étincelantes, sculptés comme des autels et dorés comme des missels et lanternes de bronze ouvragé, les vaisseaux de Sa Majesté Louis le Seizième, roi géographe et passionné de marine, ressemblaient avec leurs figures de proues hautes en couleur et leurs pavillons de soie brodée à des palais de rêve amarrés pour un instant aux rives ternes de la réalité…

Gilles fût volontiers demeuré là des heures au milieu de la foule grouillante qui encombrait le quai si une exclamation poussée tout près de lui par une voix coléreuse ne l’avait tiré de sa songerie.

— Mais c’est mon cheval ! Ah çà, monsieur, pouvez-vous me dire ce que vous faites dessus ?

Debout à la tête de l’animal, deux jeunes gentilshommes regardaient Gilles avec une curiosité parfaitement dépourvue de sympathie. L’un d’eux, celui qui avait parlé, avait même posé la main sur la bride, avec dans ses yeux très bleus une lueur de mauvais augure. Gilles se sentit pâlir, maudit sa mauvaise chance qui le faisait tomber droit sur le propriétaire du cheval mais il s’efforça de faire bonne contenance.

— Êtes-vous certain, monsieur, demanda-t-il doucement, que ce cheval soit le vôtre ?

— Comment, si j’en suis certain ? Je l’avais payé assez cher pour le connaître pouce par pouce des sabots au chanfrein. Un malandrin me l’a volé à Vannes, devant une auberge où je dînais avant de reprendre ma route !

Allons, il n’y avait aucun doute et pas davantage sur les intentions de ce jeune officier qui pouvait avoir vingt-quatre ou vingt-cinq ans et qui parlait avec un accent étranger assez prononcé. D’un coup d’œil, Gilles embrassa l’élégant uniforme bleu et jonquille du régiment Royal Deux-Ponts, les épaulettes de colonel, la perruque poudrée, le tricorne galonné d’or et comprit que ses rêves de gloire risquaient fort de s’arrêter là. Cet homme allait l’envoyer tout droit en prison…

Néanmoins, il décida de jouer le jeu jusqu’au bout. Mettant calmement pied à terre, il se découvrit, salua et, gravement :

— Je suis ce malandrin, monsieur ! J’ai, en effet… emprunté votre cheval un jour de grande nécessité où il me fallait fuir au plus vite. Croyez que je vous en demande bien pardon.

— Et vous vous imaginez que cela suffit ? Grâce à vous j’ai dû achever mon voyage sur un épouvantable bidet qui a failli me tuer de ridicule ! Et peut-on savoir ce qui vous obligeait à fuir si vite ? La maréchaussée ?

— Non, monsieur : le séminaire où l’on voulait que j’entre contre mon gré. Cela dit, j’ai déjà eu l’honneur de vous demander excuses d’un acte répréhensible dont je ne suis nullement coutumier. Si néanmoins vous ne vous estimez pas satisfait par mes paroles… et la restitution immédiate de votre bien…

Il fit le geste, significatif, de mettre la main à la garde de son épée. C’était de la folie pure car il n’était certainement pas de taille à se mesurer avec un colonel rompu aux armes mais il préférait cent fois mourir que subir l’humiliation définitive d’une arrestation. Du moins mourrait-il comme il aurait souhaité vivre : en gentilhomme.

L’étranger leva les sourcils d’un air offusqué et se mit à ricaner.

— Mais vous êtes féroce, mon petit monsieur ! Non seulement vous volez les gens mais encore vous voulez les assassiner ?

— Qui parle d’assassiner ? Vous avez une épée, monsieur, et j’en ai une aussi. Servez-vous-en…

L’autre officier, qui n’avait encore rien dit et se contentait de suivre la scène avec un amusement visible, intervint alors. Plus petit que son compagnon qui était long et mince et d’une élégance trop parfaite pour n’être pas quelque peu affectée, il avait de vifs yeux noirs et un teint bronzé qu’il n’avait pu prendre qu’au soleil d’un pays lointain.

— Si vous nous disiez d’abord qui vous êtes ? suggéra-t-il. On ne se bat pas avec n’importe qui, surtout ici où Monsieur le comte de Rochambeau est fort sévère sur le chapitre des duels. Vous avez assez la tournure d’un gentilhomme mais cela ne suffit pas : votre nom, je vous prie !

L’insolence légère du ton employé irrita Gilles. Toisant son interlocuteur qui avait une bonne tête en moins que lui, il laissa tomber sèchement :

— Je me nomme Gilles Goëlo, monsieur. Est-ce que cela vous suffit ?

À son tour, le jeune homme brun haussa les sourcils :

— Certainement pas ! Ce n’est pas un nom cela ! Êtes-vous seulement gentilhomme ?

— Non, monsieur, s’écria Gilles, exaspéré, je ne le suis pas, du moins pas au sens où vous l’entendez car le nom que je porte est celui de ma mère, mon père qui, lui, était gentilhomme, n’ayant pas eu le temps de me reconnaître. Si vous préférez, je suis bâtard ! Bâtard de Tournemine comme on aurait dit au Moyen Âge. Et maintenant, j’en ai assez dit ! Tuez-moi, monsieur, cela vaudra mieux que de m’insulter.

Le jeune homme brun allait riposter quelque chose mais son compagnon s’interposa. Haussant les épaules, il eut un petit rire nonchalant.

— Laissez, mon cher Noailles ! Après tout, s’il y tient tellement, donnons-lui ce plaisir ! Et puis, par ce vent aigre, un peu d’exercice nous réchauffera ! Suivez-nous, monsieur. Vous pouvez laisser… notre cheval au valet que voici, ajouta-t-il en désignant un serviteur qui se tenait à quelques pas en arrière. Il vous rendra votre bagage… si vous revenez vivant. Sinon, j’aurai le regret de le faire parvenir à madame votre mère… Au fait, avez-vous des témoins ?

— Je viens d’arriver, monsieur, et je devais me rendre chez Mme du Couédic à qui je suis recommandé. Je ne connais personne ici. J’ai déjà eu l’honneur de vous dire que je m’étais enfui de Vannes.

L’étranger considéra Gilles d’un air perplexe.

— Vous êtes un curieux personnage, monsieur le Séminariste en rupture de ban ! Puis-je savoir quel âge vous avez ?

— Dix-sept ans !

— Pas plus ? Dieu tout-puissant, j’en espérais davantage. Mais, si je vous tue, je vais passer pour un tueur de petits enfants moi ?

Son ton navré arracha un sourire à Gilles qui salua derechef.

— Vous pouvez quitter toute crainte, monsieur, je suis infiniment plus vieux que mon âge ! Et je pense que votre ami est de ceux qui peuvent tenir lieu de tous les témoins du monde !

L’interpellé se mit à rire et esquissa un petit salut.

— Diantre ! Voilà qui est galamment troussé et je vous suis fort obligé, jeune homme. Je ferai de mon mieux. Allons… Je vous préviens seulement que le chemin est assez long. On ne se bat pas n’importe où, ici. Il faut à cela du secret si l’on veut éviter les punitions.

Prenant son ami par le bras, il l’entraîna vers le pied du château où se trouvait un bac. Gilles suivit, s’efforçant de ne penser à rien, regardant seulement de tous ses yeux ce décor guerrier et marin qui, sans doute, allait bientôt s’éteindre définitivement pour lui. Surtout, il s’efforçait de ne pas penser à Judith, puisqu’il n’aurait même pas le bénéfice d’une mort glorieuse qu’elle ignorerait…

Les trois jeunes gens traversèrent la Penfeld dont les rives, encaissées entre les magasins et les fortifications, ressemblaient à un énorme chantier, gagnèrent le quai de Recouvrance et remontèrent le long des murs qui ceinturaient le village. C’était, en effet, derrière les remparts que se réglaient les affaires d’honneur, c’est-à-dire assez loin des yeux des autorités.

Ils s’arrêtèrent au pied d’un bastion. L’endroit était désert, le sol bien plat et l’herbe rase. On y découvrait le magnifique panorama du Goulet et de la Rade où dansaient les voiles rouges des pêcheurs. Une grande frégate venant de Bertheaume tirait des bordées avec la grâce d’un oiseau de mer. Le ciel était d’un gris doux et la mer d’un beau vert sombre. Et Gilles pensa qu’on ne pouvait choisir plus noble décor pour quitter la terre…

Calmement, il laissa tomber son manteau, jeta son chapeau loin de lui, ôta son habit et, tirant son épée, salua.

— Me voici à vos ordres, monsieur, articula-t-il d’une voix ferme. Me ferez-vous cependant l’honneur de m’apprendre le nom de mon adversaire.

Le jeune colonel eut un froid sourire qui dérangea l’ordonnance un peu trop parfaite de ses traits. La marche avait rougi son teint qui était aussi blanc et aussi délicat que celui d’une femme et ses yeux brillaient d’un éclat plus vif. Il avait, lui aussi, ôté son habit et le vent gonflait sa fine chemise de batiste garnie de précieuses dentelles.

— C’est trop juste. Je suis le comte Axel de Fersen, officier suédois au service de la France, colonel « à la suite » du régiment Royal Deux-Ponts et présentement aide de camp du général de Rochambeau, ainsi d’ailleurs que le vicomte de Noailles ici présent. Êtes-vous satisfait ?

— Tout à fait et très honoré de croiser le fer avec un gentilhomme de votre qualité. Croyez que j’apprécie. Puis-je cependant vous demander une dernière grâce ?

L’autre leva les sourcils avec un léger dédain.